Les archives de l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense offrent une double vision des opérations de l’armée française : officielle et parfois issue d’archives privées. Un fonds photographique et cinématographique inestimable et gigantesque à explorer avec patience et recul, une source précieuse sur la propagande d’Etat.
En janvier 1961, Dominique Mestrallet quitte le XVIe arrondissement de Paris pour l’Algérie. Il a 21 ans. «La hantise d’une guerre prochaine gâchera-t-elle nos projets d’avenir ?» inscrit-il au dos d’une photographie, avant d’embarquer sur le port de Marseille, comme un million et demi de jeunes de sa génération. Envoyé en Grande Kabylie, le jeune appelé du contingent devient instituteur militaire et sert d’intermédiaire entre l’armée française et les populations locales. A l’aide de son appareil photographique bon marché de marque Semflex, il approche les Kabyles, s’initie aux gestes séculaires d’une civilisation qu’il découvre avec la curiosité et l’appétence d’un jeune Parisien en vadrouille. Un an plus tard, après la victoire du oui à l’autodétermination de l’Algérie, Dominique Mestrallet revient en France. Il colle soigneusement ses 250 photographies dans un album, les annote, avant de les ranger dans un tiroir. Quarante ans plus tard, l’ancien appelé franchit l’entrée du fort d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) pour confier ses archives photographiques à l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD). C’est dans ce bâtiment à première vue austère, construit au XIXe siècle pour défendre Paris, que sont conservées depuis 1948 les archives militaires.
Ce don n’est pas unique. Comme le rappellent Olivier Racine et Eléonore Plantin, chargés des acquisitions «par voie extraordinaire», les dons s’inscrivent dans l’histoire de l’ECPAD et sa finalité patrimoniale. Dès sa création en 1915, la section photographique et cinématographique des armées avait pour mission de réunir des archives «aussi complètes que possible concernant toutes les opérations militaires». La collection Algérie se compose ainsi de plus de 163 000 images photographiques et de 1 200 films, tournés en majorité par le Service photographique des armées entre 1945 et 1964, mais pas uniquement. Le travail sensible et méticuleux de l’historienne Marie Chominot, enrichi par le savoir des documentalistes passionnés de l’ECPAD, comme Damien Vitry, a permis d’élargir ces fonds et a fait connaître l’aventure algérienne de Dominique Mestrallet. L’ouvrage Regards sur l’Algérie, 1954-1962publié par Gallimard en 2016 déplace nos imaginaires vers une vision plus intime et personnelle du conflit, par-delà des images d’opérations de maintien de l’ordre.
Dans ces scènes de la vie quotidienne et ces visages d’enfants curieux apparaît le hors champ des actions militaires. Autant de fragments de vie qui viennent aujourd’hui compléter la vision officielle du conflit armé. Ces collections privées comptent ainsi plus de 90 000 photographies prises depuis 1850. Elles contiennent également 260 films amateurs des années 30 à nos jours, cédés par des particuliers à l’ECPAD. Un incroyable réservoir d’histoires parallèles pour tout créateur, qu’il soit historien, scénariste, romancier, réalisateur, dessinateur…
La restauratrice au pôle archives (Photo Jérémy Lempin. Divergence)
«Soldats de l’image»
Ces images amateur ne doivent pas faire oublier que l’essentiel des fonds est constitué par la production des «soldats de l’image». L’ECPAD est en effet le premier grand centre de production audiovisuelle de l’Etat. Depuis le premier conflit mondial jusqu’à aujourd’hui, une de ses missions est de servir la vision officielle des conflits dans lesquels s’engage l’armée française. Il s’agit de documenter les actions militaires pour favoriser l’adhésion de la nation à la politique de l’Etat et constituer les archives du futur. Comme le montrent les travaux pionniers de l’historien Laurent Véray, les premières vues tournées sous le contrôle de l’armée furent avant tout le résultat d’une «collaboration entre l’institution militaire et l’industrie cinématographique». La Première Guerre mondiale marque «l’avènement du statut historique et archivistique des images». Les opérateurs doivent répondre à une triple commande : informer, convaincre et documenter à l’usage des générations futures, trois injonctions difficiles à concilier. Ces images d’archives sont une formidable source pour comprendre les mécanismes complexes de la propagande d’Etat et de la censure, à différentes périodes de l’histoire, mais aussi les limites de ces instances de contrôle.
