La crise d’après les Accords d’Evian
Au lendemain des Accords d’Evian signés le 18 mars 1962, une crise a éclaté parmi les dirigeants de la guerre d’indépendance algérienne, entre l’état-major de l’armée des frontières et le GPRA. Mohammed Harbi est revenu sur cette crise dans un interview à Algeria Watch, qu’il conclut sur l’idée que cet épisode, et son issue, ont été la consécration d’une tendance autoritaire qui, avant même 1954, a toujours existé au sein du mouvement national algérien, mais a été renforcée par la militarisation du conflit et cet affrontement de l’été 1962.
Mohammed Harbi : autour du 19 mars et de l’été 1962
Un passage du livre de Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962) (Les éditions J. A., 1980, chapitre 19, p. 299-309) explicite la conclusion de cet entretien dans laquelle Mohammed Harbi déclare qu’« il y a toujours eu un autoritarisme dans les mouvements politiques algériens », mais qu’en 1962, cet autoritarisme, qui « a pris le visage du militaire », s’est aggravé.
L’avènement d’une bureaucratie (1954-1962)
Lorsque le cessez-le-feu intervient, le 19 mars 1962, le FLN est devenu un instrument de pouvoir. Né pour surmonter l’impossibilité, pour chaque groupe social, d’affronter seul les problèmes de la constitution de l’Algérie en nation, le FLN possède d’emblée tous les traits que son histoire va développer : centralisme autoritaire et mystique du secret ; exclusivisme ; recours à la terreur pour développer le sentiment de solidarité nationale, brider les égoïsmes de classe et les particularismes ; intégration de la religion au système d’autorité ; rejet d’une base de classe stable et priorité donnée à la préservation de l’appareil par rapport aux aspirations tant ouvrières que bourgeoises.
La révolution par le peuple et pour les cadres
L’affranchissement à l’égard de tout contrôle social et le monopole des armes vont se combiner avec les conditions de la guerre pour durcir tous ces traits hérités du MTLD. Constitué sous la forme d’une bureaucratie politico-militaire, le FLN est, dès ses premiers pas, l’agent de la Révolution par le peuple et pour les cadres. […]
Un nouveau système politique
Le premier novembre 1954 a sonné le glas du pluralisme politique. La décision du FLN de ne tolérer aucun rival ni aucune institution indépendante, fût-elle religieuse, a commandé toute l’évolution ultérieure. La marche vers le parti unique doit s’analyser à la fois comme une réaction contre l’aspect faussement démocratique du pluralisme colonial et comme la restauration de formes politiques qui ont leurs racines dans le lointain passé.
Le nouveau système se distingue par l’absence d’organisations autonomes. Tout est subordonné à une même hiérarchie de gestion et de pouvoir. La Direction n’est pas contrôlée par des mécanismes démocratiques de confrontation. Elle peut céder une partie de ses prérogatives sans que soit remis en cause son pouvoir discrétionnaire symbolisé par le droit exclusif de nommer les chefs d’appareil.
Plate-forme minimum à l’origine, l’idée du parti unique est considérée comme une doctrine dès 1956. Les mesures de fait s’érigent en valeurs. Ceux qui persistent à concevoir le FLN comme un regroupement de tendances, un parti majoritaire, Ferhat Abbas par exemple, invoqueront l’existence de la minorité européenne et le problème qu’elle pose. En décembre 1959, le CNRA a décidé que le FLN n’est pas un rassemblement provisoire. Bentobbal précise que « le caractère démocratique qui sera donné à la République algérienne ne peut être conçu comme dans les pays occidentaux… la démocratie n’a de sens qu’au sein des organismes dirigeants [1] ».
A l’approche de l’indépendance, la doctrine du parti unique se charge d’un sens nouveau. Cette fois, ce ne sont pas les chefs historiques qui donnent le ton, mais les couches civiles, avec Ben Khedda en tête. Les dirigeants sont appelés à prévenir toute formation d’une troisième force et à mettre tout en œuvre pour éviter l’alliance entre la bourgeoisie locale et la France. Cette idée, dont l’histoire ultérieure montre le rôle dans la consolidation de la bureaucratie et dans son enracinement dans l’économie, s’empare des cercles « progressistes » nourris du marxisme étatique de l’URSS, de la Chine populaire et de la Yougoslavie. Il est intéressant de relever comment des éléments de la tradition marxiste se greffent peu à peu sur l’idéologie populiste. Le marxisme en question se réfère au développement économique et non à la lutte des classes. Il se présente donc le porteur d’un modèle de société bureaucratique et se donne l’alibi de l’anti-impérialisme et de la modernisation. C’est en définitive un système de validation du pouvoir absolu de l’Etat et du parti unique, en même temps qu’une conception militaire de la hiérarchie sociale. […]
Théorie et pratique du pouvoir au sein du FLN
Tout au long de la guerre de libération, journalistes et hommes politiques favorables à l’indépendance de l’Algérie ont considéré les méthodes du FLN à l’égard de ses adversaires nationalistes et parfois du peuple comme des bavures inévitables dans toute révolution. Ce raisonnement ignore de bonne foi les éléments constitutifs de la doctrine du pouvoir qui s’est forgée en Algérie et assimile à des excès les conséquences d’une vision totalitaire, profondément enracinée dans la tradition.
Les dirigeants du FLN sont à des degrés divers tiraillés entre deux mondes ; le monde occidental, symbole de l’individualisme et du respect de la vie personnelle, et le monde islamique, plus marqué par la religion et dans lequel l’individu ne se définit que par rapport à la communauté. La religion a joué, en Algérie, un rôle qu’elle n’a eu dans aucun autre pays arabe. La destruction de l’Etat des deys et des communautés de base (tribus) a précipité les Algériens vers ce qu’il y a de plus intérieur dans l’homme, la religion. L’islam a été le substitut de l’Etat avant d’en devenir l’âme.
Contrairement au Néo-Destour tunisien et au Wafd égyptien, le FLN, à la suite du MTLD, a intégré la religion à son système d’autorité. Ses conceptions de la religion comme djihad, sa tendance à voir dans l’opposition une déviation et une hérésie, son évaluation de la représentativité à partir du consensus, son approche du problème des minorités, enfin sa pratique de l’épuration comme élimination de l’impur, sont toutes empruntées à la tradition. Aussi, la théorie de l’Etat-nation défendue par le juriste algérien Mohammed Bedjaoui n’a-t-elle de sens que si on identifie la nation à la communauté musulmane [2].
Fondés sur la censure des conduites, les principes de commandement forment l’esprit public dans l’obéissance et le respect et font de la délation et la surveillance mutuelle l’accomplissement d’un devoir communautaire. Sans le savoir, les dirigeants du FLN renouent avec le passé. Les droits de l’individu n’existent pas. Le passage de la déclaration du 1er novembre sur le respect des libertés individuelles n’est qu’un costume du dimanche qu’on a sorti pour la circonstance et qu’on a vite remisé. […]
Une conclusion se dégage de ces constatations : les pratiques de la direction du FLN ont permis la création, en un laps de temps relativement court, d’une véritable administration. Cependant, ce qui semble avantageux dans l’immédiat, fait naître des intérêts, des institutions et des habitudes de pensée que le peuple algérien paiera très cher une fois l’indépendance acquise. […]
[1] Conférence aux cadres, mars 1960.
[2] Cf. M. Bedjaoui, La Révolution algérienne et le Droit, AIJD, Bruxelles.
https://histoirecoloniale.net/1962-l-accession-de-l-Algerie-a-l-independance-par-Mohammed-Harbi.html
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