« SERGE MICHEL, UN LIBERTAIRE DANS LA DECOLONISATION », “C’était un aventurier des révolutions”
Qui est Serge Michel ? Un homme de presse, un dessinateur, un peintre, un écrivain et un conseiller politique ? Il y a de ça. Un bourlingueur, un coureur de grands chemins ? Aussi. L’écrivain Jean-Claude Carrière dit de lui qu’il fut le fantôme de son siècle. Enfant effronté de la France et incontrôlable de l’Algérie, Michel se présentait lui-même comme un « rebelle homologué du côté des dingues de la liberté1 ». Celui qui aimait la lettre A — pour Amour, Anar, Alcool, Algérie, Agitateur et Afrique — fut l’attaché de presse de Lumumba et l’ami de Ferhat Abbas. Ernesto Guevara lui aurait proposé de rallier ses rangs et Mobutu tenta de le neutraliser. Plus qu’une trajectoire individuelle, la fresque folle d’une époque : celle de la décolonisation. ☰ Par Émile Carme
C’est qu’il fut baptisé au cri « Vive l’Internationale prolétarienne ! ». Un destin plus qu’un sacrement. Mais le nom par lequel on le connaît — un « on » modeste, somme toute, au regard de l’ombre dans laquelle notre époque le tient — n’est à dire vrai pas le sien. Du moins, pas celui qui le vit naître. Mais l’identité a ses caprices et l’état civil manque parfois sa cible : Lucien Douchet préféra devenir Serge Michel lorsqu’il quitta l’Europe pour l’Algérie, au début des années 1950. Il a trente ans et toute la vie à prendre au cou. Pourquoi ce nom d’emprunt ? En hommage. À deux écrivains et militants qu’il affectionnait au point de les vouloir, nuits et jours, à ses côtés. Serge pour Victor (qui, lui aussi, portait un nom de plume) et Michel pour Louise. Le premier, libertaire nietzschéen passé par quatre années de prison pour avoir refusé de dénoncer les membres de la Bande à Bonnot sans toutefois approuver leurs méthodes, natif de Bruxelles de parents russes en exil, rallié à Lénine et les siens au lendemain d’une révolution qu’il ne cessait d’espérer ; la seconde, communarde intrépide, anarchiste, féministe et anticolonialiste. Le premier, « grand poète qu’il était, attentif à toute la beauté, sensible à tout — une vraie table de résonance —, si réceptif2 », assurait son amie Magdeleine Paz ; la seconde, « ascète révolutionnaire3 », dixit Pierre Durand, l’un de ses biographes. Les présentations sont faites.
« Il n’est nulle Démocratie si l’on tue en son nom. Le Sud le sait et, dans ses sous-sols et ses maquis, les têtes dures affutent les lendemains heureux. »
1952, disions-nous. Au Kenya, les Mau-Maus’insurgent contre la présence britannique ; l’indépendantiste Habib Bourguiba est arrêté par les autorités coloniales françaises ; les États-Unis bombardent la Corée du Nord ; les résistants vietnamiens affrontent les troupes hexagonales pour gagner leur liberté ; le Caire est le théâtre d’affrontements entre forces de l’ordre anglaises et égyptiennes ; le militant palestinien Georges Habache fonde en exil le Mouvement national arabe. Le monde bruit, frémit et se tord, au bord, écrivait Aimé Césaire deux années auparavant, d’un « danger immense4 ». Michel eut l’occasion de lire le Martiniquais. Lu et, confia sa fille un jour, annoté avec passion. « On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs maîtres
provisoires mentent5. » La Civilisation plastronne et jure à tort : il n’est nulle Démocratie si l’on tue en son nom. Le Sud le sait et, dans ses sous-sols et ses maquis, les têtes dures affutent les lendemains heureux. Serge Michel veut en être — gueuler, de Paris, ne suffit plus. Il abandonne sa femme et sa fille. « Une dérobade, une trahison6 », jugera cette dernière, Marie-Joëlle Rupp, dans la biographie qu’elle lui consacrera en 2007, Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, une décennie après sa mort. La parole à l’accusé, au détour de l’une des pages de son roman autobiographique, Nour le voilé, paru en 1982 : « Un jour, j’ai voulu me laisser, m’abandonner sans retour. J’ai cru l’avoir fait. Quand j’ai quitté l’Europe, avant d’embarquer, j’ai accroché ma gabardine, presque une loque, que j’aimais bien, au portemanteau d’un bistrot et je me suis tiré sur la pointe des pieds comme un voleur débutant. J’ai longtemps été persuadé de m’être débarrassé de moi7. »
L’Algérie n’est pas encore en guerre mais la contestation nationaliste s’organise : Ferhat Abbas, qui a fondé au sortir de la Seconde Guerre mondiale l’Union démocratique du manifeste algérien, durcit ses revendications face aux fins de non-recevoir du pouvoir colonial — celui qui prônait l’autonomie algérienne dans un cadre de coopération avec la France s’apprête à rallier les indépendantistes ; quant à Messali Hadj, il persiste et signe, faisant fi des dissolutions et des arrestations, œuvrant avec force au sein du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. La France avait débarqué dans la baie de Sidi-Ferruch, forte de 37 000 hommes, en juin 1830 ; Abd el-Kader, après avoir appelé au jihâd contre l’envahisseur, avait capitulé dix-sept ans plus tard — Tocqueville, prophète s’il en est de nos démocrates libéraux, eut ainsi l’heur de commenter : « Nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre. […] J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre8. » Le passé saura se rappeler au bon souvenir de tout un chacun — la mémoire résonne quand les puissants la perdent.
