Qu'est-il advenu de la mémoire du coup d'état de mai 1958 lorsque, s'appuyant sur la révolte de l'armée et de la population en Algérie, le général De Gaulle a pris le pouvoir ? Dans sa thèse, réalisée au sein de la prestigieuse université de Yale, le jeune universitaire américain Grey Anderson interroge les débuts parfois troubles de notre République qui a fêté - discrètement - cette année ses 60 ans. Ce travail universitaire fut remarqué par Éric Hazan, à la fois éditeur et traducteur de l'ouvrage qui paraît ce mercredi 12 septembre aux éditions La Fabrique. La richesse de cet écrit provient à la fois d'un examen minutieux de sources encore inexploitées de la "justice d'exception" du régime gaulliste et d'un regard extérieur et assez neuf d'un universitaire américain sur un sujet franco-français.
Nous avons donné rendez-vous au chercheur dans un café à l’est de la place de la République à Paris. Un endroit tranquille à ce moment de la journée - il est 14 heures. Grey Anderson arrive, la trentaine mais une moustache couronnée de lunettes rondes cerclées dorées qui n’auraient pas eu honte face à celles de nos arrière-grands-pères. Le pas avenant, le jeune homme arbore un grand sourire et une poignée de main chaude : un "Salut !" dit avec un accent marqué. Il s’excuse et insiste pour mener l’entretien en français. Il vit depuis quelques temps en France maintenant. Il explique sa surprise d’avoir été contacté par une maison d’édition française pour faire de sa thèse un livre, qui paraîtra également en anglais l’année prochaine. Il est venu avec un carnet moleskine qui lui sert de bloc note, qu'il n’ouvrira pas pendant l’entretien mais qui restera tout de même sous la main. C’est son premier entretien en tant que chercheur, son premier entretien tout court. Les six ans de recherches qui l’ont amené de l’université de Yale dans le Connecticut aux archives nationales françaises et au XIe arrondissement de la capitale se sont faites dans les archives. Il a bien sûr beaucoup utilisé les "interviews" du service historique de la défense, ou des fonds oraux de Sciences Po qui lui furent très précieux.
Quelle est la motivation d’un étudiant de l’université de Yale, originaire de Californie, pour mener une thèse de six ans sur la fondation de la Ve République française ?
Grey Anderson - J’ai commencé mes études doctorales peu après le "surge" de 2007 en Irak [l’envoie de 20 000 soldats supplémentaires sur le terrain irakien, décidé par l’administration Bush. Ndlr.] et la publication, à peu près au même moment, du "Field Manual" [Ce manuel militaire présentait les principes de guerre contre-insurrectionnelle jugés nécessaires aux officiers en poste en Irak. NDLR.], un moment de redécouverte, aux États-Unis, de la doctrine française de contre-insurrection. Cette référence m’a interpellé et j’ai été amené à me questionner à ce sujet : j’ai lu des textes américains des années 1960 où il est question de l’expérience de l’armée française en Algérie, sur la tactique bien sûr mais aussi sur la question des rapports entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. Je me suis ainsi penché sur une autre facette de cette époque qu’on est habitué à qualifier de "Trente glorieuses" : la France, au cœur de la construction européenne et de cette Europe pacifiée de la croissance avait connu une transformation de grande ampleur, consécutive à un coup d’État militaire. Par la suite, j’étais surpris de découvrir la place marginale accordée à cet épisode dans les histoires de la période. Quelques ouvrages sont bien parus autour de 2008-2009, pour le 50e anniversaire de 1958, mais je trouvais la disproportion avec les travaux universitaires et les fêtes commémoratives autour de 1968 assez surprenante. Mai 68 est certes un événement majeur de la France contemporaine… mais qui se solde par la victoire écrasante de la droite conservatrice et la reprise en main de la situation. Imaginez, aux législatives de Juin 1968 la majorité présidentielle de Pompidou obtient 363 sièges sur 485 ! En 1958 des insurgés ont fait tomber un gouvernement et ont imposé à la France un système constitutionnel qui dure encore aujourd’hui.
Pourquoi avoir fait le choix de ces dates (1958-1962) qui correspondent à la période de la guerre d’Algérie au cours de laquelle le pouvoir était, à Paris, détenu par le général De Gaulle et les gaullistes ?
