Laval. Marie-Eline Vincent dédicace ''Si le bleu s'envolait.''
Dans ce premier livre, la Lavalloise Marie-Eline Vincent raconte un amour adolescent dans l’Alger de 1962-1965. Un livre accompagné de photos, de vidéos, et d’une chanson, qu’elle dédicacera le samedi 15 décembre à la Fnac.
Âgée de 71 ans, Marie-Eline Vincent a publié Si le bleu s’envolait. Un roman au travers duquel elle replonge dans les souvenirs d’une adolescence passée outre-Méditerrannée, au début des années 1960.
« Pour cette nouvelle de « Un livre délivre », une voisine, du diocèse de Laval, Marie-Eline Vincent qui a publié il y a quelques jours aux éditions vendéennes des Oyats un très beau livre autour de sa jeunesse à Alger, de 1962 à 1965. Ce livre raconte sa rencontre par un amour de jeunesse avec un jeune homme d’une autre culture, d’une autre religion… »
L'une des trois cités construites à Alger par l'architecte Fernand Pouillon dans les années 50.Photo Roger-Viollet. Fotoware.
Une pierre. Une lumière. Un amble entre les arbres de Meudon-la-Forêt. Un chant mortuaire revenu, par salves, de l’enfance dans la «Cité heureuse». On ne referme pas Climats de France sans le souvenir presque physique de l’histoire intime de Marie, entre son emménagement dans la cité de Meudon-la-Forêt au début des années 1990 et l’âge de la maturité adulte, journaliste à France Culture. Le «roman», de belle facture chez Sabine Wespieser éditeur, jette un éclairage cru sur une jeunesse enfouie dans les replis d’une mémoire collective. Plus que roman, il est initiation : celle de la narratrice, par sensations tenaces, impressions fugitives, et bientôt enquête chevillée au corps, entre les fêtes fragiles du Paris contemporain ; celle de sa génération d’hommes et de femmes nés après la guerre d’Algérie, pétris malgré eux de sa violence.
Pour Marie, le tissu de l’ignorance s’est déchiré lors de la visite de «Climat de France», cité à Alger, et du rapprochement fortuit avec «M.L.F.», la cité où elle a grandi avec Alexis, Emmanuelle, Naouel, Sonia, Inès, Brice, Akli, Karim, Nadia, Mickael, au milieu des années 1990. La déchirure s’est faite inquiétante béance avec les échanges avec Malek, Français musulman, puis Français tout court, entre Paris et Meudon. Voisin de Marie à la Cité heureuse, il partage sa joie comme le chant de sa peine dans ce lieu lumineux, ouvert sur la plénitude de la forêt, qui est aussi devenu le tombeau d’Abdelkader, le fils magnifique que lui a donné l’Auvergnate Lucienne, fils bientôt rongé par l’héroïne et, sans doute, par une guerre qui n’a pas dit son nom.
Dans les pas de Fernand Pouillon, ensuite, de part et d’autre de la Méditerranée, Marie renoue les fils. M.L.F, la cité aux milliers de fenêtres offre un miroir à l’algéroise cité aux deux cents colonnes, elle aussi construite par Fernand Pouillon. L’architecte était venu épauler à partir de 1953 Jacques Chevallier, nouveau maire d’Alger, dans sa bataille pressante contre les bidonvilles. A l’urgence d’abriter - qui se fait plus dure à mesure que les «événements» commencent à laisser couler des mares de sang - Pouillon ajoute une exigence : celle de la beauté, «l’inverse du mépris : l’élévation». Entre ces villes, Germaine Tillion, par amour de la justice et par amour de la France, et la carrière de Fontvieille qui habille d’une pierre blonde ces palais pour les pauvres. Et enfin, Marseille révélée, «comme deux morceaux d’une plaie que l’on tire l’un vers l’autre pour faire cicatrice».
Au moment où s’effondrent les taudis du ventre de la cité phocéenne, n’est-ce pas dans la sublime ambition d’habiter ensemble que gît l’espoir de paix entre la France et l’Algérie ?
Par Christelle Rabier Maîtresse de conférences en sciences sociales EHESS
7 décembre 2018
Marie RicheuxClimats de France Sabine Wespieser, 265 pp., 21 €.
Je ne sais pas encore que cette cité a été dessinée par le même homme qui pensa l’immeuble dans lequel j’ai grandi. Je ne sais pas encore qu’une pierre de taille, fameuse, me relie à cet endroit. Je ne sais pas encore que, pour aller d’un endroit à un autre, il ne suffira pas de traverser la mer, il faudra traverser la guerre, entendre la lutte et voir se déployer dans des textes, dans des voix, une démente escalade de violence. Je ne sais pas encore que la drogue qui se vend dans la cour aux deux cents colonnes sur ces hauteurs d’Alger, et qui rend méfiants les quelques jeunes attroupés tout à l’heure autour de nous, je l’ai croisée il y a vingt ans dans la Cité heureuse. En 2009, Marie, la narratrice, est à Alger. Sur les hauteurs de Bab el-Oued, elle est subjuguée par la cité qu’y construisit entre 1954 et 1957 l’architecte Fernand Pouillon, appelée « Climat de France ». Saisie par la nécessité de comprendre l’émotion qui l’étreint, celle qui a grandi à Meudon-la-Forêt, dans la « Cité heureuse » du même Pouillon, entreprend alors une plongée dans le passé : le sien, celui des édifices et de leurs habitants. Plusieurs récits se succèdent et s’entrelacent, comme autant de fragments d’une même histoire dont elle traque le motif : le souvenir d’une nuit de 1997 à Meudon-la-Forêt, quand Marie, treize ans, ne parvient pas à s’endormir à cause des chants de deuil résonnant dans la cage d’escalier ; l’arrivée de Fernand Pouillon à Alger en mai 1953, invité à construire mille logements pour la fin de l’année par un jeune maire récemment élu ; les confidences de Malek, que ses parents, sentant le vent tourner, ont envoyé en France en 1956 et qui en 2016 habite encore la « Cité heureuse ». Ici, comme en écho à celle de la narratrice face aux pierres de Pouillon, l’émotion naît de l’extraordinaire acuité avec laquelle l’écrivain évoque le quotidien de ces hommes et de ces femmes que l’histoire, parfois à leur insu, a traversés et qui, de part et d’autre de la Méditerranée, obstinément et silencieusement bâtissent leur vie.
