Esmeralda nous livre un témoignage d’une valeur historique exceptionnelle sur l’une des facettes les plus horribles, les plus abominables de la guerre, plus précisément celle qui fut appelée «la Bataille d’Alger».
La torture, le fonctionnement des «camps noirs», le sadisme des tortionnaires, les souffrances physiques et morales des détenus, femmes et hommes, qu’elle a côtoyés durant son incarcération, du 6 août au 18 septembre 1957, occupent l’essentiel de son ouvrage intitulé : Un été en enfer.
Témoignage sur la généralisation de la torture en Algérie, 1957 , édité à Paris aux éditions Exils en 2004. Il s’agit là d’un document poignant, de la même force et de la même veine que la Question, de Henri Alleg (1958), la Gangrène, de Bachir Boumaza et d’autres (1959), que Le Camp, de Abdelhamid Benzine (1961) et bien d’autres encore.
On reste hantés par ces récits implacables sur les sévices monstrueux, sur la maltraitance extrême, sur l’inhumanité de ceux qui avaient fait de la torture leur quotidien.
On lit dans les lignes et entre les lignes le déchaînement de la violence, la chosification, l’humiliation, mais aussi la révolte et l’écœurement de cette jeune femme dont le témoignage se veut une leçon pour le présent et l’avenir. Juive d’origine berbère, infirmière proche du PCA, la jeune Esmeralda a «milité dans un réseau médical clandestin depuis près de huit mois» (p24).
Après avoir déposé sa fille à la garderie, elle est appréhendée le 6 août 1957 vers 8 heures à l’hôpital où elle travaillait, par des hommes en civil qui se disent «paras». Emmenée aussitôt à l’école Sarrouy, occupée par les bérets rouges, elle sera torturée durant quatre jours. Elle finit par avouer. Elle a bien soigné un militant aux initiales R.S. Enfermée au camp d’internement de Ben Aknoun, elle sera libérée le 18 septembre 1957.
A lire les trois premières lignes de son livre-témoignage qui totalise 76 pages, on saisit toute la profondeur de son traumatisme et le devoir impératif de témoigner. «Ce récit, d’abord gravé dans ma mémoire dès les premières heures de ma détention, je l’ai fixé, à ma sortie de prison, en quelques notes clandestines.
Une fois à Paris en décembre 1958, je le rédigeai et le confiai à un journaliste courageux qui l’envoya à une vingtaine de personnalités de l’époque, dont le général de Gaulle, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, etc.» (p.8) et à des journaux comme La Croix, Le Monde et Témoignage Chrétien. Toutes les personnalités lui «répondirent avec émotion».
Si La Croix, ne l’a pas publié, Le Monde et Témoignage Chrétien n’ont reproduit que des passages qui n’étaient pas compromettants pour la sécurité de l’auteure. Ce n’est qu’en 2004 que le manuscrit sera publié, mais sous un pseudonyme.
Cinquante ans après, la douleur est toujours là. Omniprésente. Les tortionnaires de 1957 sont «devenus des généraux, d’autres ont siégé comme députés européens, d’autres encore coulent une vie paisible… » (p.7).
A la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles, Esmeralda avait demandé que les coupables soient sanctionnés. Trois mobiles sont à l’origine de la publication, un demi-siècle après, du manuscrit. «Tout d’abord, un terrible écœurement devant une certaine France, donneuse de leçons à toutes les nations et paradant au nom des droits de l’homme… ».
Il y a eu avant «la guerre d’Algérie -la sale guerre, où tant de jeunes appelés moururent pour défendre les intérêts de puissants colons- qui révéla une barbarie d’un genre particulier, la barbarie à la française» (p8). Enfin, toujours mue par le sens du devoir, elle adresse un message fort à une frange des habitants des «banlieues françaises [où] une infime minorité de jeunes fanatiques religieux s’est mise à molester lâchement des écoliers, du seul fait de leur appartenance religieuse».
Elle les interpelle en leur rappelant les sacrifices de leurs parents : «Qu’ils sachent que leurs aînés en rougiraient ![des comportements de leur progéniture].Eux donnèrent leur vie pour libérer leur pays de l’asservissement colonial.» Sans se placer en donneuse de leçons, Esmeralda leur rappelle qu’«aux côtés de leurs ‘‘aînés’’ se sont battus de nombreux militants de toutes origines : juifs, chrétiens.
