L’écriture de Hedia Bensahli est, on ne peut mieux, volcanique. Elle est à la hauteur de l’absurde dans lequel baigne la société, à la hauteur de toute la violence qu’elle a pu voir, mesurer et qu’elle continue à constater. La violence est, en fait, à tous les niveaux
Pour être osé, Orages, le premier roman de Hedia Bensahli, l’est incontestablement. Dans une langue sans ambages, franche et d’une liberté absolue, il dépeint une société à redéfinir, à repenser. Ce roman ne s’arrête pas à la société algérienne arabo-musulmane comme on se serait attendu, il va au-delà.
Les personnages du roman sont très réalistes. l’auteure, dans une langue soignée, impeccable, leur donne une telle épaisseur qu’ils pourraient exister vraiment. Ils vivent sous le poids douloureux des traditions que l’on nourrit à coup de prêche et de violence.
Mais c’est le personnage principal, aussi bien témoin que victime, qui boira le calice de phallocratie jusqu’à la lie. On l’aura compris : c’est une femme, comme d’ailleurs toutes les victimes auxquelles Hedia Bensahli a tenté de donner la parole à travers des déchirures à n’en pas finir. C’est ce personnage principal qui endossera le rôle de narratrice.
On ne saura jamais le prénom de ce personnage, comme si l’écrivaine voulait qu’elle représente toutes les femmes victimes de l’ordre établi. Petite déjà, elle était « résolue à choisir sa pause, déterminée à maîtriser l’image de son corps, de son Être ». C’était pour une photo souvenir. Elle avait une chaussette en accordéon. Et toute la famille insistait pour qu’elle remonte cette chaussette ! Mais la gamine tient bon : on prendra cette satanée photo avec la chaussette en accordéon. « C’est ainsi qu’elle pense pouvoir Être. Seule contre tous. Elle ne capitule (ra) pas ». Et c’est -aussi- ainsi que Hedia Bensahli nous offre un premier chapitre des plus prometteurs.
L’illusion de liberté
Mais comme on ne fait pas de bons romans avec du bonheur, de la joie et des “révolutions” qui réussissent, la fillette, devenue jeune-femme, bute sur les premières désillusions. Elle a dix-huit ans, et, comme toutes les filles à cet âge, elle veut refaire le monde, mais ”l’ordre établi prend progressivement les contours d’une aliénation″. Pourtant, ”à vingt ans du troisième millénaire, n’est-il pas temps de flanquer un bon coup de pied dans cette Algérie profonde et même celle en surface d’ailleurs ?”. C’est la question que la narratrice (assurément, la même révoltée qui a refusé de remonter sa chaussette) a osé poser. C’est le rêve qu’elle a osé formuler.
Et, comme un roman est toujours une occasion de rappeler un peu l’Histoire, la narratrice évoque le combat de la génération précédant la sienne qui a réussi à ”reléguer le voile″ et ”à occuper timidement le monde du travail.″ Comme beaucoup de femmes, elle a, à vingt ans du troisième millénaire, entrepris de poursuivre le combat. Mais…
On lui a appris à assumer son corps. Elle pense être épanouie. Heureuse. Amoureuse. En pleine construction de l’Être libre qu’elle souhaite devenir. Mais hélas ! ”Alors que la pluie tombe et que le tonnerre gronde, il (le pénis) avance inexorablement (…), étranglé par une chair aussi résistante que le poids des us. (…). Puis de sa bouche (celle de son compagnon) ouverte, fuse un râle d’assouvissement.″ Ici, il est question de défloration qui est narrée dans cette circonlocution imagée. ”Quelle laideur, ce mot !”. Et à la narratrice d’ajouter : ”J’ai le pénible sentiment d’être réduite à un “instant”, à un moment délicieux qu’il (l’homme) compte consommer…″
Les trouées, les abîmées…
La narratrice ne savait pas (ne sais pas) à quel monstre elle s’est attaquée. Car l’hymen est loin de n’être qu’une membrane, comme l’avaient présumé et le personnage principal et d’autre personnages féminins du roman. Tenter de se convaincre de son « caractère purement anatomique » c’est se mettre le doigt dans l’œil. ”Je pensais devenir une femme, je me vois basculer à l’état d’objet de convoitise, d’enivrement charnel et de volupté…Oui ! J’ai quand même le sentiment (…) de m’être transformée en simple matière ouverte, béante, un cadeau débarrassé de son papier d’emballage, dont on peut se servir à l’occasion″, confie la narratrice.
Combien sont les femmes à avoir, intentionnellement ou non, perdu leur virginité et qui se reconnaîtront dans ce personnage dont on a envie d’applaudir le courage et de maudire la naïveté ? Des femmes qui souffrent en silence à cause d’un organe qui ”n’a aucun rôle vital”. “En dialecte arabe (…), on dira de nous des “trouées”, des “abîmées”. C’est brutal, mais cela a le mérite d’être clair″, conclura la narratrice. Avouons la violence des qualificatifs et accordons à Hedia Bensahli l’honneur d’avoir osé être le porte-voix de milliers de femmes victimes d’erreurs ou de candeur !
