...ou pourquoi une issue du type de celle de l’Afrique du Sud n’a pas été possible en Algérie.
L’Afrique du Sud connaissait, jusqu’à la fin des années 1980, une situation qui, à certains égards, pouvait être comparée à celle de l’Algérie coloniale et on ne comptait plus les commentaires pessimistes qui y prévoyaient de terribles drames. Pourtant, le processus de remise en cause de l’apartheid a évité à ce pays les massacres et les grands départs de population qu’on redoutait. Pourquoi une telle issue n’a-t-elle pas été possible en Algérie ? C’est essentiellement parce que n’a pas émergé de la communauté européenne une force ouverte à la recherche d’une issue politique. Le courant politique qui a prédominé parmi les Européens d’Algérie, et trouvé des soutiens dans l’armée française, a été celui des « jusqu’au-boutistes » de l’Algérie française. Utilisant la terreur, y compris contre les Européens qui n’étaient pas de cet avis, il les a réduit au silence, et c’est en grande partie cette terreur qui a façonné le drame dont ont été victimes en 1962 les Européens d’Algérie.
Du 13 mai 1958 à décembre 1960
Ce courant « jusqu’au-boutiste » de l’Algérie française s’enracine dans une longue histoire d’aveuglement et de violence. Si la société européenne d’Algérie a connu, depuis le XIXe siècle, des forces politiques, des journaux et des courants idéologiques divers, ceux qui ont prévalu le plus souvent étaient ceux qui étaient les plus hostiles à toutes les réformes risquant de donner davantage de droits aux indigènes algériens « musulmans ». Les forces de police autochtones, les milices formées en certaines occasions comme en mai 1945 dans le Constantinois, ou encore les Unités territoriales composées d’Européens réservistes, constituaient, depuis longtemps, des instruments de répressions très enracinés dans la communauté européenne et habitués à utiliser, si besoin, les méthodes les plus violentes contre les Algériens.
Le 13 mai 1958, le général de Gaulle a profité pour revenir au pouvoir d’un mouvement au sein de l’armée française et de la population européenne d’Algérie qui allait nettement dans le sens du maintien de l’Algérie française. Mais ses mots, le 4 juin 1958, devant la foule rassemblée sur le Forum d’Alger, « Je vous ai compris ! Je sais ce qui s’est passé ici... », ne disaient rien de précis sur sa politique algérienne, si ce n’est qu’ils étaient suivis dans le même discours de l’octroi d’une pleine citoyenneté aux neuf millions de « musulmans » d’Algérie, soit une réforme beaucoup plus hardie que toutes celles que des pouvoirs métropolitains avaient tenté d’imposer aux représentants des Européens. Mais la majorité des pieds-noirs a préféré ne pas l’entendre et ne retenir, en les interprétant à leur façon, que les mots qu’il a prononcés, deux jours plus tard à Mostaganem : « Vive l’Algérie française ! Vive la République ! Vive la France ! ». Une fois installé au pouvoir, de Gaulle a précisé sa politique : le 16 septembre 1959, il a garanti le « droit des Algériens à l’autodétermination ». C’est alors que les militaires et civils d’Algérie partisans de l’« Algérie française » se sont estimés floués par celui qu’ils considéraient avoir installé au pouvoir. En janvier 1960, lors de la « semaine des barricades », des pieds-noirs se sont insurgés à Alger contre sa politique. Mais le chef de l’État a confirmé son orientation : le 14 juin 1960, il a parlé d’une « Algérie algérienne liée à la France » ; le 4 novembre 1960, d’une Algérie « qui aura son gouvernement, ses institutions et ses lois ». C’est dans ces conditions qu’un courant politique important au sein de la société européenne, nettement majoritaire dans les grandes villes et appuyé par certains militaires français, s’est opposé à cette politique en décidant de préparer un putsch. Tandis qu’au sein de cette communauté européenne d’Algérie, le courant favorable à une évolution négociée vers l’indépendance, où on trouvait des communistes, des gaullistes, des chrétiens et des juifs libéraux, n’est pas parvenu à s’organiser véritablement et a été réduit au silence par la violence des ultras.
