Alexis de Tocqueville a l'intention d'acheter un domaine en Algérie, mais ...
Dans les années 1950, les Européens forment le dixième de la population d'Algérie. L'Algérie a été décrétée être composée de trois départements français, plus le Sahara sous une tutelle moins contraignante. Pour s'entendre dire "L'Algérie, c'est la France" ou "Il n'y a plus ici que des Français à part entière", les "Pieds noirs", comme on les appelle, y croient dur comme fer, sans penser que les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent. Qui ne le ferait à leur place ! Mais dans un État de droit pour les Européens, coexiste un État de non-droit à l'attention de la population "indigène". Comment en est-on arrivé là ?
L'affaire s'est passée en 3 étapes, en gros sur 3 à 4 générations :
- Première étape : la France, après beaucoup d'hésitations ( on pourra lire à ce propos le livre d'Alexis de Tocqueville "Sur l'Algérie" pour être édifié ), décide de faire de l'Algérie une colonie de peuplement, bien après la conquête de la Régence d'Alger. Des immigrés de France, d'Espagne, d'Italie, voire de Prusse y viennent chercher fortune, voire fuir leur infortune. La puissance publique leur attribue des "lots de colonisation", qu'ils s'échinent à mettre en valeur malgré les maladies, la guérilla et leur inexpérience agricole. Beaucoup en meurent ou se découragent.
- Deuxième étape : Les enfants de ceux qui ont réussi ont maintenant de beaux domaines, dans lesquels ils font parfois travailler les anciens propriétaires comme ouvriers agricoles. Leur réussite attise la spéculation foncière. Que ce soit des "Pieds noirs", des sociétés métropolitaines ou autres, voire des "indigènes" … C'est l'époque du confinement (c'est-à-dire du refoulement des "indigènes" vers les terres les moins fertiles), malgré Napoléon III qui tente d'y mettre le holà par un senatus consulte en 1863, resté lettre morte.
- Troisième étape : deux sociétés civiles vivent côte à côte sans s'allier. Une société moderne européenne et une société archaïque musulmane. Les musulmans ne veulent pas que leurs filles s'émancipent et/ou épousent des "infidèles", leurs élites ne cherchent pas véritablement à coopérer avec les Européens. Ceux-ci en prennent leur parti et se satisfont aisément de leur "supériorité".
En 1959, nous avions posé la question à un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, donc pas n'importe qui : - Et quelles sont vos relations avec les Algériens ? Lui, avec le plus grand sérieux : - J'ai de très bonnes relations avec ma femme de ménage !
Leurs représentants politiques jouent le rôle d'arbitres dans les jeux de bascule de la IIIème puis de la IVème république, et s'opposeront farouchement à toute réforme démocratique. Les deux guerres mondiales et leurs conséquences ne laisseront pas de place à une stratégie constructive pour des gouvernements français qui se succèdent au moins deux fois l'an.
Ce sont ces Européens-là, plutôt d'origine espagnole dans l'Oranie, plutôt d'origine italienne dans le Constantinois, qui seront pétainistes pendant la deuxième guerre mondiale, gaullistes en 1958, puis anti-gaullistes dès 1961. Politiquement, ils ont le verbe haut - trop haut - qu'ils ponctuent par des jets de tomates à l'attention du nouveau Gouverneur Général, que Guy Mollet, Président du Conseil des Ministres, vient de nommer pour tenter de mettre fin aux "événements". Ils ne voient dans la fraternisation éphémère de 1958 qu'un ralliement de "béni oui oui". et ils ne chercheront pas à s'entendre avec les nationalistes algériens, confortés qu'ils sont par la présence de l'armée française en nombre, qu'ils espèrent voir rester pour eux le temps qu'il faudra …
Mais si la majorité n'est pourtant pas activiste, l'image voire la caricature l'emportent sur la réalité du terrain. Lorsque le général de Gaulle décide de négocier avec le seul FLN, les Pieds noirs comprennent enfin que leur avenir est gravement menacé en Algérie, et se divisent en deux groupes : les uns achètent leur futur domicile en Europe pour s'y replier dès que les choses tourneront mal, les autres, désespérés, décident de faire de la résistance, ce sera l'OAS (Organisation de l'Armée Secrète). Il faut dire que les ultras du FLN ne leur laissent pas vraiment le choix. "Qu'il mourut ou q'un noble désespoir alors le secourut !" Mais le "noble désespoir" n'est en l'occurrence qu'une connerie stratégique.
Le sort des Européens constitue un point majeur des négociations d'Evian. Deux conceptions s'opposent dans un dialogue de sourds. La délégation française souhaiterait pour cette masse d'un million de personnes un statut particulier, la double nationalité, les garanties pour une liberté qu'à tout moment un quelconque gouvernement algérien pourrait supprimer au nom de la loi du plus grand nombre. La délégation algérienne ne veut pas préjuger des décisions du futur État algérien, et s'en tient au droit commun, sans vouloir ni pouvoir prendre aucun engagement. Rappelons qu'elle n'est pas mandatée pour s'engager sur le sujet, et que la "coopération" à laquelle tient tant le Général de Gaulle, et qui suppose le maintien d'un nombre important d'Européens en Algérie, n'intéresse que très peu les ultras du FLN, surtout lorsqu'ils voient dans la lutte contre l'OAS l'occasion rêvée de se débarrasser des Pieds noirs.
