Les États-Unis parvinrent à maintenir des relations satisfaisantes
avec les rebelles algériens, mais au risque de compromettre celles qu’ils
entretenaient avec la France. L’Algérie offrait l’exemple intéressant d’une
révolution du Tiers-Monde que Washington croyait pouvoir accepter ; elle
paraissait capable d’instaurer un régime non-communiste sinon démocratique,
et, dès le début, les rebelles avaient bien conscience qu’il leur fallait éviter
de donner l’impression de choisir un camp dans la guerre froide. En conséquence
de quoi la politique du département d’État s’attela à une tâche presque
impossible : maintenir un dialogue constructif tout au long de la crise avec
deux parties engagées dans un conflit insoluble, le gouvernement français et
le FLN. Ajoutons qu’on doit à Dulles, en mars 1958, une observation d’une
étonnante pertinence pour l’époque : devant le National Security Council
, il observe que, dans les trois crises les plus inquiétantes du moment,
l’Indonésie, l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, le communisme et l’URSS
sont absents, qu’on n’y voit nulle trace de « complots soviétiques » et qu’en
revanche la menace immédiate paraît venir du fondamentalisme islamique
Pour ce qui est de l’Algérie, la politique de Washington était compliquée et
son influence limitée par l’état de chaos chronique qui paraissait caractériser
la politique intérieure française. L’instabilité gouvernementale engendrait à la
fois le va-et-vient des cabinets successifs et la paralysie de l’action politique.
Au moment de Diên Biên Phu déjà, les dissensions au sein du gouvernement
et son indécision avaient exaspéré Dulles. De leur côté les Israéliens, en
concluant leur propre alliance tacite avec Paris en 1954-1955, découvrirent que
l’autorité y était fragmentée, la responsabilité diffuse et la mise en œuvre de la
politique sporadique, inconséquente et hésitante. Les ministres de l’Intérieur
et de la Défense étaient pro-israéliens, celui des Affaires étrangères ne l’était pas et,
d’après Sylvia Crosby, chaque ministère était, pour ainsi dire, une institution
fermée avec une perspective historique particulière.
Le déclenchement et le développement de la guerre d’Algérie,
jusqu’en mai 1958, ne modifièrent pas la situation. Mais, tandis que les
Américains avaient essayé jusque-là d’atténuer les effets de l’instabilité et des
divisions des gouvernements, ils ne furent pas mécontents de pouvoir les
utiliser alors à leur avantage. Dans les premières années de l’après-guerre, les
relations franco-américaines avaient eu un caractère privilégié. Ce temps-là
était révolu, mais les Américains avaient conservé les moyens de recueillir,
sur les affaires de la France, des informations confidentielles. Les rapports
échangés entre eux par les Américains sur des événements cruciaux de la
guerre d’Algérie, aux niveaux politique et militaire, soulignent le désordre
d’un régime dont souvent les représentants civils ou militaires, au niveau
local, ne respectent pas davantage l’autorité que certains ministres celle de
leur chef de gouvernement. Les Américains en poste en France étaient donc
également bien placés pour observer, dès le milieu de 1957, l’intérêt croissant
porté par nombre d’hommes politiques à l’idée d’un retour de De Gaulle, un
intérêt qu’eux-mêmes en vinrent à partager quand, de son côté, le Général
entra en contact avec eux.
Au reste, et c’était là une conséquence du conflit algérien, l’instabilité de la
IVème République provoqua dans les relations diplomatiques franco-américaines
des crises sérieuses qui frôlèrent parfois la rupture. Les autorités françaises
retirèrent leurs forces du commandement intégré de l’Otan pour mener leur
guerre en Algérie et on les vit prêtes à menacer l’Alliance elle-même quand
elles n’en recevaient pas le soutien qu’elles pensaient mériter. Avant même
le retour de De Gaulle, Paris avait remis en cause toute la structure de la
politique européenne d’après-guerre, élaborée en fonction de la guerre froide.
Washington craignait qu’un régime de type Front populaire ne fasse sortir
la France de l’Otan et ne la fasse basculer du côté du neutralisme, voire se
tourner du côté du bloc soviétique en échange d’une attitude bienveillante
de l'URSSà l’égard de ses problèmes coloniaux. C’étaient les mêmes intentions que
Dulles avait soupçonnées chez Mendès France en 1954. Peut-être ces crain
tes étaient-elles exagérées, mais elles se fondaient sur les avertissements répétés
et même les menaces qui émanaient du gouvernement français lui-même ;
et les États-Unis finirent par se convaincre que les choses iraient mieux s’ils
avaient affaire à un régime politique stable — même si, à l’occasion, il risquait
d’être en opposition avec la politique américaine — au lieu de continuer à
traiter avec des gouvernements dont la composition se renouvelait sans cesse
mais avec un même personnel politique, de plus en plus tenté de jouer sur un
sentiment antiaméricain irrationnel pour se maintenir au pouvoir. En même
temps, l’Algérie fut certainement le catalyseur qui amena les Français à se
convaincre, même avant l’arrivée de De Gaulle, de la valeur limitée de l’Otan
pour la défense de leurs intérêts.
Au fur et à mesure que les premiers incidents de l’automne 1954
se transformaient en une vraie guerre l’année suivante, les différentes sources
d’information de l’administration Eisenhower la convainquirent que les Français
ne pourraient pas gagner cette guerre. Or le conflit concernait Washington
de bien des manières. Il y avait d’abord l’héritage anticolonial de la politique
étrangère américaine. Dulles disait ainsi à l’ambassadeur américain à Paris :
« Ne nous leurrons pas : l’attitude fondamentale des États-Unis est désagréable
aux Français ainsi qu’à d’autres parmi nos alliés. » Par conséquent il estimait
« irréaliste de s’attendre à de la compréhension et à une confiance mutuelle
[avec Paris] s’agissant de l’Afrique du Nord ». Mais Washington avait besoin
de la France : elle demeurait le pivot de la stratégie de l’Otan pour la défense
de l’Europe ; elle devait fournir le gros des forces terrestres pour le « bouclier »
de l’Otan, et son accord et sa coopération étaient nécessaires au réarmement
allemand péniblement renégocié après le rejet de la CDE par les députés en
août 1954. Or, dès janvier 1955, l’ambassade craignait que la France puisse
refuser de signer les accords Paris-Londres sur le réarmement de l’Allemagne
et son intégration dans l’Otan, si certains, à Paris, croyaient que les États-
Unis étaient prêts à retirer leur soutien à la présence française en Afrique du
Nord.
Theodore Achilles, un des hauts responsables de l’ambassade à Paris,
mit en garde le département d’État : si la ratification du traité était suivie
d’une politique davantage pro-arabe en Algérie, « les résultats seraient désastreux » ;
les Français opposeraient tous les obstacles imaginables à la réalisation
du réarmement allemand. Le Français moyen croyait encore qu’au Maroc les
États-Unis voulaient substituer leur influence à celle de la France. « Pour nos
objectifs ultimes en Europe, estimait Achilles, il est essentiel que nous nous en
tenions à notre politique actuelle d’équilibre et que nous n’adoptions pas une
ligne qui, officiellement ou secrètement, s’oppose au maintien de la présence
française là-bas. Une recommandation que la politique nord-africaine de
Washington ne devait cesser de se rappeler, avec plus ou moins de force, tout
au long du conflit algérien.
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