Le film est un huis clos féministe au cœur d’un hammam.
Alger, été 1995. De la terrasse du quartier populaire de Bab el Oued, on aperçoit la mer. En bas, on entend les youyous des femmes. L’eau est revenue ! En ces années noires de guerre civile, les Algériens manquent de tout : d’eau, mais aussi d’huile, de café, d’électricité et surtout d’amour. Violée en vitesse par son mari dans le lit conjugal, Fatima (Hiam Abbas) file au marché. Elle y achète des oranges puis rejoint le hammam qu’elle gère. Elle se lave, fume une cigarette et papote avec la jeune Samia (Fadila Belkebla), 29 ans, qui rêve d’un mari. Il est bientôt 11h, le hammam va ouvrir… Débarque alors Meriem (Lina Soualem), une jeune fille enceinte jusqu’au cou qui se réfugie auprès de Fatima, après avoir été battue par son frère. L’aînée la cache à l’étage avant l’arrivée de ses clientes…
En 2009, la comédienne algérienne réfugiée en France Rayhana Obermeyer avait connu le succès à Paris avec sa pièce A mon âge je me cache encore pour fumer, qui s’inspirait de sa propre expérience sous la terreur du Front islamique du salut au début des années 90. Comme l’un de ses personnages, étudiante, elle avait en effet été aspergée d’acide par deux jeunes "barbus". Après avoir vu la pièce, la productrice Michèle Ray-Gavras (la femme de Costa-Gavras) a proposé à Rayhanna de la porter au grand écran, non plus en français mais en arabe… Si l’on sent encore ces origines théâtrales - notamment dans un final un peu grandiloquent et non naturaliste -, A mon âge, je me cache encore pour fumer est un film très fort. Grand prix au dernier Festival du cinéma méditerranéen de Bruxelles, ce premier long évoque en effet avec une grande justesse le quotidien des femmes durant les années noires algériennes.
Le choix du hammam est évidemment le bon, non seulement parce que Rayhana a conçu sa pièce et son film comme un huis clos, mais surtout car il s’agit d’un espace de liberté pour les femmes. Entre elles (jeunes, vieilles, progressistes, traditionalistes ou islamistes), elles peuvent ici se libérer du voile, se dénuder, parler ouvertement, se confier intimement et rire de tout (des hommes, de la religion…).
Adoptant un point de vue radicalement féministe sur la condition des femmes en Algérie, la cinéaste n’a évidemment pas pu tourner dans son pays. C’est donc en Grèce qu’elle a filmé ces femmes, dans les anciens bains turcs de Thessalonique, datant du XVe siècle. Un clin d’œil de l’Histoire pour la productrice Ray-Gavras, un demi-siècle après "Z", violente attaque de la dictature des colonels en Grèce qui avait dû être tournée… en Algérie. De même, aucune actrice d’Algérie n’a accepté de jouer dans le film, de peur de se dénuder ou d’endosser les dialogues, très durs vis-à-vis de la société algérienne, écrits par Rayhana. Celle-ci a donc fait appel à une superbe galerie de comédiennes exilées en France (Nadia Kaci, Biyouna, Nassima Benchicou…), emmenée par la Palestinienne Hiam Abbas. Toutes endossent une partie du calvaire de ces Algériennes soumises au diktat d’hommes qui, islamistes ou non, les considèrent comme des êtres impurs, inférieurs…
Scénario & réalisation : Rayhana (d’après sa pièce de théâtre). Photographie: Olympia Mytilinaiou & Mohamed Tayeb-Laggoune. Avec Hiam Abbas, Fadila Belkebla, Nadia Kaci, Biyouna, Nassima Benchicou… 1 h 30.
Publié le
«1994», un roman noir sur fond de guerre civile algérienne
1994, banlieue d’Alger. Ils sont quatre : Amin, Sidali, Farouk et Nawfel. Quatre amis d’enfance d’à peine 20 ans soudés par la rage. L’Algérie est déchirée par la guerre civile, l’armée et les islamistes n’en finissent plus de faire couler le sang. Il suffit d’un coup de fil anonyme, d’un regard de travers ou d’un geste maladroit pour être abattu d’un coup de «mah’choucha», ce fusil de chasse à canon scié dont la seule vue sème la terreur. L’assassinat d’un de leurs proches va servir de détonateur.
En cette fin d’après-midi, à l’ombre des pins maritimes et des eucalyptus, sur trois marches de pierre balayées par un léger vent venu du large, ils sont réunis autour d’une bouteille de vin rouge qu’ils sirotent dans des tasses à thé. Ils se regardent. L’un d’eux lance : «Il faut faire quelque chose.» Quelque chose? Se lancer dans la lutte armée clandestine. Prendre exemple sur leurs parents qui, trente-cinq ans plus tôt, ont pris les armes contre les Français. «Un jour, face à la merde, ils ont décidé de ne plus rester les bras croisés. Nous avons été élevés dans ça ! On ne peut pas être lâches, nous devons faire quelque chose. Quelque chose ! Lazem [«il le faut», en arabe] !» tonne Sidali. Ainsi naît l’armée impérieuse.
La bande va entreprendre de constituer une liste de cibles potentielles de sympathisants du FIS (Front islamique du salut) en s’imposant d’éviter toute trace écrite, rien qui puisse permettre aux puissants services secrets de remonter jusqu’à eux. Ils iront même jusqu’à potasser des romans d’espionnage et des livres sur le Mossad, le service de renseignement israélien.
Le problème, c’est que les quatre lycéens ne sont pas des tueurs dans l’âme. Le jour où ils exécutent le frère de la femme aimée par Amin, quelque chose se casse. Ils s’effondrent. Sauf qu’Amin n’est pas n’importe qui. Son père, le général Zoubir Sellami, dirige la lutte antiterroriste au sein des puissants services de renseignement algérien, un homme cruel qui ne se déplace jamais sans son tokarev à la ceinture.
Si la guerre d’Algérie commence à être abondamment couverte par la littérature, la guerre civile des années 90 n’a guère été traitée. Et le roman noir s’y prête particulièrement tant elle a été sanglante. D’abord publié en Algérie par la maison d’édition Barzakh, 1994 a l’immense mérite de montrer comment la violence et la haine se transmettent de génération en génération et de tracer une continuité entre 1962 et 1994. Journaliste et romancier né en 1975 à El-Harrach, dans la banlieue d’Alger, où se situe l’intrigue de ce roman, Adlène Meddi livre là un formidable roman noir. Un roman à l’écriture dense, qui pulse comme le cœur d’un homme aux abois.
1994, Adlène Meddi, Rivages Noir, 329 pp, 20€.
Publié jeudi, 20 septembre 2018 ‐ Liberation.fr
https://next.liberation.fr/livres/2018/09/20/1994-un-roman-noir-sur-fond-de-guerre-civile-algerienne_1679827
Les commentaires récents