En novembre 1960, le général Salan, installé en Espagne franquiste, est rejoint par le général Gardy, ancien de la Légion étrangère qui lui succéderait à la tête de l’OAS, son secrétaire Jacques Marteau, condamné à mort à la Libération pour collaboration, et les initiateurs de la « Semaine des barricades » comme Pierre Lagaillarde, Jean-Jacques Susini, Jean-Maurice Demarquet et Marcel Ronda. En décembre, à l’occasion du dernier voyage du général de Gaulle en Algérie, les adversaires de sa politique et partisans de l’« Algérie française » tentent un coup de force organisé notamment par le général Jouhaud et le Front de l’Algérie française. Mais répondent des manifestations massives d’Algériens arborant pour la première fois le drapeau du FLN et, après l’échec de plusieurs tentatives d’assassinat du général de Gaulle, Salan renonce à son projet de rejoindre Alger.
Le 8 janvier 1961, le peuple français approuve par référendum le principe de l’autodétermination de l’Algérie : 75,25 % de « oui » en métropole et 69,09 % en Algérie, et, le 30 mars, le gouvernement français annonce officiellement l’ouverture de pourparlers avec les représentants du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Mais les quartiers européens d’Algérie ont massivement voté « non » et aucune force politique organisée favorable à la recherche de la paix ne peut y émerger.
Les origines franquistes de l’OAS
C’est à Madrid que l’OAS a été créée en février 1961, bien que le sigle ne soit apparu surtout, à Alger comme à Paris, qu’en avril, au moment du putsch. Un putsch qui est organisé, à la fin du mois de mars, entre Madrid et Alger, par Salan, Susini et Lagaillarde, qui ont pour modèle le coup d’État du général Franco en 1936. Leur principal appui en Espagne est Ramon Serrano Suñer, beau-frère de Franco et représentant de l’aile la plus ultra du franquisme. C’est lui qui a organisé le séjour de près de six mois de Salan en Espagne et son retour en Algérie lors du putsch.
Après l’échec du putsch, Serrano Suñer a conseillé à Salan de s’inspirer des méthodes violentes de la rébellion franquiste : « Les généraux à Alger manquent d’énergie. Ils n’ont fait fusiller ni Morin, ni Gambiez ». Jean Morin, délégué général du gouvernement français, et le général Fernand Gambiez, commandant en chef en Algérie, avaient été « simplement » arrêtés dès le début du putsch. Ajoutant : « Franco, lui, n’aurait pas hésité… À notre arrivée à Tétouan, l’état-major de la place refusait de suivre. Les officiers furent fusillés en quelques minutes. » Si certains des chefs du putsch, tels Challe ou Denoix de Saint Marc, se sont constitués prisonniers après son effondrement, ce sont bien les conseils de ce franquiste extrémiste qui ont été mis en œuvre par l’OAS à laquelle aucune force politique parmi les pieds-noirs n’a été en mesure de s’opposer.
Avec à sa tête Salan, Jouhaud et Susini, l’OAS a bénéficié de complicités dans la population européenne qui lui a permis de réduire au silence ceux qui soutenaient la politique algérienne du général de Gaulle. Elle a déployé une violence terroriste qui, outre plus de 2 500 victimes algériennes, a fait environ 400 morts parmi les militaires français (gendarmes, soldats du contingent et officiers d’active), les policiers et autres fonctionnaires français, et parmi les Européens d’Algérie. C’est incontestablement cette terreur, sans cesse croissante jusqu’en juin 1962, qui a été en grande partie responsable de l’exil et des drames qui ont frappé la population européenne d’Algérie. Malgré six ans de guerre et une adhésion croissante de la population algérienne au FLN, une grande partie de la communauté française d’Algérie a voulu croire que la victoire était toujours à portée.
La guerre contre le processus de paix
Avant même la signature des accords d’Évian le 18 mars 1962, l’OAS s’est lancée dans une guerre à outrance visant à entraver le processus de paix. Des commandos d’activistes ont assassiné, le 25 janvier 1961, l’avocat libéral Me Popie, tué par des hommes d’André Canal ; en France, le 31 mars, Camille Blanc, le maire SFIO d’Évian, où étaient prévues les négociations franco-algériennes ; et, le 31 mai 1961, le commissaire central d’Alger chargé de la lutte contre l’OAS, Roger Gavoury. De mai 1961 à l’indépendance, l’OAS a tué 2 700 personnes, dont 2 400 Algériens.