Certains moururent au maquis ou sous la torture (de mes amis), d’autres furent guillotinés ou détenus de longues années dans les prisons ou les camps (dont mes frères)» (p9). Dans le manuscrit de 1958, les noms des tortionnaires figurent sous forme d’abréviations : «Le lieutenant Schm. , grand brun à lunettes, d’environ 35 ans se tenait debout derrière une longue table» (p.18).
Il est cité 13 fois dans le récit.
Dans son ouvrage, Jacques Duquesne, journaliste à La Croix, dévoile les noms des tortionnaires en question, dont «le lieutenant Schm» qui n’est autre que le lieutenant Maurice Schmitt du 3e RPC, qui servait entre le 20 juillet et le 4 septembre 1957 .
J. Duquesne présente ainsi le récit d’Esmeralda: «Ce document a-t-il besoin d’un commentaire ? sur 42 pages dactylographiées, une jeune Algéroise [Huguette Akkache], mère d’une petite fille, raconte en termes simples et précis les 43 jours de détention et de torture passés à l’école Sarrouy… transformée par les paras en ‘‘centre d’interrogatoire’’ en pleine ‘‘Bataille d’Alger’’.
Elle est ensuite transférée à Ben Aknoun, dans la banlieue d’Alger, où avait existé un camp pour les soldats américains en 1943. Son récit est un témoignage de première main sur le fonctionnement d’un de ces ‘‘camps noirs’’ dans lesquels on parque les suspects en toute illégalité. Nous recevions souvent des témoignages sur la torture à La Croix, mais celui-ci est d’une force et d’une intensité toute particulière.» (Duquesne, 137).
L’école Sarrouy
Pour faire parler immédiatement les suspects, des lieux de torture furent improvisés sur place un peu partout dans Alger. Située à l’entrée de La Casbah, l’école Sarrouy sera réquisitionnée par la 10e DP (Division de parachutistes). Le directeur de l’école laissera place au capitaine Raymond Chabane et son adjoint, le lieutenant Maurice Schmitt.
Les gravures et dessins d’écoliers qui tapissaient les murs des salles de classes furent remplacés par une baignoire, la gégène et autres instruments de torture .La douce voix de l’institutrice laissera place aux vociférations des officiers tortionnaires et les chants des innocents écoliers, aux hurlements des centaines d’hommes, de femmes et même des enfants arrêtés lors des grandes rafles de mai à juillet 1957. Esmeralda subira, quatre jours durant, les plus atroces sévices sur les bancs d’écoliers. D’ailleurs il n’est pas question dans son témoignage de salle de torture mais bien de «salle de classe».
C’est dans ce temple de Jules Ferry que la jeune Ourida Meddad, à peine âgée de 16 ans, trouvera la mort, après avoir été torturée à l’extrême, que le «très jeune… Sid Ahmed.. pas plus de vingt-cinq ans, une sorte de spectre en pantalon et chemise blanche, les mains diaphanes», rendra dignement son dernier souffle après avoir refusé de «boire [ de l’eau] des mains d’un flic» (pp.38-40), que «M. le bijoutier de la rue Boutin,..père de deux enfants…à peine âgé de vingt-cinq ans -lui aussi- mourut vers une heure du matin» (p.56).
De l’école Sarrouy, version Massu-Bigeard, ne sortent que des loques humaines ou des cadavres. Zohr Zerrari, torturée sur les bancs de cette même école pendant trois nuits consécutives par les lieutenants Flutiaux et Schmitt en présence du capitaine Chabane, immortalisera à sa manière ce lieu souillé par les paras, ainsi : «Ici, culture rime avec torture».
Toujours le même Schm, écrit Esmeralda, «fit un petit geste aux deux hommes derrière mon dos. L’un d’eux… saisit ma main, il plaça un fil électrique autour du petit doigt, un autre à l’orteil de mon pied droit …Les premières secousses furent telles que je tombai à terre en hurlant.