Comme tout opérateur, le soldat de l’image est en effet animé par des tensions politiques et éthiques sur ce qui doit être photographié, filmé ou ne pas l’être. L’une des richesses des collections de l’ECPAD est d’interroger la vision officielle de la guerre, avec ses hésitations, ses contrechamps, ses vides. Car tout n’a pas été filmé. Au-delà des «images inédites» de l’histoire, recherchées par certaines productions audiovisuelles contemporaines, ces hors-champs en disent tout autant sur l’événement historique qui a échappé au viseur de l’appareil ou de la caméra. C’est le cas par exemple de l’usage de la torture en Algérie, que le cinéma de fiction mettra frontalement en scène par la suite, comme dans la Bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo.
«Puissance spectrale»
Les fonds de l’ECPAD sont des trésors pour les chercheurs et un grand défi méthodologique pour les contemporanéistes. Lire et interpréter ces images est une activité exigeante car elle nécessite de rompre avec une adhésion immédiate aux images. Ce que Susan Sontag appelait notre «croyance implicitement magique» en des images «talismans», qui nous promettent «d’entrer en contact avec une autre réalité». Dans son brillant texte On Photography, publié en 1973, l’essayiste affirmait déjà que les images «paralysent» autant qu’elles «anesthésient» la conscience de celui qui les regarde.
Pour y remédier, nous avons besoin d’un arsenal théorique, des outils de pensée capables d’abord de nous désensorceler, pour nous donner ensuite accès à la richesse de ces sources si singulières. Toute l’œuvre de Sylvie Lindeperg s’y emploie. En travaillant sur les images de la Seconde Guerre mondiale, l’historienne interroge leur valeur documentaire et leur «puissance spectrale». Les images ne sont pas des sources comme les autres, puisqu’elles «recueillent les traces de ceux qui nous ont précédés, redonnent corps et voix aux absents de l’histoire». Ce cheminement nous incite à regarder patiemment. Il invite à élaborer une éthique du regard, à interroger le réemploi des images et leurs transformations, dans un rapport de confiance avec le spectateur.
Depuis une vingtaine d’années, dans la lignée de Marc Ferro, et grâce à une politique d’ouverture au monde de la recherche menée ardemment par le directeur de l’ECPAD Christophe Jacquot, de nombreux historiens questionnent les fonds photographiques et cinématographiques de l’institution avec cette même précaution, conscients du potentiel scientifique des images tout autant que de leur «fragile résistance».
Nicolas Férard, archiviste spécialiste du fonds allemand à l'ECPAD. (Photo Jérémy Lempin. Divergence)
Projets pédagogiques
Leurs travaux ont permis de comprendre l’ambiguïté des images de la Première Guerre mondiale (Laurent Véray, Clément Puget), la diversité des fonds extrêmement riches de la Seconde Guerre mondiale, parmi lesquels les films nazis ou les images amateur (Jean-Pierre Bertin-Maghit, Christian Delage, Stéphane Launey), celles, moins connues, de la guerre d’Indochine (Delphine Robic-Diaz) et de la guerre d’Algérie (Sébastien Denis, Marie Chominot) ou encore, les images des conflits plus sensibles car plus récents, comme les opérations françaises au Rwanda (Nathan Réra, François Robinet) ou encore les images d’Iran et d’Afghanistan (Agnès Devictor). L’institution a également permis la mise en place de projets pédagogiques et culturels, lancés il y a dix ans par Magdalena Mazaraki, et poursuivie aujourd’hui par Lucie Moriceau. On découvre dans ces fonds les premières œuvres d’artistes de renom, tels que Raymond Depardon, Claude Lelouch, Raoul Coutard ou encore Pierre Schoendoerffer, qu’ils soient jeunes appelés ou engagés volontaires. Gilles Ciment, théoricien du cinéma, spécialiste de la bande dessinée et directeur adjoint de l’ECPAD, a raison de rappeler que ces futurs grands noms de la photographie et cinéastes ont pu ainsi expérimenter et s’approprier des moyens techniques exceptionnels, rares pour des opérateurs débutants et inexpérimentés. Que faire de la beauté esthétique de ces images qui fait vaciller notre appréhension des images de guerre tout en participant à la construction de nos mythes nationaux ?