C’est une sorte d'interrègne, entre l’avènement du pouvoir gaulliste et sa consolidation. Jusqu’en 1962, les dirigeants du nouveau régime n’étaient pas aussi assurés de leur maintien au pouvoir que ce qu’ils ont pu laisser penser par la suite. 1962, c’est l'année de l’indépendance de l’Algérie, de l’élimination de factode l’OAS, mais aussi du référendum instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct. En 1962 la France sort d’une période où elle a vécu avec le spectre de la guerre civile. La presse parlait de putschs avortés, de massacres de rue, à un moment où la mémoire de Vichy, de l’Occupation et de la Résistance, est encore dans toutes les mémoires. Une fois l’ordre rétabli, ce qui survient assez vite en fin de compte, on assiste à une forme de "refoulement". On s’est mis à parler de l’Algérie comme si les drames de la période avaient été le fait de circonstances inéluctables, inhérentes à tout processus de décolonisation. La métaphore du "refoulement", terme qui relève à la fois de la métaphysique et de la psychanalyse est discuté par l’historien Benjamin Stora [notamment dans La gangrène et l’oubli, éd. La découverte. NDLR]. S’il est sans doute critiquable, il me paraît dans ce cas assez pertinent.
Un des apports de vos recherches repose sur l’accès que vous avez eu à des archives nouvelles, le fond 5W du tribunal militaire et de la Cour de Sûreté de l’État, comment s’est déroulée cette découverte de ces sources ?
J’ai obtenu un certain nombre de dérogations afin de consulter les dossiers de la "justice d’exception", notamment concernant les "activistes" de l’Algérie française. Ce travail de documentation est long et parfois fastidieux, mais il faut dire que le service des Archives nationales en France fonctionne bien. Les fonds privés, notamment les papiers de Michel Poniatowski [directeur de cabinet du secrétaire d’État aux finances Valéry Giscard d’Estaing du gouvernement Debré (1959-1962) suspecté d’avoir été le l’intermédiaire entre l’OAS à Alger et le futur président de la République] et ceux du corps militaire, conservés au Château de Vincennes, ont été plus difficiles d’accès, en particulier ce qui touchait à la politique nucléaire.
Le titre de votre ouvrage, La guerre civile en France. 1958-1962, est un titre polémique qui fait notamment référence au texte de Karl Marx de 1871 sur la Commune de Paris, pourquoi ce choix qui peut paraître inapproprié, ou du moins excessif ?
C’est un choix un peu spécial... La référence au texte de Marx est volontaire bien-sûr. D’abord, ce qui marque dans les textes de Marx sur la Commune, c’est qu’on y voit en plein action l’autonomie — même très relative — des différents appareils d’État. Or, en 1958, une partie de la gauche, et tout particulièrement le PCF, dont j’ai étudié les archives sur la période, a pensé que De Gaulle était, sinon un fasciste, l’incarnation d’un pouvoir fascisant : c’est-à-dire, selon la vieille doctrine des années 1930 encore suivie par le PCF à l’époque, le représentant direct des tendances les plus réactionnaires du capitalisme, d’un "pouvoir bourgeois des monopoles". D’autres esprits, plus éclairés, se sont rapidement rendus compte qu’en fait il y avait d’importantes contradictions au sein du nouveau régime, notamment autour du règlement du conflit en Algérie : l’acceptation de la perte de l’Algérie s’est faite à différentes vitesses, y compris au sein du gouvernement. En mai 1958 Jean Lacouture, futur biographe de De Gaulle, aurait déclaré "ce n’est pas un général, c’est un champ de bataille". Ce jugement me semble assez juste.
Ensuite, ce concept de "guerre civile" était beaucoup utilisé dans les débats parlementaires. Pendant toute l’agonie de la IVe République, l’invocation de cette menace est omniprésente. L’Algérie incarnait cette crainte, la peur que la violence qui se déversait là-bas sur les populations gagne le cœur de la nation en métropole… Ce qui est arrivé d’une certaine manière ! Les attentats du FLN puis la montée de l’OAS et l’intensification des répressions policières ont contribué à instaurer en métropole un climat de guerre.
Afin d’être tout-à-fait clair, ce concept est avant tout un outil de lutte à des fins politiques, un outil polémique, bien plus qu’un concept idéal ou analytique.
