« Sortez, rendez-vous, Ali La pointe, vous n’avez aucune chance ! » hurlait le capitaine Allaire dans son puissant mégaphone. Le silence dura de longues minutes. Les artificiers du 1er régiment étranger de parachutistes ( REP) qui menait en pointe « La bataille d’Alger » avaient auparavant placé les charges de plastique aux angles de la bâtisse du 5 rue Abderames dans la haute Casbah où se cachaient Ali La pointe, Petit Omar, Hassiba Ben Bouali et Mahmoud Bouhamidi. Le commandant Guiraud, expéditif, décidé à raser la bâtisse à l’explosif, donna froidement l’ordre de la mort. C’était au soir du 8 Octobre 1957. Ce fut un homicide intentionnel, l’une des infractions aux Conventions de Genève, classé comme crime de guerre au même titre que la torture et les expériences biologiques entre autres « infractions graves ».
L’explosion fit disparaître littéralement la maison, soufflant d’autres bâtisses alentour. Le corps de Petit Omar, 12 ans, atterrit aux pieds du lieutenant Gillet, 50 m en contrebas. Des gravats, des débris, des ustensiles, vont retomber 100 m plus loin dans la rue Randon.
Le déblaiement prendra plusieurs jours. De nombreux corps de civils adultes et enfants déchiquetés, écrasés par les gravats, seront dénombrés, victimes de cette explosion assumée par les parachutistes français. Ce n’est qu’au dernier jour que les corps d’Ali la pointe, de Hassiba Ben Bouali et de Mahmoud Bouhamidi, seront retrouvés et identifiés. Le régiment de parachutistes (1er REP) était à cette époque, sous les ordres du commandant Guiraud, adjoint du colonel Jean-Pierre, blessé lors de l’arrestation de Yacef Saadi, le 24 septembre. Ce fut l’un des innombrables crimes de guerre de l’armée coloniale française, comme les enfumades du Dahra, les bombardements au Napalm des montagnes de l’Akfadou. Les règles de la guerre sont détaillées par les Conventions d’août 1949, qui regroupent les traités internationaux en matière de droit humanitaire. Le crime de guerre, est, lui, défini par l’article 8 du « Statut de Rome » de la Cour pénale internationale, qui date de 1998 (il a ensuite été amendé).
Une enfance de misère et de révolte
1930, la colonisation française fêtait le parachèvement de sa conquête après un siècle de meurtres collectifs, d’agressions, de dépossession des paysans algériens, de séquestre des terres fertiles, d’enfumages de tribus entières, d’anéantissement de villages et de déplacements forcés des populations, de délimitation de zones interdites, de regroupements de populations dans des taudis et des favelas de l’horreur.
C’est le 14 mai de cette année maudite, qui clôturait un siècle de capitalisme colonial sauvage, que naquit dans le quartier « La Pointe des Blagueurs » à Miliana, Ali Ammar, cinquième enfant d’une famille paysanne dépossédée de ses terres, et maintes fois déplacée par monts et par vaux.
Ali n’eut pas la chance de fréquenter longuement l’école française et d’être absorbé par l’ordre colonial pacificateur. Il est resté l’enfant naturellement révolté contre l’injustice et l’ordre policier oppressif et répressif. Il apprendra très vite à désobéir, à enfreindre la loi française, à opposer le mal au mal, à se débrouiller contre la faim, la nudité, le froid et la misère sans issue dans laquelle grenouillaient les siens. Le travail sera pour lui une forme d’esclavage moderne, une soumission consentie, mal payée, des chapelets de corvées inhumaines, un enrôlement dans les fermes du colon qui jadis étaient celles des ancêtres !