J’aperçus dans un brouillard des visages de paras collés aux vitres de la porte…Dans un coin de la pièce, un civil, B. qu’en entrant j’avais pris pour un détenu, bien qu’assez gras, répétait : ‘‘Laissez-moi faire ! Avec moi elle parlera vite ! je m’occuperai d’elle avec plaisir» (pp.18-19). Il s’agit en fait de Babouche, «un mouchard bien connu dans La Casbah , .. d’ailleurs … châtié mortellement ».
Schmitt, qui dirigeait l’interrogatoire, ordonnait aux bourreaux de poursuivre ou de stopper, reprenant toujours la même question : «Connais-tu ce R.S. ?». Les tortures continuaient dans une chaleur étouffante, des paras saoûls, pieds nus, en caleçon, torse nu, torturaient à la gégène, à l’eau jusqu’à ce que, à bout de force, Esmeralda hurla «Arrêtez ! j’ai soigné R.S.» (p.25).
Mais, elle n’était pas au bout de ses peines. Fous de leur avoir menti, de leur avoir «fait perdre un temps précieux», d’avoir soigné un «fellaga», ils continuaient de plus belle. «Alors tu es une jeune communiste, lui dit Schmitt ! Eh bien, je vais te montrer ce qu’ils m’ont fait tes petits copains d’Indochine!».
Saisissant la magnéto, il lui envoie plusieurs décharges électriques accompagnées de venimeuses tirades sur les communistes, le FLN , les maquisards, etc.
Les tortionnaires étaient à l’œuvre jusqu’à quatre heures du matin, ne s’arrêtant que pour se reposer, avant de reprendre vers dix heures, ou avant, au gré des arrivages (33).
Parmi les nombreux arrivages, Esmeralda mentionne un «arrivage» de femmes, parmi lesquelles Zaïa, pour Zahia Taglit, de M. pour Malika Koriche, Mal. Ig., pour Malika Ighilahriz, trois autres jeunes filles et un enfant d’environ 13 ans que les femmes entouraient d’«affection».
Dans «cet été d’enfer», les paras ramènent une «jeune fille de dix-sept ans» qu’ils prenaient pour morte. Elle «resta évanouie une heure. Puis son corps se mit à trembler convulsivement de secousses tétaniques, tandis qu’elle geignait doucement. Après un long moment, ses gémissements cessèrent, elle semblait se calmer petit à petit et elle rouvrit les yeux» (42). On devine la joie des «sœurs» qui entouraient Malika Ighilahriz, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, de la voir revenir à la vie.
Le camp de Ben Aknoun
Du 10 août au 18 septembre 1957, Esmeralda connaîtra la dure vie des camps d’internement. Celui de Ben Aknoun, puis le cachot à Birtraria. Cette Algérie française qui a fonctionné comme une vaste prison, où le Droit et la Justice ont été bafoués, est devenue un véritable univers concentrationnaire. Face à la montée et à l’extension de l’insécurité que faisait régner l’ALN sur pratiquement l’ensemble du territoire, l’administration coloniale renforce sa présence militaire en hommes et en matériel et se dote d’un cadre juridique.
La loi du 16 mars 1956 sur «les pouvoirs spéciaux», précédée par la loi du 3 avril 1955 portant «état d’urgence», confèrent au gouvernement de Guy Mollet, et par extension au ministre résident, Robert Lacoste, «les pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances, en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire» . C’est l’ère des «centres d’internement», dont le précurseur était Maurice Papon, préfet Igame de Constantine.
A travers un «Appel à la population» sous forme de tract rédigé en français, en berbère et en arabe, lancé par l’aviation sur les montagnes de l’Aurès courant troisième semaine dès novembre 1954, la population est invitée à rejoindre les «zones de sécurité» .
C’est la préfiguration des centres dits d’«hébergement» qui se déclinent en CTT, CMI et autres. Au CTT de Ben Aknoun, Esmeralda rencontre une quarantaine de détenues avec chacune son histoire, mais toutes, le corps meurtri par les mêmes traces, vivant sous l’angoisse de nouvelles dénonciations. «Nous restions dans l’attente d’autres dénonciations qui nous renverraient aux centres de torture».