Elle se manifestait par des lettres de menaces, des plasticages et un racket destiné à remplir une trésorerie qu’alimentaient aussi des hold-up. Elle recourait à des menaces d’exécution par l’envoi d’avis de condamnation à mort ou des plasticages d’avertissement. Ses complicités dans les forces de l’ordre lui permettaient de se procurer matériel, armes, voitures, uniformes et faux papiers. Elle organisait des « concerts de casseroles », comme le 23 septembre 1961, des émissions pirates de radio et de télévision, multipliait les inscriptions de slogans sur les murs (« L’OAS veille »), les tracts et diffusait une presse clandestine abondante (son journal, Appel de la France, a tiré jusqu’à soixante mille exemplaires, en janvier 1962). Les milieux policiers, majoritairement pieds-noirs dans les villes, leur étaient proches. Ceux qui désapprouvaient leur combat sans issue n’avaient pas d’autre solution que de quitter l’Algérie, malgré l’interdiction lancée par l’OAS à l’été 1961 de se rendre en France, même en vacances, ce qui a été le cas de près de 20 % de la population européenne d’Algérie dont on estime qu’elle avait déjà quitté le pays au moment des accords d’Évian.
Elle a organisé des attentats visant des Algériens anonymes, comme l’attentat à la voiture piégée qui a fait 25 morts à Oran, le 28 février 1962 ; des plasticages, comme, dans la nuit du 5 au 6 mars 1962, avec les cent vingt explosions en deux heures à Alger qu’elle a appelés « l’opération Rock and Roll ». Elle a programmé des journées de tueries aveugles, prenant des cibles au hasard, comme, le 17 mars, des préparateurs en pharmacie. Ses commandos Deltas ont procédé à des assassinats ciblés, comme celui, le 15 mars, de six inspecteurs de l’Éducation nationale, dirigeant les Centres sociaux éducatifs, dont Mouloud Feraoun et Max Marchand.
Les accords d’Évian avaient prévu la constitution d’un Exécutif provisoire, installé le 29 mars, présidé par Abderrahmane Farès, qui partageait la responsabilité du maintien de l’ordre avec le haut-commissaire représentant la France, Christian Fouchet. Il devait disposer d’une force locale appelée à jouer un rôle important dans la phase de transition vers l’indépendance, qui devait notamment permettre la réintégration dans la vie sociale algérienne des anciens appelés FSNA de l’armée française et des anciens supplétifs, sauf la petite minorité d’entre eux qui auraient préféré quitter le pays en suivant le repli de la France. Elle devait être composée des « auxiliaires de la gendarmerie et groupes mobiles de sécurité actuellement existant », et des « unités constituées par des appelés d’Algérie et, éventuellement, par des cadres pris dans les disponibles », c’est-à-dire parmi les Algériens mobilisables mais qui n’avaient pas été mobilisés dans l’armée française. Des auxiliaires sont également embauchés dans les villes, sous l’appellation d’Attachés temporaires occasionnels (ATO).
Mais l’OAS a mené une guerre impitoyable contre l’exécutif provisoire. Dans ce contexte, les Algériens incorporés dans la force locale ont souvent rejoint les unités de l’ALN, et ce sont elles qui, de fait, ont assuré avec les forces militaires françaises, patrouilles et contrôles de véhicules ou de papiers aux barrages. C’est notamment le cas à Alger où le commandant Azzedine, envoyé par le GPRA pour reconstituer la Zone autonome Alger, et son adjoint, Omar Oussedik, ont collaboré avec l’Exécutif provisoire dans la lutte contre l’OAS et dans l’encadrement des Algériens qui en étaient victimes. De son côté, l’OAS, dans sa guerre sans merci contre l’Exécutif provisoire et contre les Algériens qui ralliaient massivement le FLN-ALN, a recruté parmi les très jeunes gens des villes, leur donnant la consigne de voler et maquiller des voitures, de se saisir des armes des policiers et de s’appuyer sur l’aide d’Européens complices qui mettaient à leur disposition leurs appartements, maisons et garages. Elle leur remettait des armes dans des cafés pour tuer des Algériens au hasard dans les rues, constituait des commandos de trois ou quatre hommes chargés de mitrailler des passants depuis leur voiture. À Alger, le 2 mai, un attentat de l’OAS à la voiture piégée fait 62 morts algériens. Poursuivant les journées de tueries aveugles, ce sont les femmes de ménage qui ont été prises pour cible le 5 mai.