Messali El Hadj est un homme politique algérien de la première heure. Il est né à Tlemcen le 16 mai 1898. Son grand-père maternel était cadi et membre de la confrérie des Derkaoua. Son père, cordonnier de fonction, est d'origine koulouglis (d'un père turc et d'une mère algérienne). Sa mère, elle, est issue d'une famille d'origine andalouse. Les Messali étaient des fermiers qui possédaient une propriété de quelques hectares. Messali El Hadj travaillait la terre lors de son jeune âge. La famille respectait la tradition, le culte des saints, les fêtes et la pratique de la religion musulmane.
À sept ans, il est inscrit dans une école primaire française. Selon son père, en apprenant le français, son enfant pourra se défendre vis-à-vis des Français pour demander ses droits. Depuis son enfance, Messali a des capacités d'observation et de mémorisation importantes. En 1916, il quitte l'école, il s'attache au sport et à la musique. Il continue toujours de passer à la zaouïa Derkaoua. En 1917, il effectue son service militaire à Bordeaux avant de migrer à Paris après la Première Guerre mondiale. Là, il fréquente le Parti communiste français (PCF) et se marie avec une Française, Émilie Busquant, qui sera sa compagne pendant tout son parcours de militant. Ils auront deux enfants : Ali (1930-2008) et Djanina (1938).
Vite, il quitte le PCF car ce parti ne s'intéressait pas à la question nord-africaine. Il fonde alors l'Etoile Nord-Africaine avec un ensemble d'émigrés intellectuels. C'est une association qui défend les droits des peuples maghrébins qui vivent sous la domination de la France. Messali est élu président de l'ENA en 1926. Il est le pionnier de l'idée de l'indépendance des pays nord-africains. Habib Bourguiba le qualifie de « père du nationalisme maghrébin».
En 1927, Messali dresse la base d'un programme étendu pour l'ENA avec d'autres compatriotes, en voici les points les plus importants :
- L'indépendance totale des trois pays, Algérie, Tunisie et Maroc.
- L'unité du Maghreb.
- La terre aux fellahs.
- Création d'une assemblée constituante au suffrage universel.
- La remise en toute priorité à l'État des banques, des mines, des chemins de fer, des ports et de tous les services publics que détenait la France.
Le sigle de l'ENA porte les couleurs et l'étoile du drapeau national actuel. L'emblème national sera confectionné par l'épouse de Messali et brandi plusieurs fois lors de manifestations pacifiques au cours des années suivantes. Devenue gênante pour les autorités françaises, l'ENA est finalement dissoute en 1936. Le gouvernement ne s'inquiétait point de la situation pacifiée au Maghreb, son grand souci était la montée extravagante du nazisme en Europe.
Infatigable, motivé par l'idée de l'indépendance, Messali crée le Parti du Peuple Algérien (PPA) en 1937. Le PPA garde les grandes lignes du programme de l'ENA. Plusieurs fois mis en garde-à-vue, malmené et emprisonné par la police française à cause de ses opinions opposées à leur ambition colonialiste, Messali devient un ennemi politique et un danger public pour l'Etat. Le PPA est finalement interdit d'action, mais ses membres continuent d'activer dans la clandestinité. Ils lancent l'Organisation Spéciale (OS) qui sera la branche armée du PPA. La première organisation à revendiquer l'indépendance de l'Algérie par la force. Messali dira qu'il lutte «pour construire une société plus humaine, plus juste, où la liberté ne sera pas un vain mot».
A la fin de la 2ème Guerre mondiale, Messali est placé en résidence surveillée, puis transféré à Brazzaville en 1945. Cette arrestation suscite une grande émotion dans les milieux nationalistes algériens. Le 1er mai ainsi que le 8 mai étaient l'occasion pour le peuple de demander sa libération. Les plus radicaux demandent l'indépendance par la lutte armée. Les affrontements avec la police coloniale ont débordé vers des tueries massives parmi les manifestants algériens.
Après l'interdiction du PPA, Messali met en place le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) en 1946. Ce parti constitue le vivier dans lequel vont naître les cadres de la lutte de libération nationale. Tous les cadres, ceux qui vont plus tard déclencher les premières insurrections contre l'empire colonial, étaient élevés et formés dans le mouvement méssaliste. Des éléments de cette école se détachent du chef pour créer le Front de Libération Nationale (FLN) et passent à l'offensive un certain 1er novembre 1954. Il s'agit de Boudiaf, Krim Belkacem, Rabah Bitat, Benbella, Khider, Aït Ahmed, Ben Mhidi, Ben Boulaïd et Didouche Mourad. Ces chefs historiques ont jugé que Messali était trop légaliste, pacifiste, modéré, alors que tous les ingrédients pour passer au combat étaient disponibles. Ils se plaignent de surcroît de sa méthode individualiste, de son culte de la personnalité et de son pouvoir abusif. Mostefa Ben Boulaïd ne réussit pas à le convaincre pour rejoindre le groupe des révolutionnaires malgré son insistance répétée. Didouche Mourad avoue dans une lettre envoyée à Mohamed Boudiaf : «Chaque révolution a son leader, et la Révolution algérienne a Messali El Hadj, si on le trahit la Révolution sera trahie et d'autres qui n'ont jamais rêvé d'indépendance vont cueillir ses fruits.»