Là, étaient internées des artistes. L. la danseuse, pour Latifa, F.D. la chanteuse, pour Fadila Dziria , R.S. employée à la télévision, pour Rania Selmouni, maquilleuse à la télévision. Il y avait également H. seize ans avec ses longues tresses, Ma Hal, soixante-cinq ans …que les paras avaient accusée d’avoir hébergé ..Yacef Saâdi… «La torture allait bon train : des jeunes filles, des enfants, des vieillards. On torturait la mère pour capturer le fils, l’épouse sous les yeux du mari, l’enfant pour retrouver le père» (pp.58-59).
A la seule lecture des récits rapportés par Esmeralda, la douleur brise les cœurs les plus endurcis et on se surprend à se demander instinctivement comment ont-elle fait pour résister à un tel déchaînement de haine, pour en sortir vivantes ! «BF avait subi le courant, la baignoire, on lui avait enfoncé un bâton dans le vagin… Plusieurs jeunes filles avaient été violées.
Ils [les tortionnaires] avaient fait asseoir Dj. Abb. sur le goulot d’une bouteille brisée et avait reçu du courant dans les gencives qui saignaient encore» (p.59). Sortie de l’enfer de l’école Sarrouy et du camp de Ben Aknoun, Esmeralda est transférée à Birtraria. Placée dans un cachot au sous-sol d’une demeure délabrée, elle retrouve Fatma Baïchi, ainsi qu’une soixantaine de détenus qui attendent leur sort. Après trois jours passés à Birtraria, elle est libérée le 18 septembre 1958.
En plus de cette immersion forcée dans un univers dénué de toute humanité, cet ouvrage nous fait découvrir le sens profond de la solidarité, une valeur cardinale entre détenus, hommes et femmes, et entre les femmes elles-mêmes.
Si la peur de la gégène ne quittait jamais les détenues y compris dans leur lourd sommeil, des moments de détente volés au temps carcéral redonnaient espoir à ceux et celles qui ne croyaient plus revoir la lumière du jour.
«Parmi les bons moments, il y avait les danses que nous offrait le danseuse L. la belle nomade… F.T. nous appris bon nombre de chants patriotiques, et c’est la vieille H. boiteuse énigmatique qui nous raconta le plus de légendes de sa voix grave qui nous berçait» (p 62). Mais les moments de tension faisaient aussi partie de la vie commune des détenues femmes.
De violentes disputes éclataient pour un rien, ou ce qui nous paraît à nous aujourd’hui un rien. A propos d’une couverture. D’un morceau de pain. D’un simple mot. «Notre chambrée ressemblait alors à la salle commune d’asile d’aliénés, les unes riant, les autres hurlant, hors d’elles…
Heureusement que F. D., cette grande chanteuse, nous aida beaucoup dans ces moments» (p.60).
Comme André Mandouze, Robert Barrat, Pierre Vidal-Naquet et d’autres encore, Esmeralda n’a pas pu s’empêcher de faire le lien entre deux moments forts de l’histoire de France. «Durant les quatre jours passés à l’école Sarrouy, l’accent français, le jargon français, la langue française m’étaient devenus insupportables…que se passe-t-il lorsqu’une langue devient haïssable ? Français, vous souvenez-vous des sons pénibles sous l’occupation ?
Cette langue allemande, sa grande morgue et sa brutalité guerrière ? Voici que la langue de Montaigne se transforme en horribles coups de crosse sur la porte d’un groupe.
Elle provoque l’horreur chez l’habitant». Ce livre-témoignage, d’une grande douleur, d’une exceptionnelle valeur historique, d’un humanisme incontesté tout en espoir, mérite d’être porté à la connaissance du public algérien.
Huguette Akkache, mariée à l’époque à Ahmed Akkache, lui-même arrêté en février 1957, est la sœur des frères Timsit, engagés dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Je ne peux terminer cette contribution sans souligner la portée philosophique du témoignage d’Esmeralda, qui doit être le nôtre : «Vivre sans haine, écrire sans haine, je me l’étais promis.»( p10)
Pr Malika El-Korso ,
Professeure des universités.
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