Cette violence visait à torpiller la sortie de guerre prévue, en cherchant à provoquer, par les assassinats aveugles d’Algériens, une réaction de leur part. L’« instruction 29 » de Raoul Salan, le 23 février 1962, est significative de cette stratégie : pour empêcher « l’irréversible » qui « est sur le point d’être commis », il fallait torpiller le processus. L’OAS a cherché à déclencher une insurrection des Français d’Algérie. Le 22 mars, des groupes armés se sont installés dans le quartier de Bab-el-Oued, ils ont tué cinq jeunes du contingent en patrouille, provoquant l’encerclement du quartier par les forces françaises, qui l’ont investi, faisant 35 morts et 150 blessés, et le coupant de l’extérieur. Dans ce contexte, le 26 mars, l’OAS a appelé les civils à manifester contre ce blocus. Rassemblés rue Michelet, les manifestants cherchant à rejoindre Bab-el-Oued se sont heurtés, rue d’Isly, à un barrage formé de tirailleurs algériens qui ont été l’objet de tirs depuis les toits et ont ouvert de feu sur la foule. Le bilan a été de 54 morts et 140 blessés. Malgré l’interdiction des départs en France par l’OAS, car synonymes d’abandon, ceux-ci se sont multipliés : en avril 1962, les Français sont 46 030 à gagner la métropole, 101 250 en mai, 354 914 en juin, 121 020 en juillet et 95 578 en août. En 1963, l’Algérie indépendante ne comptera plus que 180 000 Français sur son sol.
Pour la période allant jusqu’à l’arrestation de Salan, on compte environ 13 000 explosions au plastic, 2 546 attentats individuels et 510 attentats collectifs. L’OAS sera réprimée : Jouhaud a été arrêté à Oran le 25 mars, Degueldre, le chef des commandos Deltas d’Alger, le 6 avril, Salan le 30 avril. C’est à ce moment que les irréductibles de l’OAS se sont lancés dans la politique de la terre brûlée, incendiant mairies, écoles et autres bâtiments publics. La bibliothèque de l’université d’Alger a brûlé le 7 juin. Mais, à Alger, Jean-Jacques Susini a pris contact avec Abderrahmane Farès, par l’intermédiaire de Jacques Chevallier, pour conclure un accord. Le 17 juin 1962, celui-ci est passé avec le Dr Chawkdeltadedei Mostefaï, membre de l’Exécutif provisoire agréé par le GPRA, même si ce dernier a démenti l’avoir approuvé ou cautionné. En échange de l’arrêt des violences, Susini a obtenu l’amnistie pour les membres de l’OAS qui quittent le pays.
Cet accord du 17 juin a conduit à ce que les attentats cessent à Alger, mais il a été rejeté par l’OAS d’Oran, qui a poursuivi ses actions en organisant notamment ce qu’elle a appelé un « baroud d’honneur » le 25 juin, avec un terrible attentat sur le port qui a provoqué l’incendie de dix millions de tonnes de carburant et dont la fumée a obscurci toute la ville. Une violence extrême et « jusqu’au-boutiste » qui pesé sur la suite des événements lors de l’indépendance.
Le terrorisme forcené de l’OAS d’Oran
Depuis l’installation à Oran, en août 1961, de Jouhaud comme chef de l’OAS locale, elle n’avait cessé de développer une violence meurtrière. En janvier et février 1962, ses commandos organisés en « collines » ont multiplié les attentats à la bombe et les assassinats, visant aussi bien des Européens que des Algériens. En toute impunité, le 13 janvier 1962, un commando de six hommes déguisés en gendarmes s’est présenté à la prison civile d’Oran avec de faux papiers signés par le préfet et, grâce à la complicité des gardiens, s’est fait remettre quatre militants du FLN condamnés à mort : Lahouari Guerrab, Mohamed Freh, Sabri et Si Othmane, qui seront retrouvés quelques heures plus tard assassinés dans le bois de Canastel. Le 2 février, les époux Abassia et Mustapha Fodil sont assassinés à la clinique du Front de mer ; le commandant de gendarmerie André Boulle l’est le 6 février ; le directeur des PTT, le 15 février ; le 22 février, le maire de Télagh, Quiévreux de Quiévrain, détenu jusque là à la prison d’Oran, est enlevé à la gare lors de son transfert vers Blida et retrouvé assassiné avenue de Saint Eugène.