Michel explore Alger la blanche ; sa lumière retient tout particulièrement son attention. Puis la Casbah. Les têtes de moutons, les oranges, les tomates et les poivrons, ardeur des couleurs, plumes, poissons et volailles… Il ne tarde pas à intégrer un petit groupe d’artistes et de frondeurs, grattant à rebours le poil de l’époque : un Arabe manchot, un guitariste, le peintre pied-noir Sauveur Galliéro, un docker et membre du Parti communiste algérien portant un nom qui ne dit encore rien à personne puisqu’il n’a pas écrit Nedjma, nous parlons bien sûr de Kateb Yacine, et un Jean, dit Janot, un poète qui aime les garçons (« C’est plus ferme9 », explique-t-il), mi-anar mi-chrétien, un certain Sénac qui signe ses textes d’un soleil. La bande a le goût des nuits blanches et des petits bistrots, dominos et bouquins, Éluard et le Peuple. Sénac s’élève déjà contre les bourreaux de sa terre natale, lui le fils de pieds-noirs sans un sou : « J’entre dans le feu, je crie. […] En Afrique du Nord, se taire c’est trahir. » Ce n’est pas la France qu’il accuse, ce n’est pas tout un peuple qu’il accable, ce n’est pas le pays de Rimbaud et de René Char, précise-t-il, ce sont les dirigeants, les exploiteurs et les occupants qui trahissent les principes et les idéaux de celle qu’il appelle, la France, sa « seconde patrie10 ». Michel aiguise son sens politique à leur contact. Écoute, apprend. Se lie d’amitié avec Ferhat Abbas, futur Président du gouvernement provisoire de la République algérienne, l’appelle bientôt « Pépé » et travaille pour lui en écrivant dans la revue de son mouvement, La République algérienne. Dessine, aussi, et ne tarde pas à contribuer à la presse nationaliste algérienne — caricaturant les flics, les bourgeois et les militaires, chambrant le régime colonial. Va-t-on l’accepter, lui le Français, le gaouri, l’étranger, l’Européen ? Il l’espère.
« Les bourlingueurs n’ont jamais fait l’affaire des structures clandestines, nécessairement subordonnées à la discipline et à l’autorité. »
Des incendies prennent la nuit par surprise. Une trentaine d’attentats, au même moment, aux quatre coins du pays. Une organisation militaire, le tout nouveau Front de libération nationale, brandit un drapeau vert et blanc en lieu et place du tricolore. Nous sommes le 1er novembre 1954 et la guerre éclate sans dire son nom. Leur but ? Leur charte n’a pas la main qui tremble : « 1) La restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. 2) Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions. » Par quels moyens ? « Tous les moyens ». Mitterrand envoie six cents hommes en renfort et Michel découvre le soulèvement dans la presse. Les périodiques indépendantistes sont saisis : qu’à cela ne tienne, il continue de produire dans une imprimerie clandestine. Il apprend, fin 1955, que les autorités françaises s’apprêtent à l’arrêter et s’enfuit pour Marseille muni de faux papiers. La femme de Francis Jeanson — qui donnera son nom aux réseaux de soutien au FLN — le cache quelque temps sur Paris. Jeanson, proche de Sartre, écrira dans Notre Guerre (publié en 1960 et saisi une semaine après) qu’ils n’étaient en rien des traîtres : au contraire, leur « trahison » était un signe de « fidélité à la cause française et à la cause humaine11 ». La justice n’est pas une affaire juridique. Mais si Michel s’avérait fort sympathique et bon militant, avouera le philosophe, il ne l’a pas engagé à ses côtés pour porter des valises : le dessinateur était à ses yeux trop aventurier, trop imprévisible. Les bourlingueurs n’ont jamais fait l’affaire des structures clandestines, nécessairement subordonnées à la discipline et à l’autorité.
Michel planque des armes et des tracts sous son lit et, sous le patronyme de Xavier, se rend en Suisse pour participer à l’impression du journal Résistance algérienne. Puis assiste Taïeb Boulahrouf, du FLN, et aide Abbas, réfugié dans le Vaud après avoir à son tour rallié le Front, dans l’écriture de ses discours — plus que de l’aide, même : un témoin fera savoir que Michel les écrivit, à cette période, dans leur intégralité. Pour le responsable algérien, cette guerre, qui le dévaste, n’est pas loin d’être une guerre civile puisqu’il estime que les pieds-noirs sont, eux aussi, à leur manière, des compatriotes, des voisins et des enfants de cette terre devenue française dans les conditions que l’on sait.
Michel apprend au printemps 1957 la mort de l’un de ses amis algériens, assassiné par des soldats français (yeux crevés, gorge ouverte, corps jeté du haut d’une terrasse). « Serge est anéanti. Il frappe. Il hurle le nom de son ami12 », rapportera sa fille. « L’Algérie va tous nous crever13 », note Sénac dans l’un de ses carnets. Le sang tourne les têtes qui ne cessent de tomber : l’Assemblée nationale a voté les pouvoirs spéciaux (Parti communiste compris) pour renforcer la pacification ; huit mille parachutistes quadrillent la capitale, torturent et exécutent sans crainte de la loi, la perte de l’Indochine hantant les esprits revanchards ; Camus a appelé à une trêve civile et Sartre tonne contre le système colonial ; des partisans de l’Algérie française attaquent des musulmans (des explosifs dans la Casbah font seize morts et une cinquantaine de blessés) et le FLN, disposant de cinq mille hommes dans la Zone autonome d’Alger, pose des bombes dans les secteurs civils d’Alger (cent douze attentats pour le seul mois de janvier 1957) ; Larbi Ben M’hidi, l’un de ses leaders, est pendu dans une ferme — simple suicide, prétendront les autorités — avec la complicité du Général Aussaresses (il racontera dans ses Mémoires, Services spéciaux : « On m’avait appris […] à tuer sans laisser de traces, à mentir, à être indifférent à ma souffrance et à celle des autres, à oublier et à me faire oublier. Tout cela pour la France14. ») ; le FLN et le mouvement indépendantiste de Hadj, le MNA, se livrent une guerre sans nulle pitié : le premier, afin d’éclipser son rival, massacre trois cents de ses partisans à Melouza (Sartre expliquera plus tard qu’il s’agissait là d’une « nécessité historique15 » et confiera à Jean Daniel que la gauche eut tort de faire mention des exactions du FLN : cela affaiblissait la cause — certaines choses gagnent à être tues…).