Après l'éclatement des attentats de novembre 1954, Messali salue ces événements en disant : «La Révolution el moubaraka est là, il faut l'aider, la soutenir et adhérer pour qu'elle ne s'éteigne pas, sans se poser la question qui a donné l'ordre». Mais son approbation n'était que subjective, car le leader n'a jamais admis qu'une révolution algérienne puisse se produire sans sa présence, sans qu'il n'en soit le meneur. C'est alors qu'il fonde le Mouvement National Algérien (MNA), une organisation armée à caractère socialiste, pour concurrencer le FLN, politiquement et militairement. Cependant, le refus du MNA de se dissoudre dans le FLN entraîne la rupture entre les deux organisations. Une lutte fratricide entre «messalistes» et «frontistes» débute au sein même du mouvement de libération, extrêmement sanglante tant en Algérie qu'en métropole. Le bilan de la guerre entre «frères ennemis» a fait 10 000 morts et 25 000 blessés dans les deux camps. Le gouvernement français tente cependant de profiter des rivalités internes du mouvement nationaliste algérien.
Par ailleurs, Messali s'est toujours revendiqué comme le symbole du combat des Algériens. En 1955, il adresse un mémoire et des lettres à la Ligue arabe, à l'ONU et aux États-Unis pour rappeler son rôle historique et tenter de récupérer la guerre d'Algérie. Mais son action diplomatique n'eut pas la reconnaissance de ces nations. Abane Ramdhane condamne fermement Messali lors du congrès de la Soummam., le 20 août 1956. Il note que « le messalisme est en déroute». Il va jusqu'à menacer les partisans du MNA par un tract agressif.
En pleine guerre d'Algérie, le mouvement révolutionnaire connaît une crise interne complexe et hostile. Plusieurs courants émergent de ce déchirement inutile : les messalistes, les centristes et les neutralistes. Après l'échec des réconciliations et l'adversité meurtrière entre ces groupes antagonistes, Messali appelle ses partisans à la cessation des attentats. Beaucoup de messalistes finissent par rejoindre les rangs des maquisards FLN. Les rescapés d'entre eux se regroupent autour du MNA. Le FLN, quant à lui, suscite de plus en plus l'estime du peuple, avec l'adhésion croissante de combattants dans son armée.
La domination du FLN entraîne la marginalisation progressive de Messali, la dispersion de ses partisans, puis l'étouffement total du MNA. Conséquemment, il perd peu à peu son influence dans l'échiquier politique. Sa dernière tentative était son essai de faire participer le MNA dans les négociations pour l'indépendance en 1961. Mais le FLN s'y est catégoriquement opposé.
Observé comme un personnage controversé, Messali sera assigné à résidence à Angoulême en France, avec interdiction de retour en Algérie. Albert Camus, qui fut un ami de Messali El Hadj, n'a jamais cessé de dénoncer les attaques du FLN à l'encontre des syndicalistes algériens proches des messalistes. Les deux hommes militaient ensemble au Parti communiste français et algérien. L'écrivain s'est toujours engagé à défendre Messali, notamment avec des articles dans la revue «La Révolution prolétarienne», où il demande aux autorités coloniales françaises de cesser la persécution, les expulsions et les multiples arrestations de son ami. De son côté, l'historien Jacques Simon, qui fut lui-même engagé dans le combat du MNA, accuse le camouflage des massacres de cadres messalistes par les éléments de Yacef Saadi. Il reproche aux forces de l'ordre la répression contre le MNA dans le but de discuter la paix avec le seul FLN. Inversement, les intellectuels proches de Jean-Paul Sartre soutiennent nettement le FLN et font campagne contre Messali et le MNA. Ainsi, Messali est le «saboteur de la lutte de libération», «l'organisateur du racket contre les commerçants», «l'instrument aveugle des trotskystes» et «l'allié de la police française».
Après l'indépendance, le FLN «jette un voile pudique» sur cette guerre entre le MNA et le FLN. Officiellement, Messali El Hadj ne sera pas jugé. Il demandera et obtiendra sa nationalité algérienne en 1965, mais son passeport algérien ne lui sera accordé que vers la fin d'avril 1974, au moment où son état de santé se dégradait. Messali décède à Gouvieux en France, le 3 juin 1974, sans avoir pu revoir son pays natal. Il sera rapatrié et inhumé le 7 juin à Tlemcen.
Dahou Djerbal, historien et spécialiste de la guerre d'Algérie, dénonce le qualificatif infamant de «traîtres à la nation» qui colle aux messalistes. Il certifie que : «Au tout début de la guerre, le premier groupe à avoir déclenché la guerre est messaliste. Certains de ces membres de Belcourt ont été arrêtés, condamnés à mort et d'autres ont même été exécutés. » Dans la course à l'indépendance, les membres du MNA ont joué le lièvre pour le FLN. Désignés de trotskistes, ils étaient accusés de trahison, poursuivis et bien souvent assassinés. D'autres historiens se battent pour innocenter Messali, un homme longtemps dépeint par le FLN comme un traître. L'histoire officielle n'a en effet pas rendu justice à tous les combattants de la guerre de la libération. Malgré sa figuration essentielle dans la fondation de l'Algérie moderne, le rôle de Messali dans le développement du nationalisme algérien est toujours minoré par les autorités actuelles.
Néanmoins, il faut savoir que les premiers travaux historiques sur la révolution algérienne ne sont publiés en Algérie qu'à partir de 1970. Mohammed Harbi, sociologue et maître de conférence, figure parmi les pionniers à investir ce chantier de déconstruction de l'histoire officielle. Il inaugure une autre conception de l'écriture nationaliste algérienne. Harbi décortique la formation et le cheminement de la révolution algérienne. Il montre la crise profonde qui secouait le mouvement indépendantiste algérien, en se démarquant des récits unanimistes et épiques dont le seul objectif était de glorifier le pouvoir du parti unique en place. Il regarde Messali El Hadj à cette époque banni de l'histoire, comme une figure centrale de l'acte indépendantiste de l'Algérie. Son livre «Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie», publié en 1975 en France aux éditions Bourgois, sera longtemps interdit en Algérie.