L’État gaulliste a-t-il marqué une différence de traitement quant à la question algérienne ? Des travaux comme ceux de Guy Pervillé tendent à montrer que, mis à part la répression contre les partisans de l’Algérie française, le dispositif militaire, judiciaire et policier est resté sensiblement le même [Pour une histoire de la guerre d’Algérie, éd. Picard, 2002.]
C’est une question capitale. Il y a un vieux débat sur les intentions de De Gaulle en 1958. D’après une certaine tradition, qui flirte avec l’hagiographie du "décolonisateur prophétique", il serait arrivé au pouvoir avec l’idée que l’Algérie allait être indépendante. À l’opposé, certains considèrent qu’il aurait été déterminé à conserver la souveraineté française sur le territoire jusqu’au dernier moment, et ne s’est incliné que devant les pressions internationales. Pour ma part je m’inscris plutôt dans le sillage de Julian Jackson, auteur d’une très récente biographie en anglais [A Certain Idea of France : The life of Charles de Gaulle, éd. Penguin, 2018], selon lequel De Gaulle était pragmatique au sujet de la présence française en Afrique du Nord, et qu’il a gardé — au moins jusqu’en 1960 — l’espoir d’une Algérie "liée à la France" par une forme de compromis néocolonial. Il ne s’agit donc pas tant des convictions du président en son for intérieur que de la manière dont il essaie de maîtriser les contradictions au sein des appareils d’État, entre les jusqu’auboutistes convaincus et les plus modérés. C’est là l’innovation gaulliste. Il a réussi à négocier et maîtriser ses contradictions, il s’impose au sein de l’État – au bout d’un processus long et particulièrement violent, surtout en Algérie. Il finit par faire passer aux yeux des Français la perte de l’Algérie en "une victoire sur nous-mêmes", selon le mot de Malraux.
Avant de parvenir au sommet de l'Etat, quelle capacité de nuisance avait véritablement les Gaullistes contre la IVe République ? Car, avant 1958, toutes les tentatives de prise du pouvoir avaient échoué.
Après l’échec du Rassemblement du peuple français, au début des années 50, De Gaulle voit bien qu’il a besoin d’une crise pour reprendre pouvoir. Il est clair pour son entourage que l’échec électoral appelle d’autres formes d’action. Un petit groupe de fidèles, parmi lesquels Michel Debré et Jacques Foccart, maintient des rapports avec les milieux militaires, ainsi qu’avec des associations d’anciens combattants et un noyau de gaullistes proches de l’extrême droite, habitués à la violence de rue et prêts à l’action extra-parlementaire. Ces réseaux joueront un rôle important, sinon décisif, dans le dénouement des événements de mai 1958.
À l’époque, on parlait beaucoup de "complots", et de l’éventuelle complicité de De Gaulle dans le soulèvement qui aboutit à son retour aux affaires. L’ouverture des archives de la présidence n’a pas, à cet égard, apporté de nouvelles preuves probantes, en d’autres termes, il n’y a pas de "smoking gun" : les faits sont là, connus de tous – seul change l’interprétation qu’on leur donne. Ce qui est frappant c’est la permanence d’une grille de lecture déjà formulée par différents acteurs à l’époque. C’est le cas du journaliste français Christophe Nick qui présente l’action du général De Gaulle comme un coup démocratique.
Toujours est-il que soixante ans après circule le fantasme d’un machiavélisme gaullien, les uns insistant sur le côté autoritaire du Général, son scepticisme à l'égard de la légalité républicaine, d’autres qui voient en lui au contraire une sorte de sauveur, un "George Washington" français. Les deux tendances se rejoignent par l’importance qu'elles accordent à la personne de De Gaulle et à ses ambitions.
Ce n’est pas ma manière de considérer les choses. En suivant la politologue Brigitte Gaïti [De Gaulle : Prophète de la Cinquième République, 1946 – 1962, Paris : Presses de Sciences Po, 1998], je me suis beaucoup plus intéressé à la manière par laquelle divers protagonistes — De Gaulle et ses collaborateurs, bien sûr, mais aussi des militaires, des hommes politiques, des intellectuels — ont négocié une interprétation neutralisante de cette crise. On a créé la légitimité de la République gaulliste à partir d’une base a priori pas très favorable à l’interprétation légaliste qui aujourd’hui domine.
Vous discutez de l’emploi du terme de fascisme concernant le gaullisme, pourriez-vous y revenir ?
