Une algérienne en visite au Viêt Nam. Ce n'est pas du simple tourisme. Voici le récit d'un voyage bouleversant
Il est de ces voyages déterminants qui méritent d’être racontés tant ils permettent de développer et d’approfondir notre conscience de l’autre, dans ce Tout-Monde, siège de notre irréductible Altérité.
Voici donc résumées, mes observations sur le Viêt Nam, pays dont l’Histoire récente est marquée par une Révolution, la naissance d’un État communiste et deux guerres terribles. Le pays de l’Homme aux sandales de caoutchouc, référence à Hô Chi Minh et titre d’une brillante pièce de Kateb Yacine, s’est complètement transformé depuis son accession à l’indépendance, défiant au passage l’idée du “postcolonial qui étouffe”.
Ma génération l’a appris à l’école publique algérienne : sans la guerre du Viêt Nam, il n’y aurait pas eu de déclenchement de la Révolution, le 1er novembre. Plus précisément, c’est la défaite de l’État colonial français à Diên Biên Phu, en 1954, qui permit aux colonisé.e.s du monde entier de croire qu’ils et elles pouvaient se rêver libres.
Alors, la question de savoir ce que les Vietnamien.ne.s avaient fait d’eux devint obsédante. Il fallait en avoir le cœur net. Voir, écouter, sentir et lire pour tenter de comprendre, dans la limite de ce que permet un voyage d’un peu plus de deux semaines. Se comparer aussi ? Forcément.
L’Histoire, une “affaire” politique
Dans les musées vietnamiens, la clarté avec laquelle se raconte le récit national m’a beaucoup impressionnée. Ici, contrairement à l’Algérie ou à d’autres pays d’Afrique du Nord, les œuvres sont expliquées de manière précise, grâce entre autres, à des étiquettes disponibles en trois langues (vietnamien, anglais et français). Le parcours est organisé chronologiquement. Une surprise nous attend à chaque salle. Qu’il s’agisse d’une photo émouvante, d’une sculpture étonnante et mystérieuse ou d’un objet inattendu comme cette bicyclette d’un anonyme révolutionnaire, l’attention demeure éveillée à chaque instant.
Parmi les visites les plus intéressantes, celle du Musée national d’Histoire vietnamienne, qui rassemble à Hanoï depuis 2011, le musée d’Histoire du Viêt Nam et celui de la Révolution vietnamienne. Une coïncidence ? Certainement pas.
Ce musée donne un large aperçu de l’évolution du pays depuis la période préhistorique jusqu’à celle du Renouveau d’aujourd’hui en passant par les dynasties féodales et les révolutions et guerres pour l’indépendance et la réunification nationale. Les femmes y sont très présentes. Beaucoup d’anonymes aussi, ainsi que des responsables politiques. Tous ceux et celles mort.e.s pour la bonne cause.
A la fin de la visite, je me suis sentie comme apaisée. Apaisée parce que le récit est cohérent et donne le sentiment de dire le passé avec une certaine justesse, en rappelant notamment qu’aucune Révolution ne part de rien ou ne peut se faire seule.
Dans ce numéro du Dessous des cartesconsacré au Viêt Nam, il est rappelé quelques dates clés de l’Histoire du pays qui, avant la colonisation française et l’intervention américaine, a dû résister longtemps aux incursions chinoises.
En s’établissant en 1858, la colonisation française divise le territoire en trois entités administratives : au Sud, la Cochinchine, considérée comme une colonie d’exploitation et placée sous la tutelle directe des lois et de l’administration françaises ; au Centre, l’Annam, protectorat placé sous un régime d’administration indirecte ; et au Nord, le Tonkin, sorte de “semi-protectorat”, qui évoluait vers un régime d’administration directe.
Pour l’Histoire récente, il est important de retenir la date du 2 septembre 1945 quand à la faveur de la défaite japonaise face aux Alliés de la Seconde guerre mondiale, annoncée le même jour, Hô Chi Minh, figure majeure du communisme international et de la lutte anticoloniale proclame l’indépendance du pays. La première guerre d’Indochine contre l’occupant français éclate peu après. En 1954, la France accepte de se retirer du pays à la suite de la défaite de Ðiện Biên Phủ et des Accords de Genève. Ceux-ci prévoient la division en deux du pays, menant à une nouvelle guerre pour la réunification à partir de 1955.
Le Nord communiste se battra alors contre le Sud, qui bénéficiera de l’aide américaine. Les États-Unis rejoindront officiellement la guerre en 1965 pour y commettre des horreurs, dont l’utilisation massive du Napalm contre les populations civiles.