Messali El Hadj a été réhabilité par le président Abdelaziz Bouteflika en 2007. L'aéroport de Tlemcen est rénové et porte actuellement son nom.
ENTRETIEN. La psychanalyste Karima Lazali publie un ouvrage qui plonge le lecteur dans la psyché politique algérienne. Où l'on découvre le poids du passé sur le présent. Elle s'est confiée au Point Afrique.
La promesse du sous-titre est tenue. Le livre Le Trauma colonial : une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie est effectivement bien une enquête, minutieuse, détaillée, implacable parfois, sur les effets de la colonisation française sur la société algérienne. Mais aucune diatribe dans ce livre, aucun emportement passionnel, simplement l'observation clinique d'un trauma colonial indicible que Karima Lazali tente de débusquer, de cerner, pour mieux le dire enfin. Exactement dans la lignée d'un Frantz Fanon qui avait observé, alors psychiatre à Blida, que la violence coloniale avait des effets psychiques sur ses patients. Ce même mal-être colonial, mélancolie diffuse et silence plein, a été « entendu » par la psychanalyste dans les propos de ses patients, à Alger comme à Paris.
De ces histoires singulières dévidées dans la parole psychanalytique, Karima Lazali a dégagé une trame commune, fil de soi(e) tissé dans l'histoire coloniale. Comme elle l'écrit justement : « Suivre la musicalité du signifiant “Algérie” mène donc à entrer dans une zone blanche de la mémoire et du politique. Sans cela, la part d'Histoire refusée par le politique se transmet de génération en génération et fabrique des mécanismes psychiques qui maintiennent le sujet dans une honte d'exister. » En somme, même si le colonialisme est désormais aboli, tout se passe comme si la colonialité restait toujours activée dans l'esprit des individus et dans les strates politiques et sociales. Comme un douloureux « membre fantôme ». Et c'est dans cette tension entre colonialisme vaincu et colonialité dominatrice que se situe ce trauma.
Revisitant et interrogeant les questions du meurtre du père, du fratricide, de la disparition, de la légitimité, elle mêle habilement littérature, actualité et histoire pour mieux cerner et « dire » ces « blancs », ces « pointillés » du trauma colonial. L'Algérie coloniale mais également postcoloniale est alors comme éclairée, « signifiée » enfin. La conquête, la guerre d'indépendance, les luttes fratricides au sein du mouvement nationaliste, la terrible guerre civile qui a laissé l'Algérie exsangue se dessinent peu à peu sous le prisme du fratricide éternellement recommencé et d'une quête du père disparu.
Ce livre brillant et salubre se lit patiemment tant les phrases font résonance à une histoire non close. Mais à clore enfin, que ce soit en Algérie ou en France. L'auteure appelle d'ailleurs à « une mémoire plurielle » dans laquelle chaque sujet d'ici et de là puisse se reconnaître, se sentir accueilli et exister, pour délivrer le chant « déchiré » de l'homme. Et ainsi espérer que l'Histoire entre enfin dans le débat public contemporain ». Entretien.
Le Point Afrique : Pourquoi le meurtre du père ou son absence, puis les fratricides qui ont suivi sont-ils au cœur de votre réflexion sur le trauma colonial. Pourriez-vous expliquer votre thèse ?
Karima Lazali : Pour Freud, dans son livre Totem et Tabou, les fils de la horde primitive convoitent la place du père. Ils s'allient et tuent le père. C'est ce meurtre premier qui permet par la suite le vivre-ensemble, car personne ne cherche plus à prendre la place du père. Les fils commémorent cette absence autour de sa mémoire, et donc de sa sépulture. Pourtant, Freud avait observé que le bon sens aurait voulu qu'ils continuent à s'entretuer pour prendre la place du père. Il invente donc un mythe qui porte en lui sa propre contradiction. Soit le meurtre du père ouvre la voie de la mémoire, du vivre-ensemble, de l'amour de l'absent et de la culpabilité, ou bien alors ce même meurtre échoue vers le vivre-ensemble et reconduit le meurtre entre frères jusqu'à ce que l'un d'entre eux prenne la place tant convoitée du père.
En Algérie, le fratricide qui structure fondamentalement le pouvoir politique a été une arme de guerre coloniale afin de produire une élimination sans traces de « l'indigène ». Le fratricide a aussi été en grande partie au service de la « francisation du territoire ». Le sens même de la colonie de peuplement réside dans le fait d'abraser tout ce qui relève de l'altérité de la société conquise au profit d'une occupation pleine du territoire par du « blanc ». La colonialité s'institue sur la disparition des pères laissés sans sépulture laissant les fils sans appui.
Sur plusieurs générations, ces fils devenus révolutionnaires deviennent un groupement de « frères », terminologie usuelle pour dire l'alliance contre l'ennemi lors de la guerre de libération. Ses « frères » combattants étaient privés de la possibilité de se situer comme fils héritier d'un système ordonné par la lignée des pères (fils de, lui-même fils de… etc.). Cela a induit un terrible sentiment d'illégitimité qui s'est transmis au fil des générations. Rappelons que cette occupation entière du territoire (psychique, social, économique, culturel, linguistique... etc.) s'est produite sur 132 ans.
Comment avez-vous retrouvé la trace de ce « fratricide » comme mode colonial et héritage ?
