Dans L'Express du 18 mai 1956
Des jeunes universitaires du département de l'Eure, anxieux de provoquer la discussion des affaires publiques à l'échelon local, ont constitué un "Cercle Républicain d'Etudes". Pour inaugurer leurs travaux, ils ont demandé à M. François Mauriac de leur faire une conférence sur "les raisons d'espérer". C'est à Vernon, jeudi soir, devant un vaste auditoire de jeunes, et en présence des personnalités du département, que M. Mauriac a ouvert la discussion par l'exposé dont nous publions ici le texte. Quel est aujourd'hui, dans le drame algérien, le devoir de l'écrivain-citoyen ?
L'homme de lettres, en France, qui s'est autrefois beaucoup mêlé à la politique, s'en mêle de moins en moins. Je ne le dis pas ici pour l'en blâmer. Il m'arrive trop souvent, et ce soir encore, de me demander de quel droit, au nom de quelle autorité je parle et j'écris sur des problèmes qui ne sont pas du ressort d'un romancier.
Mais qu'il est difficile de se taire ! J'admire que dans les journaux tant d'écrivains traitent de tout chaque jour, sauf des questions qui nous tiennent à la gorge. Je les trouve très forts et voudrais être aussi habile. J'admire qu'ils passent, qu'ils se glissent entre les sujets brûlants comme des chats sur une crédence, entre des assiettes, sans en faire choir aucune. Ils évitent sagement ce qui irrite et ce qui divise, et en général tout ce qui nous suscite, dès que nous prenons parti, un monde d'ennemis.
Que Dieu les bénisse ! Je ne leur jette pas la pierre. Ils sont des écrivains et considèrent que leur compétence ne s'étend pas au gouvernement des hommes - le gouvernement des hommes qui chez nous se ramène aux diverses façons de les faire payer et de les faire se battre, de telle manière qu'ils soient finalement toujours battus.
Mais moi, quelle raison ai-je de plus que mes confrères de parler et d'écrire sur ces choses et de me faire enguirlander et agonir à longueur de journée, moi romancier dont le métier est en somme de raconter l'histoire de la dame et du monsieur ?
Donner un style aux événements
Je pourrais ici vous rappeler les raisons personnelles que j'ai eues d'entrer dans la bataille. Ce serait commencer par ne vous parler que de moi et me montrer ainsi un peu trop littérateur comme entrée de jeu. Parler de soi, vous savez que c'est le défaut des écrivains et qu'il faut le leur pardonner : ils n'ont pas de meilleur sujet qu'eux-mêmes. C'est, bien sûr, le sujet qui les intéresse le plus, mais c'est aussi celui qu'ils connaissent le mieux.
Car voilà leur véritable excuse à ne pas parler du reste : leur incompétence pour tout ce reste. Mon incompétence politique, beaucoup de gens la dénoncent, vous le savez. Soyons beau joueur et reconnaissons que le métier d'homme de lettres nous expose, dès que nous abordons la politique, à certaines erreurs. Oui, il existe une catégorie d'erreurs auxquelles nous sommes plus exposés que les autres hommes. Et je voudrais, avant d'aller plus loin, vous mettre en garde et me mettre en garde contre elles.
Et d'abord un certain romantisme est propre à l'écrivain qui l'incite à ne pas considérer les événements en eux-mêmes, mais à les interpréter, à leur donner un style, à les mettre dans une lumière qui lui est propre. Il en fait à son insu une matière de son art. Il traite l'Histoire en homme habitué à raconter des histoires.
Non seulement les événements, mais les hommes aussi, il tend à les considérer comme les héros de ses récits ou de ses pièces, à forcer tel trait, à mettre l'accent sur tel ridicule. Il donne le coup de pouce qui fait tout à coup, d'un parlementaire insignifiant, un personnage représentatif. En somme, là où il devrait faire oeuvre d'historien il tend à faire oeuvre d'art.
L'homme de lettres dans le combat
Autre tentation : si notre écrivain est doué pour la satire, si, comme disait Saint-Simon de je ne sais plus qui, il excelle à décrire le ridicule des gens "avec cette vérité qui assomme", comment ne céderait-il pas, au moins quelquefois, à la tentation du considérable jeu de massacre que lui propose le Parlement français et n'inclinerait-il pas à y choisir des têtes de Turcs ? Je m'assure, quant à moi, de ne pas y avoir toujours su résister bien que je sois seul à connaître tous les sacrifices que je fais à la charité et les traits que je me refuse, et les gentillesses trop acides que je me retiens d'écrire.
