Avant de faire ses adieux aux Bordelais, le maire Alain Juppé a décidé de geler la décision de baptiser une allée du nom de Frantz Fanon, chantre de la décolonisation, dans un quartier nord de la ville.
C’était le 17 décembre 2018. Le conseil municipal de Bordeaux votait la dénomination de deux voies de Ginko, premier écoquartier situé au nord de la métropole. La première du nom de Rosa Parks, célèbre militante américaine contre la ségrégation, la seconde dédiée à Frantz Fanon, psychiatre et essayiste français anticolonialiste.
Si une allée du quartier portera bien le nom de Rosa Parks, celle de Frantz Fanon n’est plus d’actualité. Il y a quelques jours, le maire de Bordeaux, Alain Juppé, qui a fait ses adieux à la ville depuis (pour rejoindre le Conseil constitutionnel), a décidé de geler cette décision, pour calmer la polémique qui enfle depuis plusieurs semaines autour de celle-ci.
Des internautes, des sympathisants du Rassemblement national (ex-FN), des anciens pieds-noirs d’Algérie ont dénoncé un hommage déplacé. En cause, les liens qui unissaient Frantz Fanon et le Front de libération nationale (FLN), parti politique algérien créé en 1954 pour obtenir de la France l’indépendance de l’Algérie. Il aurait également justifié la violence engagée contre les colons, autant d’éléments que dénoncent ses réfractaires.
« Philosophe maudit »
Né en 1925 en Martinique, Frantz Fanon fut médecin-chef de l’hôpital de Blida-Joinville, au sud d’Alger, qui porte aujourd’hui son nom. Pendant la guerre d’Algérie, il soigna les malades mentaux et passa une partie de sa courte vie (il est mort à 36 ans) à tenter d’analyser les conséquences psychologiques de la colonisation sur le colon et le colonisé. Ses écrits font référence à Jean-Paul Sartre, véritable source d’inspiration de son travail.
En 1960, en pleine guerre d’Algérie, l’auteur de La Nausée et des Motspréface le dernier ouvrage de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre,essai analytique sur le colonialisme qui soutient la lutte anticolonialiste notamment par la violence. Ce livre eut un important retentissement, véritable référence dans les mouvements de libération anticoloniale.
Frantz Fanon et Jean-Paul Sartre se rencontrèrent à l’été 1961 à Rome, quelques mois avant la mort du premier, en décembre 1961, juste avant l’indépendance de l’Algérie, où il repose aujourd’hui. Si Frantz Fanon obtint une admiration particulière de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, il fut longtemps considéré en France comme un « philosophe maudit » pour ses positions radicales à l’égard du colonialisme. Sa reconnaissance fut tardive sur le territoire français. Aujourd’hui, une avenue porte son nom à Fort-de-France, un mémorial a été érigé en son honneur en Martinique, et une rue Frantz-Fanon existe à Bobigny (Seine-Saint-Denis), dans le 20earrondissement à Paris ou encore à Istres (Bouches-du-Rhône).
A Bordeaux, cette rue ne sera pas, du moins pour l’instant. Alain Juppé a déclaré dans un communiqué : « La dénomination des voies de notre commune doit être l’occasion de rendre hommage à des personnalités qui incarnent des valeurs partagées. » Un moyen de gagner du temps et d’attendre le mémoire commandé à l’historien Jean-Pierre Poussou, ancien recteur de l’académie de Bordeaux. Celui-ci devra étudier la question de la façon la plus objective possible, avant qu’une nouvelle décision ne soit prise par le conseil municipal au printemps.
NB : Alain Juppé, figure-phare de la droite depuis 42 ans.
Dans l’ombre de Frantz Fanon, penseur majeur du postcolonialisme
A la fin des années 1950, Marie-Jeanne Manuellan fut l’assistante du psychiatre et essayiste antillais. Un homme déroutant qu’elle évoque dans un livre.
Son bureau n’a pas de porte et, à vrai dire, ce n’est pas un bureau : un genre de cagibi, ouvert sur le couloir. Chaque matin, en cette année 1958, la jeune femme traverse Tunis pour s’asseoir là. Elle attend. Quoi ? Elle l’ignore. Le médecin-chef, son supérieur, ne lui adresse pas la parole. Son regard la traverse comme si elle n’existait pas. Parfois, elle attrape au vol une de ses phrases et la remâche des journées entières. Un exemple ? « Dans la culture arabe, le sein n’est pas un objet érotique. »
A l’hôpital psychiatrique de Tunis, elle est la seule Française du service, elle, Marie-Jeanne Manuellan, 31 ans, née Vacher à Meymac (Corrèze). Jupe à carreaux, trois enfants, assistante sociale appliquée, mariée à un coopérant. Dans l’équipe, les autres sont tous tunisiens ou algériens. Manuellan ne connaît rien à la psychiatrie. Tant pis. La Tunisie, qui vient de gagner son indépendance, l’a nommée là pour montrer que le nouveau gouvernement fait mieux qu’au temps du protectorat.
Dans le service, le médecin-chef ne « fréquente pas les Français ». Il l’a avertie d’un ton glacial en précisant : « J’ai des responsabilités au FLN », le Front de libération nationale, en pleine lutte pour l’indépendance de l’Algérie. La jeune femme prévient son mari : « Je suis tombée sur un sadique. » Le « Sadique », c’est lui, Frantz Fanon, 33 ans et déjà tout à la fois : psychiatre fervent de l’anti-psychiatrie, essayiste en vue, Nègre tonnant contre la négritude, révolutionnaire et fils de famille en Martinique.
Les Damnés de la terre
https://www.amazon.com/Damn%C3%A9s-terre-French-Frantz-Fanon/dp/292382136X
Cliquez sur la photo de Frantz Fanon pour lire une petite partie du livre Les Damnés de la terre.
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