La mise en place en 1967 du Tribunal international des crimes de guerres ou Tribunal Russell-Sartre, du nom de ses fondateurs, les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre, aura pour objet de dénoncer ces crimes.
Le pays est réunifié en 1975, plusieurs années après la mort de l’oncle Hô, en 1969.
La visite de la prison d’Hỏa Lò est un autre temps fort de notre passage à Hanoï. La France s’est est servie jusqu’en 1954 pour y mater les rebelles. La ¨balade¨ est intéressante car elle fait revivre la réalité de l’époque. On y traverse plusieurs salles où sont représenté.e.s par des mannequins, les prisonnier.e.s politiques.
Au cachot où se trouvaient les condamné.e.s à mort, la visite des cellules se fait avec pour bruit de fond, des cris d’êtres humains torturés. Une guillotine est placée au beau milieu de la pièce consacrée aux crimes des “colonialistes”. Enfin, une salle est dédiée aux pilotes américains capturés et enfermés dans cette prison. On y insiste sur le traitement irréprochable des ennemis.
Comme toute narration un peu trop linéaire et donc dogmatique, un malaise finit par s’en faire ressentir. L’Histoire reste une affaire hautement politique racontée par les vainqueurs. Dans ces lieux, nous ne verrons donc pas les abus commis par l’armée de libération nationale. C’est regrettable, même s’il est clair que le choix du récit national est biaisé partout.
Il me semble néanmoins qu’il y a des récits qui, plus que d’autres, aident à cultiver l’imagination, à comprendre le passé et à le critiquer pour peut-être le transformer. Le dépassement de l’Histoire est possible quand les mots sont mis sur les maux, c’est ce que les autorités vietnamiennes semblent avoir compris.
“Abandonner le récit national comme récit unique, désacraliser l’Histoire et sacraliser le présent”, comme le préconise l’écrivain Kamel Daoud ne se ferait donc pas par l’oubli et le déni, mais passerait plutôt par d’importants efforts de vulgarisation, visant à raconter les traumatismes pour espérer ensuite les dépasser.
C’est ce travail de recherche qui permet peut-être d’expliquer la fascination un peu rapide pour un pays, le Viêt Nam, qui donne l’impression d’avoir surmonté son passé. Fascination à laquelle l’écrivain Kamel Daoud semble d’ailleurs avoir succombé. En effet, dans une interview donnée à Jeune Afrique en septembre 2017, l’écrivain note après sa visite dans le nord et le centre du pays que malgré “deux guerres violentes, il n’y a pourtant pas de ministère de moudjahidine[anciens combattants]. Les vétérans dépendent du ministère du Travail. L’enseignement de l’Histoire occupe 5 % du manuel scolaire”.
La réalité est pourtant plus complexe et le travail de mémoire important et visible dans les musées tend à démontrer que le dynamisme du Viêt Nam aujourd’hui, notamment au niveau économique, est le produit de ce cheminement-là.
Une économie pas vraiment communiste
La scène est cocasse et se déroule dans l’effervescence de l’une des rues du quartier des 36 corporations dans la vieille ville d’Hanoï : un policier est à une intersection et tente de réguler le trafic dans la capitale où la population est estimée à plus de sept millions d’habitants. Le représentant de l’ordre veut faire montre de fermeté avec son bâton de petite taille. Il tente plusieurs gesticulations pour indiquer aux centaines de scooters et dizaines de voitures qui traversent à toute vitesse, la direction à prendre. Sauf que personne n’écoute. Les Vietnamien.ne.s avancent ici et ailleurs selon ce qui semble être un bon sens commun, le leur. Acculé, l’agent se met à discuter avec un conducteur, probablement un ami, à qui il serre la main. Il est pourtant encore en fonction, au milieu de la route. Il devient alors un empêcheur de tourner en rond.
Ce spectacle somme toute assez banal nous semble être un bon indicateur sur le rapport du peuple à l’État, dit communiste. Dans les grandes villes, l’activité commerciale est partout intense et semble peu régulée par les autorités du pays qui ont entamé il y a plusieurs années, un virage favorisant la privatisation des services et les investissements étrangers. La République Socialiste se situe à la 69ème place du Classement Doing Business de la Banque mondiale.