À une réunion dans la ville de Lugrin ( autre lieu des négociations ) le 20 juillet 1961, Louis Joxe lance, désabusé : - Si vous voulez vraiment que les Européens restent en Algérie, ne vous contentez pas de parler du "respect des particularismes". Je vous demande de ne pas vous dérober en invoquant le respect dû à la souveraineté du législateur algérien pour éluder des obligations qui découlent du droit. Trop souvent vous nous avez exposé des buts de guerre et non pas des buts de paix.
Ce à quoi répond le vœu pieux de Belkacem Krim que la République algérienne assurera le respect des principes suivants : • Le principe de non discrimination fondée sur la race ou la confession. Ce principe implique l'égalité devant la loi ; • Le respect des particularismes des Français d'Algérie en matière de culte, d'enseignement, de juridictions internes, de statut personnel ; • Le respect et la sauvegarde du droit d'option quant à la citoyenneté algérienne.
Au point où les choses en sont, pour assurer aux deux communautés la possibilité de coexister paisiblement, ce n'est pas de la politique ni de la diplomatie qu'il faudrait, mais du grand art, du très grand art !
La demande instante du général de Gaulle d'en finir au plus tôt avec ces négociations laissera les choses en l'état. On connait la suite trop prévisible : un exode massif des Pieds noirs vers leurs pays d'origine, ouvrant enfin les yeux sur ce qui va leur arriver, pour le prix seulement de quelques milliers d'assassinats par des bandes armées (incontrôlées ?), sous l'œil incrédule et naïf du microcosme parisien, qui s'imagine que les Pieds noirs reviendront en Algérie "après la période des vacances". Pourtant, à l'équation suivante : Comment faire vivre paisiblement les Pieds noirs face à des ultras candidats à la dictature, la solution de sagesse est de fuir.
A Oran, ce sera le drame de l'indépendance du nouvel État ; le lieutenant Rabah Kheliff nous le racontera bien plus tard, à l'occasion d'une visite de la mosquée de Lyon, dans l'organisation de laquelle il joue un rôle éminent : - J'avais déployé mes hommes, de ma propre initiative, sur le parcours menant aux quais d'embarquement pour empêcher les Européens d'être rançonnés et assassinés, sans que l'armée française n'intervienne. Le général Katz m'a ensuite convoqué : " Si vous aviez été Français, je vous aurais cassé !". Puis, devant l'afflux de réfugiés, il veut faire téléphoner par l'armée pour faire venir plus de bateaux, Devant son refus, il est obligé de faire téléphoner par la Marine !
En revanche, à Sétif, d'après ce que nous avons personnellement vu et entendu le jour de l'indépendance, la population n'était majoritairement pas hostile aux Européens, au contraire.
A titre indicatif, voici l'histoire inédite de cet officier SAS, qui, après le cessez-le-feu, faisait la dernière distribution de blé aux populations déshéritées, et qui fut fait prisonnier par le commando Ali Khodja, près d'Alger. Après vérification soignée de son identité, et sur intervention personnelle de Belkacem Krim, il fut libéré, avec le commentaire suivant : - si vous aviez été pied noir, nous vous aurions tué ! Ce n'est pas Si Azzedine, chef de ce commando, qui confirmera cette anecdote dans le livre écrit par sa nièce (??). En revanche, il indiquera que certain gros colon aura payé l'ichtirac ( l'impôt ) au FLN contre un régime de faveur. Nous confirmons ceci, après avoir entendu un autre colon déclarer en toute simplicité à un capitaine de Hussards qu'il faisait de même.
Encore à titre indicatif : vers le 10 juillet 1962, Ferhat Abbas convoque à Sétif son ami Jacques Zermati et lui dit : - J'ai appris que vous partiez, restez, vous serez ambassadeur, ministre, préfet, ce que vous voulez, mais restez. Ne partez pas, nous avons besoin des Pieds noirs.
Nous laisserons l'anecdote finale à Ferhat Abbas ( "L'indépendance confisquée" ) : "Alors que j'étais président de l'Assemblée nationale constituante, j'ai reçu la visite d'un colon de l'Oranie, M. L. Il me déclara : " J'ai créé un beau domaine planté d'orangers, d'oliviers et de vigne. Une partie est réservée à la production du lait. J'aime ce domaine comme si la terre m'avait donné un enfant. La question d'argent ne se pose plus pour moi. Je veux seulement que mon domaine ne meure pas. Laissez-moi dix ans, le temps de former un personnel capable de le gérer et ensuite je partirai." Sa proposition me parut digne d'intérêt et j'ai tenu à en parler au président du Conseil. Ben Bella refusa de le recevoir sous prétexte que sa proposition n'était pas conforme à l'idéologie socialiste. Le colon quitta le pays et son domaine tomba en ruine au détriment des ouvriers et de l'Algérie."
.
Les commentaires récents