Les chercheurs de toute discipline trouveront également dans ces archives des sources nouvelles pour écrire l’histoire des femmes, et la réinscrire dans une histoire largement dominée, et pour cause, par des hommes. Ils découvriront peut-être un jour qui était Yvette Belaic, originaire de Morlaix, devenue projectionniste à la section cinéma du service social des Forces terrestres en Extrême-Orient (FTEO), et photographiée en novembre 1951 au Tonkin. Les archives contiennent encore aujourd’hui une multitude de personnages en quête d’auteurs.
Dématérialisation
Comme toute grande institution d’archives publiques, l’ECPAD est confronté aux défis de l’ère numérique et à ses dilemmes. Elle n’échappe pas non plus aux tensions qu’engendrent la dématérialisation des supports, l’évolution du droit d’auteur, la circulation accrue des images et le désir de plus en plus fort d’y avoir accès à distance. Bien qu’ayant le statut d’établissement public administratif, l’ECPAD se doit aussi de valoriser ses fonds, afin de compléter un financement public à hauteur de 85 % de son budget global. Cette réalité économique est d’autant plus cruciale que la conservation pérenne de ces fonds a un coût élevé. Alors, comment répondre à ces exigences financières sans menacer la mission patrimoniale de service public ?
L’ouverture prochaine d’une plateforme numérique est un projet à première vue enthousiasmant, conforme à notre temps et aux attentes des usagers. Nous n’aurons bientôt plus à gravir la colline du fort d’Ivry pour consulter ces fonds audiovisuels précieux. Un gain de temps et d’énergie incontestables. Mais cette évolution n’est pas sans risques. La consultation à distance est une activité solitaire tandis que la recherche se nourrit de guides et d’interlocuteurs éclairés. Aussi précise soit-elle, l’indexation numérique aura du mal à remplacer le savoir encyclopédique, l’expérience et l’inventivité des documentalistes présents sur les lieux. Elle ne remplacera pas non plus les rencontres humaines et les découvertes imprévisibles qu’elle suscite. La médiathèque de l’ECPAD est un lieu magique, où se croisent des personnages de savants fous, d’amateurs éclairés, de passionnés de généalogie et d’histoire. Comme ces quatre frères et sœurs venus chercher les traces de leur père, engagé au Laos, que le documentaliste Philippe Touron retrouvera en une journée. Ou encore ce passionné d’aviation répertoriant chaque type de moteur d’avion en dialogue avec Nicolas Férard, spécialiste du fonds allemand de la Seconde Guerre mondiale. Bientôt, dans notre confort domestique et derrière nos écrans, nous ne trouverons au mieux que ce que nous cherchons. Au risque d’oublier que nous avons plus que jamais besoin des aiguilleurs et éclaireurs du monde des archives.
Ouvrages :
Images d’armées. Un siècle de cinéma et de photographie militaires, 1915-2015, Sébastien Denis et Xavier Sené (dir.), CNRS Editions, 2015.
La Voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Sylvie Lindeperg, Verdier 2013.
Les Images d’archive face à l’histoire. De la conservation à la création, Laurent Véray, CNDP-SRDP, 2011.
Regards sur l’Algérie, 1954-1962, Marie Chominot, Gallimard, 2016.
A qui appartiennent les images ? Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, FMSH, 2017.
A la mémoire de Magdalena Mazaraki, historienne de cinéma engagée à l’ECPAD, disparue en 2012 à 34 ans.
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https://www.liberation.fr/debats/2018/10/10/au-fort-d-ivry-champs-et-contrechamps-de-bataille_1684491
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