Les autorités civiles et militaires françaises avouent ouvertement leur incapacité à lutter efficacement contre l’OAS tant elle jouit de complicités dans la population européenne, chez les douaniers, les gardiens de prisons, les pompiers, et, surtout, dans la police et l’armée. C’est avec pour mission de démanteler cette organisation terroriste que le ministre des Armées, Pierre Mesmer, envoie à Oran le général Joseph Katz, qui y arrive le 19 février.
Le 23 février, le jour où Salan publie son « instruction n° 29 » appelant à la guerre civile, un conseiller général musulman proche du FLN, Ouali Chaouch, est abattu en pleine ville européenne. Plastiquages, assassinats, lynchages, ratonnades, tirs de mortier, de grenades, de snipers à partir des immeubles, se succèdent. La journée du 28 février est la plus sanglante. Le matin, deux jeunes soldats du contingent sont mitraillés par un commando OAS en voiture. En fin d’après midi, peu avant la rupture du jeûne du ramadhan, deux voitures piégées dans lesquelles on a placé deux obus 105 et qu’on a stationnées derrière deux kiosques à tabacs, en plein milieu du quartier musulman de Medina Jdida, dans le but de faire le maximum de victimes, explosent. Les gens accourus doivent ramasser, lambeaux par lambeaux, des corps en charpie qui ne pourront jamais être identifiés. Des blessés, dirigés vers l’hôpital civil par des ambulances militaires, sont achevés dans leur lit par un commando OAS. L’attentat « est le plus sanglant de la guerre d’Algérie », a écrit J.-P. Renard, dans Paris-Presse du 2 mars 1962. Le nombre des victimes ne sera jamais connu, les estimations officielles étant de 80 morts et 150 blessés. Seules 27 victimes ont été identifiées, dont un enfant de 10 ans, la petite Aïcha Djiari, qui accompagnait son père Abdelkader Djiari au moment du drame. Le lendemain, les membres de l’organisation locale du FLN ont eu beaucoup de mal à dissuader les manifestants de se diriger vers la place des Victoires, au cœur de la ville européenne.
L’horreur s’est renouvelée le 5 mars, quand, à deux jours de la fin du ramadhan, un commando de l’OAS d’une trentaine d’hommes vêtus d’uniformes militaires a réussi, avec la complicité des gardiens, à introduire dans la cour intérieure de la prison civile deux voitures pleines de plastic, de bidons d’essence et de butane. L’explosion a provoqué la mort de nombreux détenus algériens, asphyxiés ou brûlés vifs dans leurs cellules, des dizaines d’autres étant gravement blessés. Au total, l’OAS a fait à Oran, entre 1961 et 1962, plus de 1 100 victimes civiles algériennes, a affirmé l’historien algérien Sadek Benkada, qui en a entrepris le recensement. Et ces violences ont duré au-delà de la trêve conclue par l’OAS d’Alger, jusqu’à la veille du referendum d’indépendance du 1er juillet.
L’armée française a subi, elle aussi, des pertes imputables à l’OAS. A Oran, du 19 mars au 1erjuillet 1962, elles se montent à plus de 90 officiers et une cinquantaine d’hommes. Notamment, le 14 juin 1962, l’assassinat du général Philippe Ginestet, commandant le corps d’armée d’Oran, et du médecin-colonel Mabille, venus s’incliner à la morgue devant la dépouille mortelle du lieutenant-colonel Mariot, chef de corps du 5e RI assassiné la veille ; du lieutenant-colonel Pierre Rançon, puis son successeur le commandant Maurin ; du chef de bataillon Bardy, qui commandait les groupes mobiles de sécurité, enlevé et dont le cadavre fut retrouvé le 27 mars 1962 dans un terrain vague ; du lieutenant Ferrer et le sous-lieutenant Moutardier.