« L’Homme n’est plus un loup pour son prochain dès lors qu’il sait prononcer
camarade. »
Mais. Mais la Révolution. L’avenir parviendra à transmuer les décombres ; le sang saura s’excuser face au futur. L’eau croupie de la haine aura un jour le goût des grandes rivières de vin socialistes. Les lotus ne savent-ils pas pousser dans la boue ? L’Homme n’est plus un loup pour son prochain dès lors qu’il sait prononcer « camarade ». Serge Michel quitte la Suisse pour la Tunisie nouvellement indépendante. Aux murs, les peintures encore fraîches de la Liberté. Le FLN en use comme d’une base arrière et le Français intègre rapidement l’équipe d’El Moudjahid, l’organe du Front. Il y croise l’auteur de Peau noire, masques blancs, le médecin antillais Frantz Fanon, et travaille à ses côtés depuis que la France l’a expulsé de l’Algérie : dans Nour le voilé, Michel écrira qu’il pouvait tour à tour se montrer pédagogue ou « terrasser un contradicteur hésitant16 ». Certains activistes algériens soufflent à Michel, dans le dos de Fanon, que celui-ci pèche par intellectualisme : sa tendance à universaliser plus que de raison la cause algérienne l’empêche de saisir l’attachement de l’Algérie à ses traditions : « L’Islam n’est pas la troisième Internationale, ni la quatrième17… » Abane Ramdane, dit « L’architecte de la Révolution », confie à Michel la mise en page en langue arabe — bien qu’il n’y entende goutte — puis on le charge d’animer l’émission radiophonique des combattants, « La Voix de l’Algérie » (propagande oblige, Michel y gonfle victoires et chiffres). Il participe également à la réalisation de films militants. Le cinéaste Ahmed Rachedi dira : « [Serge Michel] était l’un des nôtres, tout à fait à l’aise parmi nous et nous, tout à fait à l’aise avec lui18. » Même son de cloche du côté d’un journaliste italien qui le croisa alors : « J’étais fasciné par lui, par sa manière de vivre en Afrique comme les Africains. Il n’était pas un étranger, il était intégré. Son atout, c’était l’imagination, cet espoir de changer le monde19 ».
Le rose pourtant se trouble dès lors qu’on le gratte. Michel supporte mal le machisme de ses compagnons de lutte. « Cette société de mâles, partout la même, verticale, violente, bâtie sur des mensonges grossiers20 », il la refuse. Il a lu le Coran et n’entend pas assentir au sacré s’il rabaisse la moitié de l’humanité : ainsi donc l’homme pourrait, un verset le certifie, faire de son épouse un champ de labour ? la battre en cas d’insubordination ? ainsi donc l’homme serait, par essence, supérieur à son épouse et aurait autorité sur celle-ci ? Il questionne ses camarades. Pourquoi ces « prérogatives de mâles qui leur tomb[ent]du ciel » ? Il a mal lu le Saint Coran, naturellement ; il n’entend rien à l’arabe, sans contredit ; il a tout compris de travers, pour sûr, voire rien compris du tout ; il n’est pas musulman, quelle idée de fourrer ton nez là-dedans, khouya... « Les femmes participent au combat en totale égalité avec les hommes21 », lui promet Omar. Et pourquoi Djamal, le jeune moudjahid Djamal, a-t-il été exécuté pour n’avoir pas voulu répondre à ses supérieurs lorsque ceux-ci tinrent à savoir s’il avait couché avec Yasmina ? Krimou hausse les épaules. La résistance n’est pas un lupanar. Mais l’amour ? L’amour, c’est « ouvrir le monde22 », estime Michel ; l’amour, « c’est notre pire ennemi23 », assure Krimou. Serge Michel bougonne. Pourquoi ne pas laisser les rênes de la Révolution aux poètes plutôt qu’aux militaires et aux affamés de pouvoir ? Et Ramdane, pourquoi vient-on de l’assassiner ? Un fil de fer autour du cou dans une ferme, à Oujda. Rixes entre chefs. Le pouvoir, toujours le pouvoir. La direction du FLN rassure ses troupes : Ramdane est tombé au champ d’honneur contre les Français. Michel n’entend pas se satisfaire de la seule version officielle ; Ali tente de le tempérer : « Tu n’as pas la moindre idée de ce qui t’attend. Pour les nôtres tu n’es qu’un phénomène marginal, et ils préféreront toujours un ennemi classique à un ami dérangeant qui pose trop de questions. Pour nous, tout est simple. Mais pour toi ? Tu resteras un gaouri et, si tu t’entêtes, tu deviendras vite un emmerdeur indésirable24. »
Camus vient de perdre la vie dans un accident de voiture et Sartre, en cette année 1960, s’apprête à préfacer Les Damnés de la Terre de Fanon : il faut tuer, abattre les Européens pour libérer d’un même élan le colonisé et le colonisateur. Michel semble être mis sur la touche : trop curieux, trop désireux de savoir de qui de quoi. Un militant n’a pas à poser de questions. La ligne devrait contenter ses doutes. Le Premier ministre du Congo, Patrice Lumumba, atterrit à Tunis pour rencontrer certains cadres du FLN. Son pays s’est libéré de la tutelle belge depuis quelques semaines seulement. On lui présente Michel — sa fille estimera que ce fut là un moyen, plutôt habile, de l’écarter. Les deux hommes s’entendent sur-le-champ, tant est si bien que le Congolais