Elle (la narratrice) a appris à ses dépends que, dans une société ”où tout tourne autour de l’hymen », « chaque homme rêve de sa vierge pour usurper, l’espace d’une nuit, ce privilège des dieux qui remonte à la nuit des temps. » Elle a appris que « c’est dans l’intimité de [ses] entrailles que l’on fouillera pour étaler sur la place publique la position qu’elle mérite au sein de la société »…
Les femmes, un souffre-douleur
L’écriture de Hedia Bensahli est, on ne peut mieux, volcanique. Elle est à la hauteur de l’absurde dans lequel baigne la société, à la hauteur de toute la violence qu’elle a pu voir, mesurer et qu’elle continue à constater. La violence est, en fait, à tous les niveaux. Même durant les fêtes. ”Et c’est ainsi que le viol se perpétue de génération en génération, dans la liesse et avec l’assentiment de tous″, écrit-elle à propos d’une (la) nuit de noces, durant laquelle le personnage a dû vomir.
Ne s’adresse-t-elle qu’aux femmes, cette écriture ? Loin de là ! Le texte semble aussi exhorter les hommes à se sentir concernés par ce qui perturbe leur double féminin au point de les empêcher de vivre pleinement, au point de les empêcher d’être. Il ne s’agit pas simplement de comprendre la / les femme(s), parce que si la compassion est nécessaire, elle reste insuffisante. Il s’agit plutôt de dynamiser l’esprit, s’interroger sur ses propres représentations pour comprendre avec qui l’on souhaite partager l’espace social et relationnel. Comment peut-on en effet attendre d’une femme qu’elle vive pour et non avecl’homme ?
Dans ce roman, deux alternatives sont proposées : L’une en noir, l’autre en couleurs. L’une est celle d’une femme réduite à un objet, l’autre est celle d’une femme épanouie… Et le roman invite implicitement les hommes à choisir entre l’un et l’autre tableau, l’une et l’autre femme, l’une et l’autre société... Il invite surtout au questionnement.
Et, un roman étant souvent un moyen d’ouvrir des pages de l’Histoire, la narratrice, par le truchement d’un rêve cauchemardesque, revient sur l’une des périodes les plus atroces du pays, l’une des plus atroces que la femme a eu à traverser parce qu’on a voulu la chosifier : ”Il empoigne les hanches et la retourne. L’arrière est plus sain. Plus sec. Il le positionne à sa convenance et déchire ce qu’il peut. Un cri, un autre, puis un autre…″ C’est à la décennie noire que la narratrice a emprunté cette image sinistre. Celui qui déchire est un « opposant » monté au maquis, et celle qu’on déchire est une femme capturée. Cette image violente symbolise le Moi profond meurtri de beaucoup de femmes. Une écriture, convenons-en, intense, véhémente et sans concession qui laisse transparaitre la bestialité de certains hommes, le coté bestial de l’humanité.
L’exil
Dans l’écriture de Hedia Bensahli, la beauté et la richesse de la langue, n’ôte rien à la violence, ni à la turpitude dans laquelle sont plongées les femmes… La violence avec laquelle la narratrice raconte son exil ne se contente pas d’être métaphorique. Elle est évocatrice du froid et de l’effroi qui habite l’humain dans ses moments de solitude la plus radicale, la plus absolue. Hedia Bensahli raconte l’atroce exil où l’on n’est si invisible que l’on cesse d’être visible même pour soi-même. ”Je découvre avec stupeur la transparence de mon corps, c’est traumatisant. En Algérie, c’est mon esprit qu’on ne voyait pas″, déclare la narratrice à sa tante. Et un peu plus loin : ”(…) la solitude semble se matérialiser dans sa forme la plus effroyable. Les gens ont plus d’attention pour leur chien que pour moi…″ C’est comme qui dirait il manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc !
Hedia Bensahli multiplie les métaphores pour rendre compte de cette ambivalence que vivent les exilés, qu’ils soient -cette fois-ci-hommes ou femmes. ”C’est en venant m’installer que j’ai commencé à sentir la chaise se dédoubler progressivement sous mon postérieur ”, met-elle dans la bouche de son personnage principal. Toujours un peu violent. Toujours un peu brutal, direct Mais toujours si profond. Toujours si pertinent…
Apprendre à naître
Et les hommes de chez-nous qui vivent là-bas ? ”Vous voulez des femmes “évoluées” comme ici et “soumises” comme là-bas″, reproche le personnage principal à l’un de ses amis. La scène se passe, bien entendu, là-bas… Orages est, à vrai dire, truffé de belles tournures et de messages, parfois formulés subrepticement, qui sont aussi profonds que pertinents. Dans le dernier chapitre, la narratrice sent que tout se dérobe, que ses questions l’enfoncent dans une impasse. ”J’ai souvent maudit ma naissance, puis mes règles, puis ma poitrine naissante...”, raconte le personnage principal dans un moment d’abattement. Car de l’abattement, il y en a bien dans Orages. Mais de l’espoir aussi : ”Il faut maintenant que j’apprenne à naître seule… à grandir seule…″, décide enfin le même personnage. Une décision que devraient prendre toutes les femmes, que devrait prendre la femme.
Orages n’est pas simplement une histoire (triste) à laquelle d’autres histoires (aussi tristes) sont venues se greffer. C’est aussi un cri de colère contre la résignation de certaines femmes devant la chosification de leur être. C’est aussi le procès de l’ordre établi qui réduit la femme à l’hymen, à un être qui devrait se soumettre à l’homme, à ce “bienfaiteur” qui a bien voulu l’arracher au célibat ou à la solitude... Orages est un roman qui assène violemment un coup à la phallocratie, au machisme, au patriarcat... Bref, à l’ordre établi.
Les commentaires récents