L'une des trois cités construites à Alger par l'architecte Fernand Pouillon dans les années 50. Photo Roger-Viollet. Fotoware.
Une pierre. Une lumière. Un amble entre les arbres de Meudon-la-Forêt. Un chant mortuaire revenu, par salves, de l’enfance dans la «Cité heureuse». On ne referme pas Climats de France sans le souvenir presque physique de l’histoire intime de Marie, entre son emménagement dans la cité de Meudon-la-Forêt au début des années 1990 et l’âge de la maturité adulte, journaliste à France Culture. Le «roman», de belle facture chez Sabine Wespieser éditeur, jette un éclairage cru sur une jeunesse enfouie dans les replis d’une mémoire collective. Plus que roman, il est initiation : celle de la narratrice, par sensations tenaces, impressions fugitives, et bientôt enquête chevillée au corps, entre les fêtes fragiles du Paris contemporain ; celle de sa génération d’hommes et de femmes nés après la guerre d’Algérie, pétris malgré eux de sa violence.
Pour Marie, le tissu de l’ignorance s’est déchiré lors de la visite de «Climat de France», cité à Alger, et du rapprochement fortuit avec «M.L.F.», la cité où elle a grandi avec Alexis, Emmanuelle, Naouel, Sonia, Inès, Brice, Akli, Karim, Nadia, Mickael, au milieu des années 1990. La déchirure s’est faite inquiétante béance avec les échanges avec Malek, Français musulman, puis Français tout court, entre Paris et Meudon. Voisin de Marie à la Cité heureuse, il partage sa joie comme le chant de sa peine dans ce lieu lumineux, ouvert sur la plénitude de la forêt, qui est aussi devenu le tombeau d’Abdelkader, le fils magnifique que lui a donné l’Auvergnate Lucienne, fils bientôt rongé par l’héroïne et, sans doute, par une guerre qui n’a pas dit son nom.
Dans les pas de Fernand Pouillon, ensuite, de part et d’autre de la Méditerranée, Marie renoue les fils. M.L.F, la cité aux milliers de fenêtres offre un miroir à l’algéroise cité aux deux cents colonnes, elle aussi construite par Fernand Pouillon. L’architecte était venu épauler à partir de 1953 Jacques Chevallier, nouveau maire d’Alger, dans sa bataille pressante contre les bidonvilles. A l’urgence d’abriter - qui se fait plus dure à mesure que les «événements» commencent à laisser couler des mares de sang - Pouillon ajoute une exigence : celle de la beauté, «l’inverse du mépris : l’élévation». Entre ces villes, Germaine Tillion, par amour de la justice et par amour de la France, et la carrière de Fontvieille qui habille d’une pierre blonde ces palais pour les pauvres. Et enfin, Marseille révélée, «comme deux morceaux d’une plaie que l’on tire l’un vers l’autre pour faire cicatrice».
Au moment où s’effondrent les taudis du ventre de la cité phocéenne, n’est-ce pas dans la sublime ambition d’habiter ensemble que gît l’espoir de paix entre la France et l’Algérie ?
Marie Richeux Climats de France Sabine Wespieser, 265 pp., 21 €.
https://www.liberation.fr/auteur/19237-christelle-rabier
Je ne sais pas encore que cette cité a été dessinée par le même homme qui pensa l’immeuble dans lequel j’ai grandi. Je ne sais pas encore qu’une pierre de taille, fameuse, me relie à cet endroit. Je ne sais pas encore que, pour aller d’un endroit à un autre, il ne suffira pas de traverser la mer, il faudra traverser la guerre, entendre la lutte et voir se déployer dans des textes, dans des voix, une démente escalade de violence. Je ne sais pas encore que la drogue qui se vend dans la cour aux deux cents colonnes sur ces hauteurs d’Alger, et qui rend méfiants les quelques jeunes attroupés tout à l’heure autour de nous, je l’ai croisée il y a vingt ans dans la Cité heureuse. En 2009, Marie, la narratrice, est à Alger. Sur les hauteurs de Bab el-Oued, elle est subjuguée par la cité qu’y construisit entre 1954 et 1957 l’architecte Fernand Pouillon, appelée « Climat de France ». Saisie par la nécessité de comprendre l’émotion qui l’étreint, celle qui a grandi à Meudon-la-Forêt, dans la « Cité heureuse » du même Pouillon, entreprend alors une plongée dans le passé : le sien, celui des édifices et de leurs habitants. Plusieurs récits se succèdent et s’entrelacent, comme autant de fragments d’une même histoire dont elle traque le motif : le souvenir d’une nuit de 1997 à Meudon-la-Forêt, quand Marie, treize ans, ne parvient pas à s’endormir à cause des chants de deuil résonnant dans la cage d’escalier ; l’arrivée de Fernand Pouillon à Alger en mai 1953, invité à construire mille logements pour la fin de l’année par un jeune maire récemment élu ; les confidences de Malek, que ses parents, sentant le vent tourner, ont envoyé en France en 1956 et qui en 2016 habite encore la « Cité heureuse ». Ici, comme en écho à celle de la narratrice face aux pierres de Pouillon, l’émotion naît de l’extraordinaire acuité avec laquelle l’écrivain évoque le quotidien de ces hommes et de ces femmes que l’histoire, parfois à leur insu, a traversés et qui, de part et d’autre de la Méditerranée, obstinément et silencieusement bâtissent leur vie.
Marie Richeux
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