somme le Français de devenir son attaché de presse. Michel accepte : il devra notamment assurer les liaisons entre la presse et Lumumba, préparer ses conférences de presse, gérer les publications et les entretiens destinés à l’international. Le Premier ministre travaille sans relâche pour le Congo ; Michel suit la cadence et consent, ainsi que Lumumba l’exige, à n’avoir nulle vie privée : le sommeil en vient à manquer mais ce rythme et cet allant ne sont pas pour lui déplaire. Par habitude, un chauffeur de taxi l’appelle « patron » : Michel rectifie, non, non, « camarade » ! La Belgique envoie des troupes dans l’ancienne propriété privée du roi Léopold II, l’homme, disait Mark Twain, aux dix millions de morts sur la conscience. « L’Afrique, mot magique intraduisible, évocateur de liberté, de lumière, de fraternité, verbe sacré qui se conjuguait au futur antérieur. Le grand Congo s’éveillait, l’émancipation africaine était en marche25 », écrit Michel, le verbe lyrique.
« Trop curieux, trop désireux de savoir de qui de quoi. Un militant n’a pas à poser de questions. La ligne devrait contenter ses doutes. »
Mais, déjà, Lumumba est renversé par son secrétaire d’État — un certain Mobutu —, fusillé, avec la complicité de militaires belges, puis découpé à la scie avant d’être plongé dans de l’acide sulfurique. Les archives de la CIA permettront plus tard d’apprendre que le pouvoir nord-américain avait tenté de l’éliminer ; la Belgique présentera, en 2002, ses excuses au regard du rôle qu’elle joua dans sa disparition. Lumumba ne put connaître le Congo libre que le temps de sept mois. Un journaliste occidental lui avait demandé un jour s’il se montrait raciste à l’endroit des Blancs : Lumumba avait répondu par la négative : il n’oubliait pas ce qu’ils avaient fait à l’Afrique mais ne l’était pas — lorsque ledit journaliste lui fit remarquer qu’il avait un Blanc à ses côtés, parlant de Serge Michel, le leader indépendantiste répondit : « Lui ? Il a le cœur noir. C’est un Africain26. »
Michel s’enfuit vers la Tunisie — Mobutu a tenté de l’intercepter en lançant un mandat d’arrêt. En vain. Un journaliste américain fera savoir que le libertaire fut d’une intégrité absolue : on tenta de le corrompre avec de grosses sommes d’argent (les diamants coulaient alors à flots) mais Michel refusa tout. « S’il n’avait pas été un honnête homme, il serait devenu milliardaire27. » Que retiendra-t-il de cette expérience ? Elle fut pour lui un ouragan. Bousculant tout sur son passage. Michel se souviendra des colères de Lumumba et dira de lui en interview qu’il était « un mystique de la liberté28 ». Certains aspects de sa personnalité lui rappelaient les révolutionnaires du XIXe siècle européen — il retracera cette expérience en 1962, dans le livre Uhuru Lumumba. Jean-Claude Willame écrira en 1990, dans son ouvrage Patrice Lumumba, que Michel fut « un accompagnateur de Lumumba [plus] qu’un conseiller29». Il indiquera que l’homme de presse était constamment en quête, toujours prêt à partir. Qu’il n’était jamais du genre à s’installer, à s’encroûter. « On ne vit qu’une fois, mais tous les jours30 », se plaisait à penser Michel. Dans son essai Lumumba Lost (paru en 2003 et jamais traduit en français), Sallie Pisani relatera un propos de l’un des dirigeants de la CIA, Bronson Tweedy : « [Serge Michel] est un sale bonhomme. Un des pires types qui soit. Les Soviets l’ont recruté à la fin des années quarante. Il était contre l’implication de la France en Asie du Sud et avait de l’intérêt pour le Parti communiste français. Il a changé son nom, François, en Serge quand il l’a rejoint31. » Et Tweedy d’ajouter, sans rire, que Michel travailla en réalité à ravitailler Lumumba en chair fraîche plus qu’en slogans politiques…
1962 célèbre l’indépendance de l’Algérie. Drapeaux battant au vent de la nouvelle nation et, partout, le même mot d’ordre : « Un seul héros, le peuple ! » Le conflit aura causé, selon les chiffres avancés par l’historien Benjamin Stora, la mort d’un demi-million de personnes — musulmans, Arabes, Berbères, pieds-noirs et Européens confondus. 91,23 % de la population algérienne a voté en faveur de l’indépendance. La suite est connue : environ 500 000 pieds-noirs quittent précipitamment le pays (200 000, on le sait moins, choisissent initialement de rester) et les collaborateurs harkis sont l’objet de violentes représailles. « Des jours et des semaines durant, les rues et les places publiques sont occupées par des millions d’hommes et de femmes en liesse que l’indépendance a rendus à leur dignité d’humains32 », note le photographe Marc Riboud, alors sur place. Michel n’avait pas revu l’Algérie depuis six ans. La joie, oui, partout dans les rues. Il ne dort que très peu et boit bien davantage. Ne manque pas de fonder un journal, un quotidien du nom d’Alger ce soir. C’est un succès ; la parole est donnée à la rue plus qu’aux ministères — foudres et jalousies s’attirent pour mieux s’abattre, comme de juste.