Le produit intérieur brut (PIB) du Viêt Nam est de 223,864 milliards de dollars (en 2017 pour une population totale de 95,5 millions d’habitants). Sa croissance en 2018 est estimée aux alentours de 6,7%, deuxième croissance mondiale. Le chômage oscille quant à lui autour des 2,2%. En 2018, le secteur agricole (dont la production de riz occupe une place très importante) a employé plus de la moitié de la population, contribuant à environ 15% du PIB et à 20% du chiffre d’affaires à l’exportation.
Le pays classé parmi les plus démunis de la planète en 1990 est parvenu à ramener le taux de pauvreté en dessous des 10 %. La Banque mondiale situe son niveau de revenu comme intermédiaire, dans la tranche inférieure.
Au niveau régional, le pays a rejoint l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) en 1995, originellement créée dans le contexte de la guerre froide pour faire barrage aux mouvements communistes.
Il faut souligner néanmoins qu’avant ce virage à 180 degrés, la collectivisation des terres agricoles et autres mesures ont beaucoup servi le développement du pays. Le très officiel livre sur la vie et la cause de Hô Chi Minh, publié aux éditions Thế Giới, détaille les plans successifs élaborés à partir de 1955 pour la transformation socialiste et le développement ¨économico-culturel¨ du pays. L’alliance nécessaire des paysans et des ouvriers est mentionnée tout le long de l’ouvrage. Le premier objectif de ces politiques était d’éradiquer la famine pour ensuite augmenter la production agricole tout en lançant l’industrialisation du pays, dans l’objectif d’améliorer les conditions de vie de chacun.e. Les aides financières étrangères de la Russie mais surtout de la Chine, n’y sont pas mentionnées.
Conjugués au présent, les efforts consentis sont encore visibles. A Hanoï, si tout se vend et s’achète, cela reste principalement dans la limite de la production nationale. Peu d’enseignes étrangères donc. Les prix sont plutôt bas pour les produits alimentaires (excellents par ailleurs) mais augmentent dès qu’il s’agit de biens-souvenirs, très nombreux. Ici, on ne se dévalorise pas.
A Hô-Chi-Minh-Ville, dans le Sud, c’est une toute autre ambiance. La capitale économique du pays est plus moderne et à plusieurs endroits, encore en travaux. Les Starbucks et autres multinationales sont présents en nombre. Ici comme à Cần Thơ, autre ville du Sud, il faut être sur-ses-gardes pour éviter les petites et grandes arnaques. Au marché de Ben Thanh, une vendeuse nous renvoie d’un “go-out¨” sans appel pour n’avoir pas acheté sur le moment car comme on me l’expliquera plus tard, il ne se fait pas de négocier un prix pour le lendemain. Il y a injonction à faire des affaires dans des temps que l’on voudrait toujours plus courts. La violence de la vie quotidienne y est plus visible quand on aperçoit au long des artères principales, des hommes, femmes et enfants dormant à même le sol, dans la rue.
Le tourisme, une industrie postcoloniale ?
Le Viêt Nam est l’un des plus beaux pays que j’ai eu à visiter. Que l’on vogue sur la baie d’Halong ou sur le delta du Mékong, au milieu des rizières, des lacs aux berges envahies de lotus ou que l’on se retrouve au milieu de la nature où l’arboriculture fruitière est souvent très développé, l’émerveillement est toujours au rendez-vous. Ici quand l’adulte observe, c’est l’enfant qui se délecte face à tant de nouveaux champs d’investigation.
L’eau partout me fait regretter nos richesses invisibles, exploitées chez nous comme une malédiction pour le compte d’autres bien plus riches.
Les roches de la baie d’Halong au nord du pays ont émergé il y a plusieurs millions d’années. Elles sont immenses, érigées telles des gardiennes de ce golfe du Tonkin, convoité et exploité par l’empire chinois voisin puis par le France et les États-Unis. Les grottes, cavités et tunnels qui les transpercent seraient habités depuis la préhistoire.
S’étendant sur des centaines de mètres, la grotte que notre guide nous fait visiter voit les touristes s’y amasser et se suivre de manière disciplinée, à travers un parcours prédéfini me donnant à réfléchir à l’allégorie de la Caverne de Platon, ici à dimension humaine. Dommage que la balade y soit réglée au rythme d’un métronome invisible mais ô combien contraignant.