Il avait la haine du colon
L’un des ancêtres d’Ali, Abdelkader Ammar, de la confrérie Rrahmaniya, fut parmi les déportés de 1871 vers Cayenne où il mourut sans revoir la terre natale. Sa grand-mère qui narrait les légendes portant la bravoure de la famille avait enraciné dans la conscience du petit Ali l’esprit du justicier, de redresseur de torts. Dès 14 ans, il eut affaire aux Américains dont les convois passaient par Miliana après le débarquement de novembre 1942. Dès cette époque, il était en contact avec les indépendantistes du mouvement national qui cherchaient à se procurer des armes auprès des convois américains qui cheminaient vers la Libye. Hadja Aicha, la sœur ainée d’Ali disait : « Le point de départ de son combat c’était en pleine seconde guerre mondiale, alors qu’il n’avait que 14 ans. Il faisait ses coups en prenant des armes aux convois américains qui passaient à Miliana. Une fois, les Américains l’ont poursuivi, lui et trois autres copains qu’ils n’ont pas hésité à tuer. Ali a dû ainsi s’enfuir et les Américains sont rentrés à la maison avec leurs mitraillettes et nous ont fait beaucoup peur. » Et d’ajouter : « Il avait la haine des colons très jeune. Avant d’être exclu de l’école, il ne ratait aucune occasion d’en découdre avec les enfants des colons. Recherché, Ali connut la clandestinité dès son jeune âge.»
Adulte sans adolescence
Il passera d’une enfance fugace, sans jeux, sans rêveries tranquilles, sans tendresse à une adolescence responsable marquée par l’instabilité, le refus de plier et de singer l’Européen évoluant dans l’opulence. Il sera adulte avant l’heure et sera traité comme tel par la police coloniale qui le mettra en prison à diverses reprises pour des larcins liés au pain quotidien et aux vols d’habits et d’aliments.
A 13 ans, il est condamné pour vol d’effets vestimentaires militaires et se fera connaître sous le sobriquet d’Ali La Pointe, nom de son quartier natal, « La pointe des Blagueurs », à Miliana. A 15 ans, il rejoindra Alger dans des chantiers de maçonnerie, vivra dans les hammams et les ruelles des quartiers populaires où il se fera connaître comme joueur de Rey-Rey, jeu de cartes où le client est toujours plumé comme un pigeon. Dénoncé après une agression sur une jeune femme, Ali La Pointe sera emprisonné en 1950 pour viol et sera fiché par la police comme proxénète depuis cette condamnation. En 1952, il se défendra contre l’abus d’un policier français et sera condamné pour coups et blessures volontaires sur agent de l’ordre.
Socialement instable, vivant d’expédients et de petits métiers, il sera exposé en permanence sur l’espace public à la répression coloniale, aux miliciens armés des colons, aux gardes champêtres, aux policiers, aux nervis de toutes sortes. Il ne se laissera jamais faire. Il sera taxé par la presse coloniale et les auteurs de l’époque de « Petit caïd » d’Alger. Yves Courrière n’hésitera pas à affirmer que le surnom d’Ali Lapointe, lui aurait été collé par le « milieu » de la Pointe Pescade à l’ouest d’Alger, où des prostituées auraient travaillé sous sa protection.
1954, la guerre éclate
Le 1er Novembre 1954 à minuit, le FLN déclenche sur le territoire national la guerre de libération par des actions spectaculaires et simultanées contre des cibles hautement symboliques de l’administration et de l’économie coloniales. Ali La Pointe était en prison où il purgeait une peine de deux ans. Accusé de tentative d’assassinat, il avait été repris d’une évasion d’un chantier de travaux forcés de Médéa. Trois années plus tard, le 2 avril 1955, il s’évade en compagnie de l’un de ses compagnons de cellule lors de son transfert vers une autre prison, et revient se cacher à Alger où il entra en clandestinité.
Le quotidien de la population d’Alger était fait d’attentats du FLN et de la violence répressive de l’armée coloniale. La guerre prenait du muscle. Ali Ammar ayant grandi dans l’injustice et l’humiliation de l’administration française, potentiellement acquis à la révolte, fut rapidement sensibilisé par des politiques du FLN. Il rejoignit la cause de la libération nationale, de la délivrance d’une colonisation de peuplement esclavagiste et fut pris en charge par une cellule révolutionnaire active, celle de Yacef Saadi, le chef de la zone autonome d’Alger sous les ordres de Larbi Ben Mhidi.
Cette entrée d’Ali la Pointe dans l’organisation de guérilla urbaine fut relatée par la presse coloniale en 1957, après sa mort dans l’explosion de la bâtisse du 5 rue Abderames exécutée par les parachutistes du colonel Jean-Pierre.