« Michel n’avait pas revu l’Algérie depuis six ans. La joie, oui, partout dans les rues. Il ne dort que très peu et boit bien plus. »
Les barbudos ont fait mordre la poussière à Batista et Castro a pour Cuba d’autres ambitions que de demeurer un joyeux bordel à Yankees. Le Che, venant tout juste de déclarer à la tribune de l’ONU qu’ils luttent implacablement contre l’impérialisme et pour le socialisme, la bestialidad del imperialismo, una bestialidad que no conoce límites, que no tiene fronteras nacionales, s’arrête à Alger. Guevara fait savoir que l’Afrique est certainement « le plus important33 » des champs de bataille (il projette déjà de se rendre incognito au Congo pour mieux l’embraser) et Michel le reçoit pour Alger ce soir. Le journaliste français trouve un commandante déçu : il peste contre l’arrogance et l’inculture des caciques algériens et s’en prend aux ambitions petites-bourgeoises de la plupart des personnes rencontrées depuis son arrivée. Guevara n’est pas, loin s’en faut, un libertaire : nul n’ignore sa raideur, son inflexibilité et son intransigeance ; le militant marxiste-léniniste est un moine-soldat ayant le goût de l’ordre et des armes. Que se disent-ils ? La fille de Michel fera savoir qu’ils parlèrent — en français — une nuit entière et que le Cubain, qui n’a pas quitté son béret, lui proposa de l’accompagner dans sa prochaine guérilla pour venger la mort de Lumumba. Le projet n’aboutira pas ; nous en ignorons les raisons.
Michel œuvre dans l’ombre : il préfère les coulisses aux estrades et aime assister, conseiller, apporter son savoir-faire. Foin des feux de la rampe : l’anarchiste n’ignore probablement rien des lumières aveuglantes du pouvoir. Il écrit, scénarise (entre mille autres, un projet de film sur l’émir Abd el-Kader), organise des stages à l’université d’Alger, forme des journalistes, travaille pour le Ministre de l’Information et de la Culture, assiste Visconti et aide Pontecorvo, le réalisateur de La Bataille d’Alger. Et fonde une famille — une prénommée Claudine lui a donné trois fils : Igor-Nourredine, Ivan-Nadir et Mahdi. L’Histoire s’écrit à grand renfort de lieux communs : la Révolution ne manque jamais de dévorer ses enfants ; gueule de bois, confettis et cendres tièdes ; Ben Bella est renversé par Boumédiène puis, deux ans plus tard, Zbiri tente à son tour de renverser le président putschiste. Michel ne parvient plus à supporter le caractère autoritaire du régime militaire de Boumédiène. Le communiste Henri Alleg — torturé durant la guerre par la soldatesque française — décide, non sans amertume, de quitter l’Algérie pour écrire, un jour, dans Mémoire algérienne : « Contre ces opposants, le nouveau pouvoir n’hésiterait pas à utiliser les pires moyens légués par l’époque coloniale, y compris la torture34 ». Le poète Jean Sénac reste, mais refuse, par fidélité à Ben Bella, de rencontrer Boumédiène et de coopérer avec le gouvernement. Michel écrira dans Nour le voilé que le FLN « n’avait plus rien de révolutionnaire35 ». Direction Rome.
Les années 1970 sont celles de l’ultra-gauche et de la guérilla urbaine. La Fraction armée rouge en Allemagne et les Brigades rouges en Italie. Bombes, rafales, séquestrations et assassinats ciblés. Michel condamne ces pratiques — il est de ceux qui montent sur les tables pour annoncer les tournées générales ; il aime la vie dans la révolution, non sa face noire. Rêve de la voir, cette vie, grandiose et même un peu folle. En France, le Parti socialiste dit justement vouloir la changer ; à Munich, des athlètes israéliens sont abattus par un commando palestinien ; au Vietnam, la bien jeune Phan Thị Kim Phúc court, nue, entièrement nue, le corps brûlé au napalm pour fuir les bombardements nord-américains. Michel continue d’écrire, beaucoup. Il continue de boire, beaucoup. Tombe amoureux et, avec elle, Lolo, vingt-cinq années de moins, règle leurs achats avec de faux billets de 500 lires. Ils imaginent ensemble un farfelu Mouvement de libération du Vatican ; l’idée est simple : vider les lieux religieux pour y installer les marginaux et les anarchistes de l’Italie… Mais Michel déjà tourne en rond. L’activité politique et le militantisme lui manquent.