Dans la littérature algérienne, de Kateb Yacine à Mohammed Dib, tous évoquent les effets catastrophiques de la disparition des pères sans sépulture, donc sans possibilité pour les fils d'entrer dans un travail de mémoire. La disparition elle-même a été effacée. Or, la conquête française a eu pour but de déstructurer les liens tribaux en démantelant la structure paternelle qui organisait le lien social. La destruction pleine et entière du collectif « indigène » était une étape nécessaire à la réussite de l'occupation dans le temps. Que ce soit par le meurtre de masse, la disparition, le fratricide, la dépatronymisation comme armes coloniales de fragmentation.
Or, la société traditionnelle était dominée par le patriarcat, lequel donnait un statut et une légitimité aux fils. Le colonisateur s'est chargé de faire disparaître le père sans laisser de trace pour les fils, induisant par là un brouillage mémoriel et une confusion sur qui est qui ? Le père disparu par la République coloniale a fait des Algériens « des fils de personne », avec ce sentiment d'« orphelinage » dont parle Mohammed Dib, de « bâtardise », d'illégitimité, évoqué par Jean El Mouhoub Amrouche. Le père disparu laisse une espèce de gouffre qui va structurer toute la société algérienne.
L'islamisme, né du projet politique et idéologique d'éliminer les restes du colonial, a réactivé par la suite le fratricide, le FIS pouvant aussi s'entendre « Fils ». Avec Dieu comme au-delà du père dont la puissance absolue réapparaît imaginairement la faillibilité des pères. Ce fratricide actif en Algérie dans la structure du pouvoir politique appartient à la fois au corpus religieux (l'islam et sa division fratricide sunnite-chiite) et à l'ordre historique (effet du colonial). Il est bon de rappeler que le pouvoir politique a cherché à se légitimer en prenant appui sur ces deux aspects : le religieux et l'histoire coloniale.
Il me semble que la démocratie est le meilleur moyen de réguler les velléités fratricidaires, à condition que ce tissage démocratique émane de l'intérieur de la société et ne soit pas une exportation coloniale déguisée par de bons « principes républicains ». En Algérie, constatons que le fratricide comme effet majeur du colonial continue à organiser la vie politique. De ce point de vue, le fratricide est une réitération de la colonialité en pleine indépendance. Autrement dit, l'héritage colonial n'a pas été mis au travail dans ses conséquences sur le plan des individus et du collectif. Il reste à inventer de nouvelles possibilités à partir desquelles l'histoire cesserait de se poursuivre à l'infini.
Toute l'histoire politique algérienne peut donc se lire comme un éternel fratricide ?
Politiquement, nous sommes à l'ère des fratricides dans nos sociétés contemporaines. Pour exemple, il suffit de se pencher sur les effets de prétendue importation de la démocratie au Moyen-Orient pour constater qu'au nom des droits de l'homme, le démantèlement des structures usuelles de ces sociétés mène directement vers le fratricide, qui était maintenu sous cloche par la tyrannie du chef.
Les hypothèses que je formule proviennent de ce que j'observe du fonctionnement des individus singuliers pris dans cette structuration du politique actuellement. C'est par ce biais que je suis entrée dans cette histoire des effets à long terme de la colonisation française en Algérie. Dès l'émergence des mouvements nationaux, le politique algérien active un traitement de la différence et de l'autorité humanisante par l'élimination de la figure du père. Il y a eu la guerre entre le FLN et le MNA. Mais aussi et surtout, ce que l'on méconnaît trop souvent, à savoir toutes les exactions internes au sein du FLN pendant la guerre de libération et ensuite. De l'assassinat de Ramdane Abbane à l'évacuation de Messali, fondateur du mouvement nationaliste algérien, jusqu'à l'assassinat de Boudiaf, règne ce principe de l'élimination et du meurtre non reconnu.
À chaque fois que quelqu'un a été en position de père structurant, porteur d'un projet, il a été évacué par son assassinat, son évacuation ou sa mise en exil. En Algérie, il n'y a pas de leader, politique, culturel, intellectuel. L'injonction consiste à maintenir une horizontalité et une apparente homogénéisation fraternelle pour qu'il n'y ait pas la possibilité de l'émergence d'un leader. C'est là que la fraternité frappée d'illégitimité risque de se renverser en fratricide. Rappelons que la guerre intérieure des années 1990 en Algérie a été une guerre fratricide. Le fonctionnement fratricide du politique héritier du colonial s'est répandu à l'échelle de toute la société. Les fratries réelles ont été divisées et déchirées entre « le frère » terroriste et le « frère » policier. Ajoutons à cela le nombre certain d'islamistes engagés dans les maquis avec certains de leurs frères. Ce que nous observons encore à ce jour auprès des jeunes djihadistes français. Actuellement, en Algérie, ce fonctionnement fratricide se poursuit par l'élimination symbolique avec le limogeage de généraux ou de responsables divers
Vous décrivez le politique né du trauma colonial comme une relation père-fils. Où sont les femmes ?
C'est une grande question. Ce livre peut sembler être un livre de père et de fils. Les femmes y sont présentes dans le creux et le retrait. Il pose le principe que le fondement du politique en Algérie repose sur une jouissance ou un fonctionnement fratricidaire. J'explique que ce schéma a pour origine la disparition du père par l'ordre colonial, lequel reste sans sépulture. Si le politique est organisé par la jouissance du fratricide, alors, cela amène à penser autrement l'évacuation des femmes. Forcément, les femmes contrarient quelque chose de ce fonctionnement dans le sens où elles pourraient le stopper, ou du moins s'interposer. Elles sont donc invitées à rester en retrait pour ne pas subvertir la dynamique fratricide. Pourquoi n'arrivent-elles pas à changer cet ordre ? Je l'ignore. Cela demanderait un travail, qui serait autre.
Y a-t-il un risque de voir dans le trauma colonial un dédouanement, ou un « alibi », comme vous l'écrivez, et de nier la responsabilité et la conscience individuelle ?