Les violences contre les Européens enlevés
La violence de l’OAS a provoqué des vengeances, enlèvements et tortures, de la part de groupes armés qui prétendaient agir au nom de la lutte contre l’OAS. À Alger, le 14 mai, le commandant Azzedine a envoyé ses hommes, en petits commandos, exercer des représailles au hasard dans les quartiers européens qui ont fait 17 morts. Après le cessez-le-feu, les rangs de l’ALN se sont grossis de combattants de la dernière heure, dont des hommes venus de la force locale, appelés les « marsiens », dont certains ont pu vouloir racheter par leurs excès de zèle un engagement tardif. Les hommes du FLN-ALN qui prennent le pouvoir après le cessez-le-feu sont mus par une forme de réappropriation du pays qui implique, pour certains d’entre eux, le départ de tous les Français. À cela s’ajoute la convoitise de leurs biens, boutiques, logements, etc. Depuis les textes du congrès de la Soummam qui promettaient, en août 1956, de faire une place dans l’Algérie indépendante à tous les Européens et Juifs qui le voudraient, six années d’une guerre terrible, dont dix-huit mois de terrorisme de l’OAS, ont changé l’état d’esprit d’un certain nombre de militants du FLN. Le GPRA, qui a accordé à Évian des garanties aux Européens qui voudraient rester, ne contrôle pas les combattants de l’intérieur. Et le gouvernement français, après le cessez-le-feu, maintient une ligne de non-intervention, pour éviter le risque de rallumer la guerre.
Le 5 juillet, à Oran, des violences se produisent au cœur même de la liesse de l’indépendance. L’historien algérien Fouad Soufi, qui les a étudiées, écrit que « dans le centre de la ville d’Oran, des hommes, des femmes et des enfants algériens et européens trouvent la mort dans des conditions atroces, non encore élucidées, tandis que dans un quartier périphérique des Européens sont sauvagement assassinés. » Pierre Daum le confirme dans un article du Monde diplomatique de janvier 2012 :
La fête se transforma soudain en tuerie. Pendant quelques heures, une chasse à l’Européen s’organisa, et des dizaines, voire des centaines d’hommes et de femmes furent massacrés à coups de couteau, de hache et de revolver.
Il explique qu’à partir de l’été 1961, l’extrême violence de l’OAS contre les Algériens avait provoqué une ségrégation totale des populations, les quartiers Centre-Ville, Saint-Antoine, Plateau-Saint-Michel, Gambetta, Saint-Eugène, étant devenus à 100 % européens ou juifs, tandis que Ville-Nouvelle (Medina Jdida), Lamur, Médioni, Victor-Hugo et Petit-Lac se sont retrouvés entièrement « musulmans ». Début 1962, Ville-Nouvelle, le quartier musulman le plus proche du centre-ville, a dû être isolé de celui-ci par des barrages de barbelés.
Les responsabilités de l’OAS
Le rôle de l’OAS reste en grande partie un non dit de l’histoire de la guerre d’Algérie. Les violences exercées contre des Européens lors de l’indépendance – du 19 mars au 31 décembre 1962, d’après le bilan officiel, on a compté 3 018 Français d’Algérie enlevés, dont 1 245 ont été retrouvés, 1 165 sont décédés, et 608 restés disparus – doivent être replacées dans ce contexte. Un contexte qui explique notamment pourquoi les violences dont ont été victimes des européens se sont surtout produite en Oranie.
Les pratiques de l’OAS ont choqué profondément l’opinion publique de métropole, où le nombre total de ses victimes s’élèverait à 71 morts et 394 blessés. Le 8 février 1962, à l’appel des partis de gauche et des syndicats, une manifestation contre les attentats de l’OAS et pour la paix en Algérie, brutalement réprimée par la police faisant neuf morts au métro Charonne, a convaincu les Français de métropole qu’il fallait tourner la page coloniale en Algérie. Mais le rôle négatif qu’y a joué l’OAS du point de vue de l’avenir de la communauté européenne dans ce pays n’est pas suffisamment souligné. C’est seulement en réparant cette lacune qu’on peut expliquer pourquoi un processus de réconciliation et de dépassement du colonialisme, comme celui qui aura lieu trente ans plus tard en Afrique du Sud, n’a pu se produire en Algérie.
Gilles Manceron
Communication du 17 mars 2012 lors de notre colloque organisé à Évian pour le cinquantenaire des accords.
Texte publié dans Le Lien 62, avril 201
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