« La Fraternité universelle ? La Libération des peuples ? Il les a approchées de près et y laissa, en plus de quelques plumes, bien des rêves et du lyrisme. »
Il est à croire qu’une bonne étoile assure son sort : le Premier ministre congolais Henri Lopes le contacte afin de fonder un journal et une école de journalisme à Brazzaville. Le régime est communiste et Michel n’est pas dupe : les dirigeants du Parti unique ont tous été « formés directement ou indirectement par la puissance coloniale36 ». L’anarchiste est nommé camarade-conseiller puis exaspère les autorités : Lopes jurera à son tour que Michel était un aventurier, un insubordonné. Il est interpellé pour « subversion », quitte précipitamment le Congo et se rend en Guinée-Bissau, sollicité par le Ministre des Affaires culturelles du gouvernement de Luís Cabral (le frère de feu Amílcar, assassiné à Conakry un an avant l’indépendance arrachée aux Portugais le 10 septembre 1974). Michel les aide à lancer le journal du Parti, O Pintcha, et commence à apprendre le créole. Il avait croisé Amílcar Cabral à Alger et ce dernier l’avait prévenu : l’indépendance est une étape, une étape seulement, les véritables ennuis commenceront ensuite… Le gouvernement l’envoie en URSS afin de représenter la Guinée-Bissau au festival de cinéma de Moscou. Il s’y rend mais n’y croit plus guère… La Fraternité universelle ? La Libération des peuples ? Il les a approchées de près et y laissa, en plus de quelques plumes, bien des rêves et du lyrisme. Les anciennes colonies sont désormais administrées par des tranche-têtes et des agents d’exécution soumis à leurs maîtres blancs d’antan. Il compose un poème, quelque part au Cap-Vert : « J’ai crié / Et j’ai trouvé l’eau de la mer / Par trop amère » Il a soixante ans. « Grillé par tous les soleils de toutes les Afriques37 ».
Sa famille ? Disloquée, pour le moins. Un fils handicapé, un autre mort dans une bagarre de rue. Sa fille Marie-Joëlle, née avant qu’il ne quitte la France ? Il n’a jamais cherché à la revoir. Tous lui en veulent, assurément : Serge Michel n’est pas un père — ses idéaux seuls sont ses enfants. Boumédiène décède en décembre 1978 : l’occasion pour le militant révolutionnaire de retrouver sa patrie d’adoption, l’Algérie tant aimée. L’ami Sénac n’est plus là pour l’accueillir : assassiné quelques années auparavant dans la cave qu’il occupait, la barbe longue et le ventre vide. Le pays s’ouvre au multipartisme en 1989 ; un an plus tard, Ben Bella rentre d’exil et le Front islamique du salut, partisan de l’instauration de la loi islamique et franc opposant au régime corrompu des apparatchiks du FLN, remporte les premières élections libres. Le pouvoir annule brutalement le scrutin : une guerre civile, la « décennie noire », va replonger l’Algérie dans le chaos. Serge Michel touche une pension de l’État en tant qu’ancien moudjahid et vivote comme il le peut. Le soleil semble soigner sa santé déclinante. Il peint et ne quitte plus sa djellabah blanche, se liant d’amitié aux Berbères mozabites et continuant de manger du porc durant le mois de Ramadan — on l’accepte pas à pas et l’intègre même à la discussion des affaires courantes.
Le GIA frappe, en Algérie comme en France, et lance un ultimatum en 1993 : tous les étrangers seront tués s’ils ne partent pas sous un mois. Nombre de leurs combattants ont été formés en Afghanistan ou en Bosnie-Herzégovine. Mais Michel refuse de s’en aller — ses amis, arabes, kabyles et européens, commencent à tomber un à un. La terreur se répand. Son domicile est caillassé, son chat décapité. Il finit par s’envoler pour Paris au printemps 1994 et, avec quelques journalistes algériens en exil, participe, une fois de plus, à la fondation d’un quotidien : Alger info international. Ils déposent le bilan six mois plus tard ; Michel n’a plus de logement, il erre, sans un sou ou presque, lisant inlassablement Michauxet Cioran.
*
Celui que Catherine Simon appellera « le dernier des Mohicans38 », dans son enquête Algérie, les années pieds-rouges, meurt le 24 juin 1997 dans le Val-de-Marne. Il avait, la veille, passé des appels en vue d’être « rapatrié » en Algérie. Cet homme que personne ne connaît en France reçoit, là-bas, des obsèques nationales : les officiels du régime escortent son cercueil. On l’enterre à El Alia, dans un carré chrétien. Oraison funèbre et haie d’honneur de scouts musulmans. Fadela Hebbadj, auteure de l’ouvrage Les Ensorcelées, écrira en 2010 : « La mémoire de Serge Michel est à cultiver non seulement parce qu’elle s’inscrit dans l’épopée d’une solidarité effective entre des forces de progrès issues de tout horizon géographique et culturel, mais aussi parce qu’elle représente une référence politique significative. En effet, des citoyennes françaises et des citoyens français, par leur engagement en faveur de la lutte du peuple algérien pour sa liberté peuvent aujourd’hui permettre de bâtir des relations plus apaisées entre la France et l’Algérie. »
1. | ↑ | S. Michel, Nour le voilé, Seuil, 1982, p. 187. |
2. | ↑ | Cahiers Henry Poulaille, Hommage à Victor Serge, 1991, p. 241. |
3. | ↑ | P. Durand, Louise Michel, la passion, Le Temps des cerises, 2005, p. 161. |
4. | ↑ | A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 2004, p. 74. |
5. | ↑ | Ibid., p. 8. |
6. | ↑ | M.-J. Rupp, Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, Ibis Press, 2007, p.29. |
7. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 64. |
8. | ↑ | A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Éditions Complexe, 1988, pp. 76-77. |
9. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 99. |