Effectivement. J'explique que, si on continue à s'agripper, sous le couvert d'une histoire difficile, à ce trauma colonial, aucun changement ne pourra se faire. Tout ce qui va mal de façon diffuse et imprécise est mis sur le dos de la colonisation en Algérie. Le pouvoir politique dans sa dimension révolutionnaire s'est construit contre le colonial pour arracher une indépendance. Mais parfois ce « contre » peut devenir « avec ». L'islamisme est aussi né contre le résidu de ce colonial. Mon but est de dire aussi qu'on est responsable de son héritage. Un héritage s'accepte, mais aussi peut se refuser. Mais, surtout, on peut inventer quelque chose de nouveau à partir de son héritage.
Pour arriver à dépasser cela, il faut avant tout voir le réel de la destruction engendrée par le colonialisme, la transmission qui en a été faite et la trace réelle de cette transmission. Il s'agit de dire que le fratricide est un des effets du colonial, mais il est aussi ce dans quoi on se maintient. La question de la légitimité fait aussi partie de cet héritage. La colonisation a effacé les noms, la généalogie, mais aussi physiquement et symboliquement les pères par les « enfumades » et exterminations de masse. Mais, à l'indépendance, il aurait pu s'inventer quelque chose de nouveau. Pour ne plus être en permanence en train de combler les trous, mais d'abord essayer de faire avec ces trous. Cela n'a pas été fait. Est-ce à venir ?
Les Algériens sont un peuple révolutionnaire, il ne faut pas l'oublier. Mais, à chaque soubresaut, ils semblent se confronter à un sentiment de catastrophe imminente, telles la guerre civile des années 90, les catastrophes naturelles, la crainte d'un effondrement économique et social à venir, etc. Cette hantise de la disparition est un des effets majeurs de la terreur employée pendant la colonisation : dès la conquête française de 1830, un tiers de la population a disparu. La disparition a été une pratique de l'armée française jusqu'à l'indépendance. Elle a été par la suite une pratique de l'État algérien. Le peuple algérien n'est en rien endormi, mais reste hanté par cette peur diffuse et envahissante. Puis il y a un jeu de complaisance entre le pouvoir et la population, chacun tenant l'autre. La population est certes muselée, mais le citoyen algérien a pris l'habitude d'être dans de petits arrangements avec lui-même, avec les autres et enfin, chose plus subtile, avec le pouvoir politique, quand bien même il s'en insurge.
Vous utilisez les notions de « blanc », « pointillés », « trous » pour dire l'impensé ou l'indicible de la transmission du trama colonial. Comment avez-vous évité de sur-remplir ces blancs, de sur-interpréter peut-être des faits pour mieux les remplir ? Par exemple, vous soulignez que Mohammed Merah a commencé ses tueries un 19 mars, date aussi de la signature des accords d'Évian.
Il ne s'agissait pas de combler, mais de cerner là où il y a eu effacement. Cette affaire Merah commence par l'assassinat de trois militaires. Le signifiant du militaire est là. J'ai voulu aussi montrer que cette coïncidence de date n'a pas fait question dans le débat public. Si cette opinion avait été au fait de son histoire coloniale, cette coïncidence aurait pu être saisie pour réfléchir à ces meurtres. Mais comme cette opinion est aussi dessaisie de cette histoire et que tout est mis en place pour que les Français ne se sentent pas questionnés par cette histoire qui semble réservée aux minorités, aucune liaison historique n'a pu alors être faite. Il s'agit de se placer dans le champ d'une mémoire inconsciente.
De même, pourquoi est-ce seulement à l'occasion des crimes terroristes qu'il est apparu la nécessité de travailler sur cette mémoire coloniale qui pèse sur les descendants de ces ex-colonisés ? Terrible de constater l'urgence de travailler et de discuter de cet épisode de l'histoire française essentiellement lors de crimes commis, d'émeutes ou de climat de guerre civile en France. Jusqu'à quand cette partie de l'histoire française très active dans les discours et les pratiques sera reconnue pour sa propre population ? Alors que les mêmes raisonnements en usage lors de la colonisation et dans la société actuelle se retrouvent. Pour exemple, la question de la compatibilité de l'islam et de la République ainsi que la question du voilement-dévoilement des femmes. Les termes de « Français musulmans » ont une longue histoire dans la colonialité.
Comment expliquer que cette mémoire coloniale soit de l'ordre du trop-plein en Algérie et de l'évitement en France ?
La mémoire de cette histoire est brouillée pour les deux sociétés. Il y a un trop-plein de mémoire qui vire à un défaut de mémoire. En Algérie, l'apparence du trop-plein semble dominée, et en France, ce qui domine serait l'apparence d'un « blanc ». Dans un cas comme dans l'autre, l'archivage d'une mémoire juste et plurielle est en souffrance pour les populations.
Il y a dans le contrat colonial, des deux côtés, quelque chose de l'ordre de la trahison. Il y a tout autant du côté français un sentiment d'offense du fait de cette guerre et de l'indépendance. La relation franco-algérienne commence d'ailleurs par une offense, « le coup de l'éventail » qui justifiera la conquête du pays. Le sentiment d'offense et de trahison n'est donc pas propre aux seuls « indigènes ». Ils tissent le pacte colonial pour les uns et pour les autres.
L'Algérie a été une colonie de peuplement, avec un projet d'installation. Il fallait donc inverser la courbe des naissances au profit des Européens avec pour but l'européanisation du territoire. Les meurtres de masse ont servi à cela aussi. Les immigrés européens, maltais, espagnols, italiens, français qui s'y installaient voyaient leurs enfants devenir français. Cette population européenne s'est sentie trahie avec la guerre de libération, tout comme les Juifs algériens ou les harkis. La colonisation de l'Algérie visait l'éternité.
Comment guérir ces plaies à vif des deux côtés ?