Mais voici un autre reproche que mérite souvent le littérateur en mal de politique : n'ayant pas la pratique des affaires, ni leur maniement, n'ayant jamais pu observer de près ce qu'elles sont, il les survole trop aisément, néglige les contingences et incline à juger de tout sur le plan de l'éternité.
Voilà quelques-unes des raisons qui me viennent d'abord à l'esprit pour vous rappeler de vous méfier en écoutant ce que je vous dirai. Mais j'aurais tort d'insister : si je continuais à vous dire trop de mal des écrivains, c'est-à-dire de moi-même, vous finiriez par me croire, et tout compte fait, vous auriez tort. Car il n'en reste pas moins qu'un homme de lettres qui entre dans le combat politique trouve une audience singulière, suscite des amitiés passionnées, des inimitiés furieuses, mais enfin qu'il ne trouve guère d'indifférents.
C'est un fait qu'il apporte un autre ton dans le débat, qu'il réveille l'attention et que, si incompétent qu'il soit, il éclaire le sujet par un côté inhabituel. Le plan de l'éternité n'est pas toujours le plus mauvais pour juger d'événements qui ne sont vus par les professionnels que sur le plan parlementaire. Maurice Barrès cite quelque part ce mot d'un politicien de son temps : "En politique, je ne m'inquiète jamais de ce que je ferai dans six mois."
"En politique, je ne m'inquiète jamais de ce que je ferai dans six mois..." Parole terrible que pourrait faire sienne plus d'un de ceux qui nous ont menés de désastre en désastre jusqu'à ce comble de malheur que nous avons atteint aujourd'hui.
Le politicien n'a pas d'imagination
Gouverner, ce devrait être prévoir. Il faut avouer que l'imprévision est le trait dominant de nos personnages consulaires. Ce n'est pas à Vernon que je me sens gêné pour le dire puisque vous avez cette originalité d'avoir envoyé au Parlement un des rares hommes politiques qui ait annoncé tous nos malheurs et qui ait su en définir les causes. Il faut croire que la mécanique parlementaire, ses règlements de comptes au jour le jour, ses rivalités de personnes et d'équipes ne créent pas l'atmosphère la plus favorable à une analyse correcte des données politiques du drame français.
J'ajouterai que le politicien professionnel manque souvent de ce dont l'écrivain a plus de chances que lui d'être doué : je veux dire d'imagination pour ce qui touche aux événements, et de psychologie pour ce qui touche aux individus.
Le manque d'imagination, ou si vous préférez, d'invention, c'est ce qui me frappe chez trop de nos hommes d'Etat. De l'imagination, il en faut, croyez-moi, et pas seulement aux romanciers. Elle est nécessaire aux savants eux-mêmes et aux hommes de laboratoire. Aucun inventeur, dans aucun ordre, n'en a été dépourvu, mais non plus aucun homme d'Etat digne de ce nom. Ici encore, je puis en parler sans gêne, votre député me paraissant être l'un des très rares, aujourd'hui, qui soit capable, devant une situation donnée, d'imaginer - je dis bien : d'imaginer - une solution inattendue et qui trouvera l'adversaire à la fois étonné, déconcerté et séduit. Ce qui ne signifie pas qu'elle doive être toujours et dans tous les cas heureuse. Que l'imagination soit souvent une maîtresse d'erreur, nous le savons. Imaginer, c'est risquer.
Lapin, je te baptise carpe
Mais, convenez-en : il n'y a rien de pire que ce spectacle sinistre auquel nous assistons depuis tant d'années où les hommes de qui dépend notre destin, subissent l'événement et ne savent parer le coup qu'ils n'ont pas prévu, que lorsqu'il a été donné. Ou s'ils croient avoir une idée, s'ils ont conçu une fois quelque système, comme par exemple la C.E.D., ils en deviennent prisonniers et la font tourner comme les écureuils leur propre cage.
Ou bien ils disent au lapin : "Je te baptise carpe" et croient ainsi inventer quelque chose. Avoir de l'imagination en politique cela ne consiste pas à décider que ce qui autrefois s'appelait guerre s'appellera désormais pacification.