10. | ↑ | J. Sénac, « Les assassins en Algérie ». |
11. | ↑ | F. Jeanson, Notre Guerre, Berg International Éditeurs, 2001, p. 54. |
12. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 42. |
13. | ↑ | 1954, Fonds Jean Sénac, Marseille. |
14. | ↑ | P. Aussaresses, Services spéciaux, Perrin, 2001, p. 15. |
15. | ↑ | Entretien pour Actuel, 1972. |
16. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p.138. |
17. | ↑ | Op. cit., p. 141. |
18. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 47. |
19. | ↑ | Ibid., p. 53. |
20. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 53. |
21. | ↑ | Ibid., p.102. |
22. | ↑ | Ibid., p. 64. |
23. | ↑ | Ibid., p. 133. |
24. | ↑ | Ibid., p. 69. |
25. | ↑ | Ibid., p. 195. |
26. | ↑ | Ibid., p. 195. |
27. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 64. |
28. | ↑ | Nous traduisons de l’anglais, R. Peck, Stolen images, Seven Stories Press, 2012. |
29. | ↑ | J.-C. Willame, Patrice Lumumba, Karthala, 1990, p. 229. |
30. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 187. |
31. | ↑ | S. Pisani, Lumumba Lost, Xlibris Corporation, 2003, p. 30. |
32. | ↑ | M. Riboud, Algérie indépendance, Le Bec en l’air, 2009, p. 76. |
33. | ↑ | Cité par R. Faligot, Tricontinentale, La Découverte, 2013, p. 73. |
34. | ↑ | H. Alleg, Mémoire algérienne, Stock, 2006, p. 385. |
35. | ↑ | Nour le voilé, op. cit, p. 243. |
36. | ↑ | Nour le voilé, op. cit, p. 243. |
37. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 12. |
38. | ↑ | C. Simon, Algérie, les années pieds-rouges, La Découverte, 2009, p. 221. |
https://www.revue-ballast.fr/serge-michel/
La biographie de Serge Michel, que sa fille lui consacre est saisissante. Dans cet entretien, la biographe nous décortique la personne qu’il a été, libre et libertaire, et soutenant toutes les causes justes.
Liberté : Pouvez-vous nous présenter, même brièvement, «Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation», paru aux éditions Apic ?
Marie-Joëlle Rupp : Cette réédition coïncide avec le cinquantenaire de l’indépendance et c’est important parce que c’est un militant anticolonialiste, acteur de la guerre de libération algérienne et ancien moudjahid qui a eu des obsèques nationales en 1997, et dont l’enterrement a eu lieu à El Allia. Il a aussi reçu la nationalité algérienne à l’indépendance du pays. Serge Michel est arrivé en Algérie plusieurs années avant la révolution de novembre, il est entré en contact avec des personnages solaires comme Kateb Yacine, Issiakhem, Sénac et surtout Ali Boumendjel, qui est devenu son ami et qui l’a introduit aux côtés de Ferhat Abbas. D’ailleurs, il l’a sitôt recruté comme caricaturiste dans l’organe de presse «République algérienne». Il y a quelques caricatures dans le livre ; elles sont intéressantes car elles racontent l’histoire à travers cet art qui porte un certain regard sur l’histoire algérienne. Il devient ensuite secrétaire de rédaction de la République algérienne, et reporter auprès de toute l’équipe. Quand la guerre éclate, le journal est fermé et le voici parti dans la clandestinité. Il va transporter des textes pour diffusion et impression en Europe. C’était des textes pour propager la lutte, comme un exemplaire de la plateforme de la Soummam. Ensuite, il part à Tunis pour rejoindre l’équipe d’El Moudjahid, la militance va continuer avec la radio, il deviendra la voix française de ce qui deviendra la voix de la «République algérienne», une émission radio diffusée depuis Tunis. Dès l’instauration du GPRA, il devient porte parole auprès de la presse occidentale avec ce qu’on appelait le «Maghreb Circus». Il sera également commentateur et scénariste des films de propagation de la lutte comme «Les fusils de la liberté», «Djazaïrouna» et «la Bataille d’Alger». Après la libération, il sera envoyé par M’hamed Yazid récupérer les locaux de l’écho d’Alger, ce sera celui qui substituera le drapeau français par le drapeau algérien sur le toit du bâtiment du gouvernement Général. Il travaillera ensuite dans le quotidien «El Chaâb», où il va recruter la première équipe de jeunes journalistes algériens. En 1963, Serge Michel, organise le premier stage de journalistes algériens et il ramènera des spécialistes à Alger dont Claude Roy. Il a formé vingt deux jeunes entre 19 et 30 ans. C’était le premier stage de journalistes de l’Algérie indépendante, certains vont dire c’est le «frère» et d’autres le «père» du journalisme algérien. Il va ensuite créer avec Mohamed Boudia, le journal «Alger ce soir», une nécessité en vue de couper l’influence de «France Soir», qui existait encore en Algérie.
Comment a-t-il vécu son « exil » en France ?
On ne peut pas parler d’exil, on ne peut pas exiler dans son pays natal. Ce départ de l’Algérie s’est produit à cause des menaces perpétrées à son encontre quant il vivait dans la région du M’zab en 1994. Il ne voulait pas partir, mais, on l’a persuadé de le faire. A son retour en France, il était très malade. D’une part, heureusement qu’il soit rentré, sinon je ne l’aurais jamais retrouvé. Je l’ai retrouvé grâce à un film de Raoul Peck, « Lumumba» où Serge Michel, témoignait abondamment. On a su alors qu’il était encore vivant. Car, nous pensions tous qu’il était mort. Il a très mal vécu son retour en France, il a continué dans la presse, puisqu’il a participé à Paris à « Alger info international », jusqu’à la dernière minute et il a écrit pour la presse. Depuis, l’Algérie est devenue centrale dans mon existence à tel point que je consacre ma vie aux témoins et acteurs de la guerre de libération.