Il faut arrêter de penser que seuls les Algériens ont besoin de la reconnaissance des crimes coloniaux. Cela est utile pour chacune des deux sociétés. Chaque pays doit prendre en charge cette histoire. J'observe que le terme « Algérie » est présent dans l'histoire de très nombreuses familles françaises. Si la société française continue à effacer ou à désavouer son histoire, cela continuera à avoir des conséquences de génération en génération, d'abord au sein des familles françaises dans leur rapport à leur histoire, puis sur le plan politique et idéologique dans le rapport à l'autre « étranger » avec la montée du racisme ou du communautarisme comme conséquences en miroir.
J'observe tout autant qu'il y a eu une avancée là où les autres présidents français s'y sont refusés. Il faudra bien reconnaître que la population française d'Algérie a été prise au piège du mythe colonial qui visait l'éternité. Le reconnaître comme reconnaître, par exemple, le crime d'État qu'a été l'affaire Maurice Audin revient à admettre l'existence de crimes commis par la République sur ses propres citoyens français. C'est une mise en lumière de l'ombre de la République. Il me semble que c'est cet aspect-là qui est maintenu à blanc et sous silence pour la population française afin qu'elle reste éloignée des différents aspects de la République lorsqu'elle exporte ailleurs, au lointain, sa part monarchique et totalitaire.
En 1960 je faisais mon service militaire en Algérie. L'armée française avait décidé que les autochtones devaient avoir une carte d'identité française pour mieux contrôler leurs déplacement dans les villages de regroupement. Comme il n'avait pas de photographe civile, on me demande de photographier tout les gens des villages avoisinants : Ain Terzine, Bordj Ekliriss, le Merdour, le Meghnine, Souk el Khmeris.
J'ai ainsi photographié prés de 2000 personnes, en grande majorité des femmes, à la cadence de 200 par jour.
Dans chaque village, les populations étaient convoquées par le chef de poste. C'est le visage des femmes qui m'a beaucoup impressionné.
Elles n'avaient pas le choix. Elles étaient dans l'obligation de se dévoiler et de se laisser photographier. Elles devaient s'asseoir sur un tabouret, en plein air, devant le mur blanc d'une mechta.
J'ai reçu le regard a bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente.
L’historien Benjamin Stora lors de son intervention à l’IFA
Communication de l’historien Benjamin Stora à l’Institut français d’Alger
C’est sous le signe de l’amitié algéro-francaise que la communication intitulée justement «France-Algérie : Benjamin Stora, un historien des deux rives» a été donnée, samedi dernier, a l’Institut français d’Alger.
C’était plutôt une rencontre avec Benjamin Stora, qu’on ne présente plus, animée avec fluidité et brillamment par Sandra Alfonsi, journaliste et directrice de publication du magazine Aria.
Et cette conférence a drainé de monde. Un aréopage comptant des universitaires, forcément des historiens, des étudiants, des écrivains, des ambassadeurs, tels que MmeUlrike Maria Knotz, des anonymes, des curieux venus découvrir le personnage et l’illustre historien, l’enfant de Constantine.
C’est dire l’importance du thème. Et ce, en présence, de Gregor Turmel, conseiller à la coopération et à l’action culturelle à l’ambassade de France, le directeur de l’Institut français d’Alger, Jean-Jacques Beucler… La modératrice, Sandra Alfonsi, tout juste arrivée de Corse, ouvrira son questionnaire avec l’importance géostratégique de l’Algérie.
Benjamin Stora, très en verve, étrennera la communication :«L’Algérie représente une situation géostratégique très importante, ayant le plus grand désert du monde, de grandes et longues frontières méditerranéennes et subsahariennes. Un aspect décisif. Une population de plus de 40 millions d’habitants.
Une grande et importante diaspora en Europe, notamment en France. L’Algérie est au carrefour de toutes les civilisations. L’Algérie a du pétrole, du gaz… Un immense partenaire pour l’Europe, l’Afrique et celle subsaharienne et le Maghreb… L’Algérie est un très grand pays francophone entre les deux rives de la Méditerranée…»
L’Algérie, un attachement natal et familial
Sur le plan personnel, Benjamin Stora confie : «L’Algérie est le pays de ma naissance, Constantine, un attachement sentimental, personnel et familial. Avec cette volonté de comprendre, s’inscrire dans le présent, dans les enjeux démocratiques…»
Revenant sur son parcours de soixante-huitard ( 8 mai 1968), il se souviendra : «J’étais dans un engagement très à gauche. C’est cela le déclic. Mon retour en Algérie. A l’époque des questions portant sur le tiers-mondisme, la guerre au Vietnam (l’impérialisme), la Palestine, les conflits en Amérique latine.
J’étais engagé dans un mouvement trotskiste ayant soutenu le mouvement national algérien. Tout en m’intéressant à l’histoire… En découvrant les Mémoires de Messali Hadj, rédigés à la main, que m’avait confiés sa fille Djanina qui m’a fait confiance.
La genèse et la généalogie du nationalisme.» Benjamin Stora remerciera les historiens, les figures de proue du nationalisme, les révolutionnaires l’ayant soutenu et aidé dans sa quête historique. Tels que Mohamed Harbi, Abdelmadjid Merdaci, Ali Haroun, Hocine Aït Ahmed, ou encore Mohamed Boudiaf, pour ne citer que ceux-là. Tous ces contacts l’ont beaucoup aidé.
A propos de l’élément biographique mis en emphase par la journaliste Sandra Alfonsi, l’historien indique : «Il fallait descendre le plus bas possible dans la société, du mouvement national. Les déchirements intérieurs. Le FLN et le MNA. Une incompréhension, puisque c’est la même cause.
Comment admirer Messali et l’avoir combattu les armes à la main ? Quelles étaient les trajectoires ?» D’où un long labeur de 8 ans ayant abouti à un dictionnaire de 600 biographies. Avec la précieuse aide de Abdelmadjid Merdaci. «Il fallait comprendre les motivations de chacun, des deux côtés.