Croyez-moi, l'impuissance de nos gouvernants naît de leur impuissance à imaginer, dans les conditions imposées par l'Histoire, la solution à laquelle l'adversaire n'eût pas songé. Car autant que d'imagination, ils sont à l'égard des individus dénués de psychologie et par là se trompent dans leur comportement à leur égard.
Ah ! c'est ici que l'homme de lettres retrouve quelque avantage sur le politicien professionnel. Toutes les erreurs commises en Indochine et en Afrique du Nord auront été, pour une large part, d'ordre psychologique.
On a beaucoup dit, et certes avec raison, qu'à la source de notre infortune et de nos mécomptes, dans les pays d'outre-mer, il y a cette méconnaissance de l'homme d'une autre race, ce dédain, ce mépris que nourrit à son égard le petit blanc, ces idées toutes faites, reçues en héritage et acceptées sans examen, touchant l'infériorité essentielle de l'indigène.
Mais, hélas ! à l'échelon supérieur, souvent on ne trouvait guère plus d'intelligence. Que de fois aurons-nous entendu dire par des messieurs de tout grade : "Vous ne les connaissez pas : ces gens-là ne respectent que la force. Ils ne comprennent que la trique."
Ils comprennent, ils auraient compris un autre langage. Il a fallu des années d'humiliations et d'offenses pour dresser contre une métropole indifférente ces peuples qui, dans leurs éléments évolués et dans leurs élites, respectent, aiment et souvent chérissent notre culture et qui ont donné leur âme et leur esprit aux idées que la France de 1789 enseigna au monde.
Parce que nous avons été bêtes...
Je voudrais me garder ici de revenir sur le passé. Mais en parlant avec le sultan du Maroc, en l'écoutant, en l'observant, je me demandais comment des hommes, fussent-ils moyennement fins, avaient pu traiter ce chef religieux et prince, comme ils l'avaient traité.
J'écarte l'aspect moral du problème pour ne considérer que la faute politique. Elle est due essentiellement manque de psychologie qui, chez certains de nos chefs, tant militaires que civils touche à l'infirmité. Certes nos malheurs en Indochine et en Afrique du Nord posent le problème des rapports de la politique et de la morale. Nous avons été les victimes de ces Machiavels myopes dont quelques-uns avaient d'autant moins d'excuse d'être sans scrupule qu'ils étaient des chrétiens. Or ils n'ont pas mieux compris que les autres qu'en politique ce n'est pas toujours l'attentat qui paie ni l'abus de la force, mais la compréhension humaine de l'adversaire.
Si nous devions, pour notre malheur, et cela ne sera pas, être écartés de l'Afrique, ce ne serait pas parce que nous avons été faibles mais parce que nous avons été bêtes. Je veux dire que nous avons cru bêtement à la force seule, le jour de l'attentat de Rabat ou le jour de certains ratissages.
Le manque d'imagination et le défaut de psychologie se conjuguent trop souvent dans la politique française. Certes, en Algérie, à mesure que l'appareil militaire pèse sur les événements d'un poids plus lourd, la perspective de conversations possibles et d'une "table ronde" qui eût épargné tant de sang répandu, cette perspective s'éloigne. Il était facile d'en faire la promesse au pays. Nous croyons qu'il y eut une heure où il aurait déjà été possible de la tenir, dans des conditions qui n'eussent pas été humiliantes pour la France et qui n'eussent pas risqué de la désarmer en cas d'échec. Ici, l'imagination politique était requise, une imagination qui fût devenue créatrice : créatrice d'Histoire. Hélas ! nous en sommes loin !
Voilà pour l'imagination. Quant à la psychologie politique, elle consisterait, dans le cas présent, à nous mettre en esprit à la place de l'adversaire, à nous efforcer de voir ce qu'il voit, de penser ce qu'il pense. Que voit-il ? Il voit que les éléments extrémistes des Européens d'Algérie qui, le 6 février, ont dicté leur volonté à un chef de gouvernement dont la mission eût été de les réduire au silence - mais ce sont eux qui l'ont forcé à se soumettre - il les voit qui continuent de tenir presque toute la presse et qu'ils ont partout des intelligences. Il sait que ces Européens qui sont ceux auxquels il a affaire chaque jour se déclarent ouvertement hostiles aux promesses de Paris et s'inscrivent non moins violemment contre le programme de M. Soustelle.