Vous avez écrit de nombreuses biographies. Mais, celle-ci est très personnelle. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
J’en ai fait plusieurs, celle-ci était indispensable pour moi, j’étais frustrée de cette rencontre brève, vous savez rencontrer son père et avoir à tout réapprendre de lui, non seulement son histoire intime, même si je la connaissais à travers mes grands-parents et ma mère c’était difficile. Mais, mon histoire est l’histoire collective de la guerre d’indépendance. Quand j’étais jeune écolière, collégienne et lycéenne je n’étais pas enseignée. En plus, il y a toute une période en France où on a mis une chape sur cette mémoire, on n’en parlait pas. C’est seulement depuis quelques années qu’on commence à en parler. En plus avec le cinquantenaire y a beaucoup de films documentaires sur cette période. Je pense qu’aujourd’hui, je continue en quelque sorte ce combat puisqu’il faut diffuser la vérité sur ce qu’a été la gouvernance coloniale, à laquelle les français ont beaucoup de mal à admettre. Il est très mal venu d’en parler en France parce que ce sont les fondements de la République qui sont mis en cause, il y a tout un travail à faire. Je ne suis pas historienne de formation mais historienne de circonstance. J’ai une formation de juriste et de criminologue. Sur Serge Michel, j’ai travaillé à partir des ouvrages qu’il a laissés, de ses articles de presses complétés par des dizaines d’interview d’acteurs et témoins de la guerre de libération et des guerres de libération en Afrique Subsaharienne, par des mémoires et des ouvrages historiques. On peut avancer comme ça, on peut faire ce travail là, et je vis justement en France pour rendre compte à travers ces témoins, parce que je pense que l’essai n’est pas abordable par tout le monde. Mais, l’essai biographique c’est autre chose, on fait vivre un personnage on lui donne corps et je crois que le lecteur va être plus incité à venir y voir, c’est presque une forme romanesque parce que ces gens là ont une vie comme un roman et j’espère qu’à travers ce type d’écrit les gens vont continuer à découvrir ce qui fait partie de leur mémoire, leur passé et regarder la réalité en face et si je suis heureuse de l’avoir publié en Algérie c’est que je voudrais que des gens comme lui qui sont tombés dans l’oubli qu’on oubli pas que des gens d’origines européennes ont donné complètement leur vie pour le combat de la libération d’Algérie et la cause algérienne.
Pourquoi le qualifiez-vous d’«intellectuel libertaire» ?
Je lui ai demandé à la fin de sa vie comment te situes-tu ? Il s’est déclaré anarchiste libertaire. Après dans les témoignages certains comme Kateb Yacine l’ont cité comme camarade Trotskiste et les Chaulet m’ont dit la même chose. Mais, Serge Michel, s’est déclaré anarchiste libertaire. Je pense qu’au début quand il est arrivé à Alger, il a pris le pseudonyme de Serge Michel, comme Victor Serge, le révolutionnaire russe qui à l’origine était anarchiste et Michel comme Louise Michelle, la vierge rouge de la commune de Paris donc ce sont deux grandes figures du mouvement libertaire, il s’est affirmé dès le départ dans cette direction là.
Que vous apportez le fait d’écrire sur votre père ?
Cela m’a tout apporté, cela m’a permis d’entrer dans l’histoire, j’ai trouvé ma place dans l’histoire. Il faut trouver sa place dans l’histoire par forcément par des actes héroïques. Mais, tout simplement de prendre conscience de ce que nos anciens ont vécu, il faut se situer dans l’histoire, cela m’a donné vie d’une certaine façon, cela m’a régénéré, cela m’a fait naitre une deuxième fois, je suis née à mon histoire collective et puis évidemment je suis née à ce pays qui a pris une place essentielle qui ne me quittera plus jamais. Ce pays est entré complètement dans ma vie et il fait partie de moi, j’ai une connivence par l’intermédiaire de la mémoire de mon père et là par exemple au SILA je sens un battement au cœur, alors qu’en France je m’ennuie.
Dans votre livre, nous avons l’impression que Serge Michel a vécu plusieurs vies, une sorte de fantôme qui a voyagé traversé toutes les révolutions…
C’est ce que tout le monde me dit, il était là et jusqu’à aujourd’hui je trouve son nom au détour d’un ouvrage, au détour d’un article. Je l’appelais «l’aventurier des révolutions». Mais je n’ai pas gardé ce titre parce qu’aventurier a souvent un sens péjoratif. Mais ce n’est pas du tout dans un sens péjoratif, il a voulu enchanté sa vie, malheureusement c’était aussi dans des heures tragiques et la vie n’a pas été un enchantement, par exemple quand il a appris la mort d’Ali Boumendjel, cela été pour lui une tragédie. Jean-Claude Carrière le préfacier parlait d’un fantôme du siècle et effectivement c’était un personnage très énigmatique, déjà parce qu’il y a eu la clandestinité. Quand on est dans la clandestinité, c’est essentiellement énigmatique. Pourquoi ? Je m’interroge toujours ! Je pense qu’il aimait bien cela, il aimait bien se fabriquer ce personnage dans l’esprit de la littérature russe, il aimait aussi se fabriquer son propre mythe, c’était un magnifique personnage de roman.
Entretien réalisé par Hana Menasria
http://nadorculturesuite.unblog.fr/2012/10/05/marie-joelle-rupp-auteure-de-serge-michel-un-libertaire-dans-la-decolonisation-%E2%80%9Cc%E2%80%99etait-un-aventurier-des-revolutions%E2%80%9D/
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