Même les pro-colons, les appelés d’Algérie, ils étaient 1,5 million, dont certains y ont passé 30 mois, les juifs d’Algérie ayant appartenu au monde indigène, le décret Crémieux, l’antisémitisme européen. Comprendre l’histoire des croisements. Je ne crois pas à l’Algérie-France, c’est une affaire de famille. Quand l’un est dominant…»
Larbi Ben M’hidi, un cas de conscience pour la France
Abordant la reconnaissance de la responsabilité de la torture et l’assassinat, par l’armée française en 1957, de Maurice Audin, militant communiste et pour la cause algérienne, par le président de la République française, Emmanuel Macron, récemment, Benjamin Stora déclarera : «Ce geste est important, l’affaire Maurice Audin.
Un précédent. Un aveu de la torture, les assassinats et disparitions en pleine Bataille d’Alger. Ce geste accompli, condamnant cela par le président de la République (Emmanuel Macron), ouvre d’autres possibilités. Il y a d’autres cas. Comme celui de Larbi Ben M’hidi qui se pose à la conscience française.
Un grand dirigeant politique assassiné. C’est un cas emblématique. Ces gestes, ces initiatives politiques et symboliques sont nécessaires. S’il n’y a pas de gestes politiques de l’Etat, la mémoire en pâtit. Ne pas faire dans l’histoire définitive, terminée. C’est mortel ! Sinon, elle devient officielle.
Il s’agit de saignement de la mémoire, de transmission de la mémoire entre les générations.»Entre deux décryptages, il confie que le 2 décembre était son anniversaire, 68 ans, et qu’il le célébrait en Algérie. Ainsi, s’est-il vu souhaiter un excellent et chaleureux anniversaire collectif.
BENJAMIN STORA AU SUJET DES RELATIONS ALGÉRO-FRANÇAISES
"La culture pour dépasser le deuil"
Pour le célèbre historien français Benjamin Stora, les relations entre l'Algérie et la France ne peuvent pas être simplement qualifiées d'histoire de famille. «Je ne crois pas à une histoire de famille entre la France et l'Algérie. Il y a des bifurcations, des croisements entre les deux pays, mais pas une histoire de famille. Entre la France et l'Algérie, c'est un monde qui domine l'autre», a indiqué l'historien dans la soirée d'avant-hier au cours d'une conférence qu'il a donnée à l'Institut français d'Alger, en guise de réaction au reportage diffusé il y a quelques jours par la chaîne publique de la télévision française France 2 intitulé: France / Algérie: une histoire de famille.
Benjamin Stora, qui s'exprimait devant une assistance nombreuse, a estimé que les relations actuelles entre les deux pays sont en deçà des attentes des deux peuples. «Les rapports sont encore faibles entre les deux pays sur les plans politique, économique et culturel», a fait observer le conférencier, mettant l'accent particulièrement sur la faiblesse des rapports sur le plan culturel.
«L'Algérie mérite beaucoup plus de la part de la France en termes de coopération culturelle», a-t-il insisté. Le renforcement des liens culturels entre les deux peuples est pour l'historien, «la meilleure façon de réconcilier les deux peuples et de dépasser le deuil». Il dénoncera, au passage, le refus des Français de l'apprentissage de la langue arabe en France. Benjamin Stora a déploré aussi le fait que la France n'est plus le premier partenaire économique de l'Algérie. «Aujourd'hui c'est la Chine qui est le premier partenaire économique de l'Algérie», dira-t-il sur un ton exclamatif. Le conférencier, qui répondait avec beaucoup de plaisir aux questions de l'assistance, a indiqué en outre que le président Emmanuel Macron a pris deux décisions importantes. «La reconnaissance de l'assassinat du militant de gauche Maurice Audin et la restitution des pièces du patrimoine d'Algérie déposées en France», a-t-il signifié.
La reconnaissance du président français de l'assassinat de Maurice Audin est, pour Benjamin Stora, une triple reconnaissance. «C'est une reconnaissance des pratiques de l'assassinat, d'enlèvement et de la séquestration utilisées par l'armée française durant la révolution algérienne»,dira-t-il. Les deux gestes du président français sont, pour l'historien, indispensables, voire un préalable pour le développement des relations entre les deux pays.
Répondant par ailleurs, à des questions en rapport avec ses livres sur la guerre d'Algérie, l'enfant de Constantine a fait savoir que son choix pour des livres biographiques pour des militants et révolutionnaires algériens au début de sa carrière était bien réfléchi. «J'ai opté pour ce genre d'écriture pour ne pas m'immiscer dans le déchirement intérieur qui caractérisait après l'indépendance les relations entre les acteurs algériens de la révolution. L'histoire de la guerre d'Algérie était pour moi à cette époque-là une histoire de famille», a-t-il expliqué.
«L'écriture des livres biographiques n'était pas une option de ma part pour éviter de parler des masses durant la guerre d'Algérie», a répliqué Benjmain Stora à une question de l'assistance. «L'écriture des biographies m'a permis de saisir le vécu des masses et de connaître différentes régions de l'Algérie. Cela m'a poussé d'ailleurs plus tard à écrire un livre sur les régions d'Algérie», a-t-il argué.
Quant à la question de savoir si l'histoire continue encore à intéresser les citoyens, l'historien a indiqué que la connaissance de l'histoire est toujours intéressante. Pour preuve, de nombreuses voix en Algérie comme en France disent que le nombre de livres évoquant la guerre d'Algérie est insuffisant. L'hôte de l'Institut français d'Alger a qualifié au début de son intervention l'Algérie de pays-phare de la Méditerranée. «L'Algérie est le pays qui a le plus de frontières maritimes avec l'Europe. L'Algérie est le pays dans lequel se situe le plus grand désert du monde. L'Algérie est riche en gaz naturel et en pétrole», a-t-il signalé.
Les commentaires récents