Les services de propagande français avaient le choix entre faire d’Ali la pointe un martyr en déclarant qu’il s’était fait sauté lui-même avec ses bombes artisanales, où assumer le crime en direct en mettant en valeur l’efficacité de ses parachutistes qui avaient éliminé un puissant adversaire dont le courage et la pugnacité faisaient réellement peur aux policiers et militaires coloniaux. Les services français optèrent pour la seconde voie : l’Echo d’Alger écrivait : « Ali La Pointe ne s’est pas fait sauter, il a été attaqué dans son repère hermétique par les bérets verts ».
Héros de la bataille d’Alger
Ali, très intelligent, formé par la rue comme un libre félin, était un dur, un instinctif, mu par un esprit quasi-religieux. Il se croyait invincible et devait rattraper ses fautes de jeunesse. Les derniers moudjahidines l’ayant côtoyé témoignent de son courage unique et de sa capacité à protéger ses compagnons, notamment les femmes. Zohra Drif dira : « Avec lui on se sentait en sécurité. Il avait la puissance, le courage. Les français avaient très peur de lui ».
L’armée française voulait éradiquer, effacer de la conscience populaire l’exemple d’Ali La Pointe ! Il ne fallait surtout pas que son cas put faire école, qu’il eut été suivi par les autres jeunes enrôlés par le FLN.
Ali La Pointe, aura marqué la guerre urbaine de son engagement d’avril 1955 à sa mort le 8 octobre 1957 en pleine bataille d’Alger. Après plusieurs missions périlleuses de mise à l’épreuve, élimination de mouchards, d’indicateurs, de gendarmes et d’agents de la colonisation, Ali la pointe constitua un groupe de fidayîn avec Hassiba Ben Bouali et avec le chimiste Abderrahmane Taleb, un commando de choc qui porta des coups retentissants à l’armée coloniale, notamment aux parachutistes de Bigeard.
On ne peut évoquer Ali la Pointe, sans se remémorer les images du film mythique “La Bataille d’Alger”. Réalisé par Gillo Pontecorvo en 1965 et coproduit avec Yacef Saâdi, ce film patrimoine dérange encore en France où il évoque pour les ultras de la droite, leur échec historique colonial en Algérie, la bestialité de leur armée et les crimes de guerre dont l’un fut ce dynamitage du refuge d’Ali La Pointe qui causa des dizaines de morts civils. Le film fut interdit en France dés sa sortie en 1965. Il n’a obtenu son visa d’exploitation qu’en 1970, avant d’être retiré de l’affiche sur forcing de l’extrême droite.
Restent néanmoins ses distinctions : Lion d’Or à Venise en 1966, nominé aux Oscars pour la catégorie “Meilleur film étranger”, primé à Cannes en 1966, à Moscou en 1967. Cette œuvre d’art porte un pan de notre histoire et forgea dans l’imaginaire de la jeunesse l’image de héros d’Ali La Pointe.
Le peuple reconnaît les siens
Les tatouages d’Ali La Pointe peuvent aujourd’hui constituer un patrimoine immatériel de la guerre de libération. Recherché dans les années 1950, Ali la Pointe était présenté sur les affiches avec ses tatouages comme signes particuliers et indications de reconnaissance identitaire. On mettait en avant les singuliers crédos gravés sur sa peau. Sur la main gauche : “Zoubida-Cheda-Felah” ; sur le téton gauche : “Marche ou crève” et sur le dessous de son pied droit : “Tais-toi”.
61 ans après sa disparition héroïque Ali Ammar n’est pas oublié par Miliana. Dans la journée du 8 octobre passé, une cérémonie de recueillement en sa mémoire fut organisée par la société civile, en présence des autorités locales, et des moudjahidines de la région. Une oraison de gloire fut prononcée, Une gerbe de fleurs déposée dans l’émotion au pied de la stèle érigée en son honneur sur la placette qui porte son nom.
Par Rachid Oulebsir
http://www.algeriemondeinfos.com/2018/10/13/portrait-ali-pointe-crime-de-guerre-casbah-rachid-oulebsir/
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