Le malaise induit par l’industrie du tourisme de masse s’en fera ressentir ailleurs aussi et notamment sur le delta du Mékong. D’abord face au nombre important de bateaux de toutes sortes qui, comme dans la baie, pullulent sur le fleuve, puis quand forcées de nous arrêter à plusieurs reprises, nous avons dû pour pouvoir repartir, nettoyer l’hélice de notre bateau des sachets en plastique et autres déchets, immédiatement rejetés par-dessus bord par notre conductrice. Tout au long de cette balade qui se déroule aux environs de la ville de Cần Thơ, au Sud, nous verrons flotter de nombreux objets en plastique. voir les conditions de vie misérables du lumpenprolétariat habitant dans les bidonvilles aux abords immédiats du fleuve, il apparait que cette pollution de l’eau, dont les habitant.e.s se servent pour régler tous les aspects de la vie est une source de souffrance quotidienne.
Sur l’île de Phú Quốc, récupérée par le Viêt Nam après que celle-ci ait été envahie par les Khmers Rouges de Pol Pot en 1975, les établissements hôteliers poussent comme des champignons. Le personnel de ces hôtels pour touristes parle encore peu anglais. L’île est en pleine mutation et si des lieux demeurent encore vierge de toute présence hôtelière, le béton partout, les constructions inégales et la consommation encouragée à chaque coin de rue me rappelle les craintes d’Ibrahim Omar Fanon qui s’inquiétait dans Les Damnés de la terre que les élites nationalistes deviennent “les organisateurs de fêtes” pour les occidentaux au beau milieu de la pauvreté de leurs populations.
A en croire les chiffres publiés par l’Office statistique général du Viêt Nam, le tourisme représenterait 4,5 % du PIB (6 milliards de dollars américains) et 1.831.300 emplois directs (3,8 % du total). Les pays de provenance des touristes sont la Chine, les États-Unis, le Japon, Taïwan et la Corée du Sud.
Cette industrie en pleine expansion ne semble malheureusement pas prendre en compte la préservation de l’environnement et l’amélioration des conditions de vie de ceux et celles qui vivent de ce secteur. En effet, la redistribution semble très inégalitaire entre, par exemple, les agences de voyage qui font payer très cher leurs services et leurs sous-traitants, rémunérés à des prix dérisoires.
Un voyage bouleversant
Le Viêt Nam est aujourd’hui un pays dynamique et ouvert à l’autre. Je regrette de n’avoir pas pu visiter le centre du pays car cela m’aurait permis de me forger un avis plus complet.
Je repars néanmoins avec le sentiment d’avoir beaucoup appris sur l’autre. C’est alors que la comparaison de nos deux sociétés algérienne et vietnamienne aux destins si similaires, devient inévitable.
Avant de parler de nos différences, notons d’abord une similarité évidente entre les deux pays, à savoir leurs régimes politiques autoritaires avec les abus que cela suppose. En avril 2018, Amnesty International a rendu publique une liste de 97 prisonnier:e:s de conscience vietnamien.ne.s comprenant des avocat.e.s, des personnes tenant un blog, des défenseur.e.s des droits humains, des militant.e.s écologistes et des militant.e.s en faveur de la démocratie, détenus pour avoir recouru à des moyens d’action pacifiques. En Algérie, le droit à la liberté d’expression est constamment réprimé depuis l’indépendance.
Pour le reste, c’est avec les habitants du Sud du pays que je me suis sentie la plus proche. C’est là que les ressemblances avec nos blessures étaient les plus prégnantes. Notre aliénation dans notre rapport avec l’étranger aussi. Rappelons que cette partie du territoire est la seule à avoir subi un régime d’administration colonial. Notons au passage que cette zone n’était pas àl’agenda de la tournée de Kamel Daoud, qui dans son analyse partielle et partiale de sa visite au Viêt Nam considérera qu’un tour à Hanoï (Nord du pays) et Huê (Centre), prouvait la ¨possibilité de guérison, celle d’une vie après la colonisation.”
C’est pourtant au Sud que tout se joue, que les comparaisons deviennent intéressantes.
C’est là qu’on se rend compte que l’État vietnamien a su prendre l’Histoire par le bon bout. Qu’il a réussi là où l’État algérien a échoué en bâtissant une identité réconciliée avec elle-même, loin de la haine de soi, où l’Histoire a toute sa place et permet le dépassement du trauma colonial et l’ouverture vers l’Autre. Aidé par un rapport apaisé à la croyance religieuse, le pays a pris son envol, économique surtout, et trouve ainsi sa place dans le grand espace mondialisé. Inutile de dire qu’en Algérie, nous en sommes encore très loin...
Yasmine Kacha
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/le-viet-nam-aujourdhui-notes-dune-algerienne-en-visite_mg_5c2de9e8e4b05c88b706241d
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