Comment rendre à ce peuple confiance dans les promesses de M. Lacoste et de M. Mollet ? Comment pourrait-il croire, qu'une fois maté, ou pacifié, comme on voudra, il en verra l'accomplissement ? Par quel miracle les Européens d'Algérie atteints eux-mêmes, victimes d'attentats si affreux, permettraient-ils un jour au peuple algérien désarmé d'exprimer librement sa volonté - comme si les Européens d'Algérie pouvaient avoir le moindre doute sur ce que serait cette volonté librement exprimée ?
Et pourtant tout le problème est là. Vous pouvez lire et relire les commentaires de nos prétendus réalistes. Ils savent, ou croient savoir ce qu'il faut faire pour venir à bout de la rébellion. Mais ils n'abordent jamais le véritable drame, celui qui tient tout entier dans la cohabitation de deux groupes ethniques, déjà séparés par tant de malentendus religieux et raciaux, par une rancune séculaire et entre lesquels en ce moment se creuse le pire des abîmes, cette fosse commune où se rejoignent les victimes innocentes des deux camps, les agneaux désignés de ces deux jeunesses qui étaient faites pour s'entraider, pour se comprendre, pour s'aimer et que nous avons vouées doublement à la mort : celle qu'ils subissent et celle qu'ils donnent.
Certes, il est grave d'en parler en public, et ne croyez pas que je sois indifférent à cet aspect du problème. Si peu indifférent, en vérité, que c'est sur lui que je voudrais finir, parce que c'est ce qui m'habite, en ce moment, et ce qui même me déchire comme, j'en suis persuadé, beaucoup d'entre vous.
Où s'arrêtera notre liberté ?
Cette action militaire a été engagée. Le choix des moyens a été fixé. Par qui ? Par le gouvernement de la France que l'Assemblée Nationale presque unanime a investi des pleins pouvoirs. Le problème est donc celui-ci : l'état de guerre dans une démocratie limite forcément la liberté du citoyen. Mais jusqu'où ? Où s'arrête notre liberté ? Si nous croyons qu'il nous appartient encore de retenir la nation sur la pente où elle est précipitée, faut-il céder à une conception étroite du devoir civique et laisser le malheur s'accomplir ?
Mais de quel droit prétendons-nous avoir raison contre la majorité ? Et même si la politique choisie est la moins bonne, n'importe-t-il pas de la laisser s'accomplir, plutôt que de risquer, comme ce fut si souvent notre histoire, d'accumuler les inconvénients des deux partis, sans bénéficier d'aucun de leurs avantages ?
Ce drame de conscience au-dedans de nous, vous savez que nos adversaires politiques l'observent avec un affreux espoir. Ils ne peuvent se retenir de le manifester. Hier encore vous avez entendu les accusations de M. Teitgen tremblant de haine, au congrès du M.R.P. Il n'osait donner aucun nom. L'exemple de M. Bidault, obligé de ravaler son témoignage faux, sinon son faux témoignage, et de faire des excuses à François Mitterrand, a rendu prudent M. Teitgen. Mais ne nous y trompons pas. Il s'agit d'ores et déjà de dénoncer comme des traîtres ceux qui ne croient pas que la présence française en Afrique du Nord prendra racine dans un charnier, ceux qui redoutent que le sang répandu dans la guerre qui commence devienne entre les deux races un fleuve à jamais infranchissable. Déjà les responsables du futur désastre sont désignés : ceux qui auront fait ce qu'ils auront pu pour éloigner de nous l'abomination d'une guerre fratricide. Le coup a trop bien réussi aux hommes de Dien-Bien-Phu pour qu'ils ne songent pas à le recommencer.
Le devoir n'est pas dans le confort
Mais ce n'est pas cette calomnie qui est à considérer. Ce n'est pas la peur, ni même la prudence, ni aucun calcul politique qui doit ici régler notre conduite. C'est le devoir envers la patrie - ce devoir qui n'est pas toujours clair et c'est par là que le vieux Corneille est si grand, qui a compris ce côté de la tragédie humaine. C'est la tragédie des âmes nobles. C'est celle aujourd'hui, j'imagine, de Pierre Mendès France.
