Connaissez-vous l’histoire de Fernand Iveton, né le 12 juin 1926 au Clos-Salambier, un quartier d’Alger ? C’est une page longtemps méconnue de la guerre d’Algérie, une histoire qui hante la mémoire de la gauche française. Et c'est aussi l'histoire des rotatives de L'Humanité qui chaufferont trop tard. D’origine européenne et né sur le sol algérien, Iveton était Algérien et tenait à cette identité. Il était aussi communiste, membre du Parti communiste algérien. Iveton était jeune, marié depuis peu, ouvrier à Alger à l’usine Electricité et gaz d’Algérie.
Depuis octobre 1956, Iveton, déjà délégué CGT à l’usine, avait intégré une cellule du FLN. Rien de complètement atypique puisqu'à cette date, deux ans après le début de la guerre d'Algérie, le PCA (Parti communiste algérien) avait déjà rallié la cause des frères qui luttaient pour l’indépendance. Sauf qu’à Paris, le Parti communiste français n’était pas encore sur cette position. Dans la foulée de la Révolution russe, le Parti communiste français était pourtant bien sorti de terre sur une ligne clairement anti-impérialiste, et les communistes français de la première heure ne sont pas les plus fervents partisans de la France coloniale, loin s'en faut.
Mais, dans les années 30, l’alliance antifasciste sous le sceau du Front populaire aura raison des velléités anti-coloniales au PCF : à l'époque, il s'agit plutôt d'éviter que la gauche se fracasse sur des questions coloniales ou que les fascistes fassent main basse sur les colonies. Et en mai 1945, le PCF est membre du gouvernement qui massacre à Sétif et dans la région de Constantine. Dans L'Humanité, rien ou presque dans l'édition du 11 mai 1945, trois jours après des dizaines de milliers de morts. Puis dans les jours qui suivent on accusera plutôt les anciens vichystes de jouer les agents provocateurs, rappelait l'historien Alain Ruscio dans un article de 2007- "la censure veillait" :
Chaque journal "hébergeait" un fonctionnaire spécialement chargé de lire tous les articles et de donner son accord. La lecture des articles que L’Humanité, par exemple, consacra en cette période à l’Algérie montre des coupures partout : une, deux, dix lignes censurées. Deux articles l’ont même été intégralement, les 18 (165 lignes) et 26 mai (180 lignes). Il serait du plus haut intérêt historique d’avoir accès à ces paragraphes."
En 1956, les choses tournent mal pour Iveton, dénoncé alors qu'il vient de planquer une bombe à l'usine. La bombe, déposée dans un vestiaire désert, n'explosera même pas mais, très vite, le voilà qui fait office d'exemple. Interpellé, le militant qui vient de fêter ses trente ans devient le visage de la menace pour les Européens, alors que des attentats au “Milk-bar” ou à “La Cafétéria”, des cafés algérois très fréquentés, ont fait plusieurs victimes. Au pas de course, Iveton devient un symbole pour les autorités qui veulent afficher la plus grande fermeté, tandis que l’OAS n’est encore qu’en germination. Il a beau avoir toujours refusé les attentats et préféré le sabotage, Iveton se retrouve en quelques heures à incarner sur son seul nom (souvent mal orthographié, avec un Y) l’ennemi intérieur “communiste-FNL”, comme dit la presse conservatrice de la IVe République.
Pendant deux semaines, L'Humanité, elle, ne dira rien de cette histoire : le quotidien s'aligne sur le parti, qui a décidé de prendre ses distances avec Iveton, pourtant militant communiste. Six mois plus tôt, le 12 mars 1956, les députés communistes avaient voté les "pouvoirs spéciaux" à l'Assemblée nationale. Le silence pour Iveton est un prolongement. “Aucune campagne de défense n’est menée”, confirme aujourd’hui Alain Ruscio dans une importante somme, Les Communistes et l’Algérie, éditée par François Gèze, et à paraître courant mars 2019 à La Découverte. “C’est un provocateur, tu ne te présentes pas”, commence même par dire le parti à son grand avocat maison, Gaston Amblard.
Tandis qu’une instruction très à charge sera bâclée à grande vitesse, c’est Maître Smadja, un jeune commis d’office d’à peine 26 ans, terrorisé, qui écopera du dossier Iveton à Alger. Terrorisé, mais lucide : alors que la presse se déchaîne contre Iveton qui attend son procès à la prison Barberousse où le général Aussaresses reconnaîtra qu’il a été torturé, le silence des ténors communistes n’est d’aucun contre-poids.
Le 18 novembre 1956, six petits jours après la bombe qui n’a jamais explosé, un “procès en flagrant délit” s’ouvre à Alger devant une foule vengeresse. Une semaine plus tard, l’auditoire applaudit lorsque le verdict tombe : la peine de mort pour Fernand Iveton. C’est la première fois qu’un prévenu d’origine européenne est condamné à mort depuis le début de la guerre d’Algérie. Ce sera la seule fois jusqu’en 1962. Dans les archives radiophoniques de l'ORTF, on annonce la sentence en surlignant deux fois plutôt qu'une qu'Iveton est celui que le PCF a "abandonné", et le terme rebondit d'une édition à l'autre. Lorsque le verdict tombe, L’Humanité n’a pas encore évoqué une seule fois l’affaire. Deux semaines de silence, répète-t-on aujourd'hui, incrédule, dans les rangs du quotidien communiste, où le nom d'“Iveton” a gardé quelque chose d'un trauma qui résonne en mea culpa.
Le tout premier article sur l'affaire paraît enfin le 26 novembre, au lendemain de la sentence. A Paris, le journal ne présente pas Iveton comme un militant FLN mais comme un “communiste” qui milite au parti depuis l’âge de 16 ans. Le 4 décembre, L’Humanité appelle enfin à la mobilisation contre un procès inique et, le 10 décembre, un article de bonne taille exhorte pour la première fois à “sauver Fernand Yveton” (avec un Y). Entre-temps, le Parti communiste français a décidé d'envoyer l'un de ses ténors du barreau. L'avocat débarque le 26 décembre à Alger, puis rentre à Paris déposer conjointement avec la Ligue des droits de l’homme une demande de grâce auprès de René Coty.
Mais l’affaire Iveton est aussi celle d’une bataille pour l’opinion publique et le ministre de la Justice, un certain François Mitterrand, rejette catégoriquement la demande de grâce. A l'époque, le PCF pèse 5,5 millions de voix, soit 25% des suffrages pour le deuxième parti de France aux élections législatives de 1956. La mobilisation des réseaux communistes, parti et journal, aurait-elle changé le cours des choses si elle n’avait pas tant tardé ? C’est la question, lancinante, qui court tout au long des pages sèches, nerveuses, et souvent impeccables, de De nos frères blessés, le récit que Joseph Andras consacrait en 2016 à Fernand Iveton, mort guillotiné avant d’être oublié dans le ressac pas très fier d’une mémoire de la gauche française.
La position du Parti communiste sur la guerre d'Algérie évoluera plus tard. Ironie de l’histoire, le tout premier éditorial que L’Humanité finira par consacrer à l’affaire Iveton, sous la plume de l’écrivain communiste Pierre Courrade, date de l’édition du 11 février 1957. Il n’y en aura pas d’autre : ce jour-là, sur le coup de quatre heures du matin, Fernand Iveton vient juste d’être guillotiné.
https://www.franceculture.fr/histoire/lhumanite-en-sursis-un-siecle-darchives-du-journal-communiste-en-quatre-histoires
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