Ce que j’essaie de démontrer, c’est qu’en 1958 on voit l’ultime résurgence d’un vocabulaire politique très ancré dans la gauche française, celui de l’anti-bonapartisme, de l’opposition au pouvoir exécutif qu’on retrouve aussi dans l’antifascisme de l’entre-deux-guerres. Ce vocabulaire appartient à une tradition au passé honorable, qui va des luttes révolutionnaires du XIXe siècle au Front populaire et à la Résistance, mais en 1958 ce registre ne correspond pas à la réalité des crises politiques contemporaines. Et selon moi, cette aporie est directement liée à la définition même de crise politique. Je me fais l’écho des travaux de sociologues français tels Michel Dobry [Sociologie des crises politiques, éd. Sciences Po, 1986]. Les crises politiques sont des moments de recours à des analogies historiques et au vocabulaire légué par des luttes passées, le plus souvent désormais inappropriées.
De Gaulle n’était pas fasciste, ça ne fait aucun doute. Cette analyse, d’une partie de la gauche française, était erronée, quoiqu'elle fût fondée sur des raisons compréhensibles. Si le PCF s’est obstiné si longtemps à dire que De Gaulle était fasciste ou du moins un tremplin vers le fascisme, c’était au nom d’une idée de rassemblement et de défense républicaine qui a marché un temps ; mais en 1958, l’unité de la gauche avait été sévèrement compromise par la guerre froide et les conflits de décolonisation. Le décalage entre la radicalité et la violence des actes et l’absence de passage à l’acte est flagrant.
Ce moment est aussi, pour la gauche française, l’occasion d’une renaissance de l’analyse du bonapartisme et de l’État fort. Une pensée marxiste hétérodoxe se met dès lors à remettre à nouveau en question le rapport entre l’État et les différentes fractions de la classe gouvernante. 1958 et la fin de la guerre d’Algérie jouent un rôle de premier plan dans cette entreprise de renouvellement théorique.
Vous partez du constat d’une rupture à partir de 1968 vis-à-vis de la mémoire de la naissance de la République, celle de 1968 venant effacer la première, de quoi parle-t-on alors ?
Le discours du pouvoir gaulliste durant la première décennie de son existence repose sur l’opposition entre un conservatisme modernisateur d’une part (le gaullisme et son gouvernement d’experts) et l’archaïsme des paysans, de la petite bourgeoisie pro-Algérie française, des colons et d’une partie de l’armée. Mais cette opposition ne va pas de soi, il ne s’agit pas à mon sens d’une querelle des anciens et des modernes mais d’une lutte entre des définitions rivales de la modernité et de l’avenir de la France. Les partisans de l’Algérie française se concevaient eux aussi comme des modernisateurs. Ils prétendaient défendre une vision ouverte et fédérale d’un empire français renouvelé contre une France rétrécie, étriquée et hexagonale — c’est la vision des Barrès et des Maurras, dont certains disaient de De Gaulle qu’il en était l’héritier.
Ceci nous ramène au motif du "refoulement". Je pense ici à la formule de Lacan, selon laquelle le refoulement prend toujours la forme d’un retour du refoulé : il ne s’agit pas seulement de la censure et de l’oubli, mais de quelque chose qui doit se rejouer. On pense aussi à la sentence de Marx dans le 18 Brumaire, "les événements historiques se répètent deux fois… la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce". En 1958, les fantômes de Vichy et de l’occupation ressurgissent un temps avant d’être contenus, et d’une certaine manière refoulés par l’État gaullien, qui travaille en même temps à faire oublier sa propre naissance. Ce qui est frappant justement, c’est qu’en 1968 on voit ressurgir… mille références ! Les gens avaient forcément conscience de vivre un moment particulier, et c’est étonnant de voir que dans les travaux sur 1968 on parle si peu du fait que cette année-là était aussi le dixième anniversaire de la prise de pouvoir gaulliste.
Selon moi, ce phénomène tient la réconciliation entre le gaullisme d’État et les autres droites avec lesquelles il avait été en rupture lors de l’affaire algérienne. La nécessité de s’opposer aux mouvements de gauche de 1968 a poussé ces fractions à faire un compromis ; compromis par lequel le régime gaulliste a pu encore une fois dissimuler ses origines.
Propos recueillis par Nicolas Bove
Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d'État gaulliste à la fin de l'OAS. Éd. La Fabrique, 304 pages - 12 euros. Sortie le 12 septembre 2018
Nicolas Bove lew 11-09-2018
Les commentaires récents