Maintenant allons-nous dire : "La nation a choisi, des classes sont mobilisées, le devoir est de ne plus penser à rien, de répéter des mots d'ordre, de devenir un homme dans le rang, peut-être même de nous joindre à la meute dans la chasse aux traîtres et de donner de la voix derrière M. Teitgen contre tous ceux qui pensent qu'il existe peut-être un moyen pour la France de demeurer en Afrique du Nord qui n'exigerait pas cette hécatombe hideuse" ?
Je pourrais, quant à moi, ne plus parler que de littérature, me remettre à un roman, me résigner à cette noble lutte du Croissant contre la Croix, que M. Bidault enseignait autrefois à ses élèves et dont il parle comme un gaillard qu'il est, à qui nous savons que les conflits généralisés ne font pas peur.
Eh bien ! non : le devoir ne peut pas tenir dans ce confort. Nous savons bien que nous ne pouvons pas ne pas parler. Mais après tout, pourquoi nous tairions-nous ? Et d'abord le gouvernement le dit et le répète : nous ne sommes pas en état de guerre. Une entreprise de pacification est en cours. Nous avons le droit de la juger, d'en faire la critique. Le gouvernement proteste qu'il ne s'agit pour lui que de créer des possibilités de conversation avec les représentants qualifiés du peuple algérien, et il n'exclut pas ceux qui ont pris les armes contre nous. Il veut donc ce que nous voulons et il en convient. Ecoutez les nobles paroles d'un ministre socialiste : "Nous ne faisons pas la guerre en Algérie, nous faisons de la pacification. Si nous faisions la guerre, en un mois nous l'aurions gagnée. Mais ce n'est pas une guerre que nous cherchons à gagner, c'est l'âme d'un peuple". M. Champeix définit ici une méthode sur laquelle nous ne sommes pas d'accord. Mais il s'agit pour lui comme pour nous que la France demeure présente dans cette Afrique du Nord que son génie a marquée à jamais. Non, ce n'est pas trahir que de croire, d'être persuadé que le chemin suivi n'est pas le bon chemin, qu'il ne mène pas où nous voulons aller et qu'il est temps encore d'en prendre un autre.
La jeunesse qui est sous les armes
Nous continuerons donc de dire à la nation ce que nous croyons être la vérité, mais en gardant toujours présente à notre pensée cette jeunesse française une fois de plus sous les armes. Comment l'oublierions-nous ? Qui d'entre nous, d'ailleurs, n'a quelqu'un des siens en Afrique ? Certes, nous devons penser à eux sans cesse quand nous parlons et quand nous écrivons. C'est à eux de nous enseigner ce que nous avons le droit et le devoir de dire, à eux aussi de nous rappeler ce que nous devons taire.
Me voilà au terme, et je m'avise tout à coup que je devais vous donner, des raisons d'espérer et que c'était le sujet de cette causerie. Les raisons d'espérer ? Je les avais bien rangées dans ma tête pour vous les énumérer dans l'ordre. Mais, voyez-vous, elles sont un peu comme les preuves de l'existence de Dieu qui n'ont jamais convaincu que ceux qui croient déjà. Croire en Dieu, c'est Le posséder et L'aimer, c'est vivre de Lui et pour Lui. Nos raisons de ne pas désespérer de la France, il n'en est aucune autre que cette passion qui nous réunit tous. Car l'espérance qui est une vertu est aussi une passion.
Les journaux ont prêté ce mot le président du Conseil : "Que serait la France sans l'Algérie ?"
Elle serait la même France qui existait du temps que Charles VII n'était que le roi de Bourges. Elle serait la même France que du temps où Napoléon avait fait de la Hollande un département français. La France est une créature vivante dont les accroissements et les pertes n'altèrent pas le visage adorable.
Mais la France ne sera pas séparée de l'Algérie. Nous ne le voulons pas. Nous ne saurions nous y résigner. Et même nous sommes sur ce point beaucoup plus ambitieux pour la France, beaucoup plus exigeants que ne le sont nos adversaires politiques. L'Algérie n'est pas seulement une terre, l'Algérie c'est un peuple. Ne pas perdre l'Algérie, c'est ne pas perdre un peuple, et ne pas perdre un peuple, c'est être aimé de lui - et c'est l'aimer.
F. M.
https://www.lexpress.fr/culture/livre/1956-mauriac-le-moral-de-la-nation_2025882.html
Alger, juin 1962. Départ des français d'Algérie.
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