1- Le père est mort, à Paris. A l’hôpital. Juste avant l’aube et seul. A Toronto. Il est un peu plus de minuit à Toronto, lorsque le téléphone sonne dans ma chambre du 39e étage. Je comprends aussitôt avant que la voix, là-bas, ne m’annonce… Après, je reste les yeux ouverts, fixant à travers la baie l’étincellement des lumières de la nuit, dans le ciel d’Amérique du Nord.
Après… Trois jours pour le retour, pour les premiers adieux. Accompagner le père, dans son cercueil, au-dessus des flots. Dans l’avion qui rejoint Alger. Il est midi, je me souviens. Il fait soleil. Dans l’avion, je me trouve assise à côté du frère – le fils unique du père – et son épouse. Moi, figée, creusée…Au-dessus de la mer, sommes-nous ? dis-je, après tout le silence de la première partie du voyage. Au-dessus de la Méditerranée ! répond le fils unique, mon frère.
Nous revenons donc tous les trois, le père et ses enfants. Nous volons au-dessus des flots, tous les trois, ensemble. Sauf que lui, le père, est dans la cale ; dans le cercueil plombé. Sauf qu’il ne verra plus jamais la mer, la mer qui l’attend, je me dis, chez nous, dans l’antique cité.
Dans la cale, lui qui s’en revient…
2- C’est alors que je lui parle. C’est alors que je regarde, – m’emplir les yeux de la pleine et vivante lumière – pour lui. C’est alors que je me rappelle. Que, dans la cabine, contemplant par le hublot les poussières de nuages blanchâtres, flottant et masquant la Méditerranée, j’évoque pour lui d’autres traversées. De cette mer dont il fut, encore adolescent puis homme fait, constamment amoureux, et d’abord dans sa ville, avec son port antique, vieux de 2000 ans.
Lui dans la cale, moi près du hublot, tous les trois, dans cet avion du retour jusqu’à Alger.
Dernier voyage ensemble, ces derniers jours d’octobre 1995.
Peut-être parce que nous allons bientôt débarquer dans la fausse capitale, la soi-disant «imprenable», ville des corsaires et des rapines d’autrefois, cité coloniale ensuite, fardée comme une femme galante, puis métropole de la fièvre et des transes, Alger dite «la blanche». Alger aujourd’hui où surgissent, presque chaque jour, des adolescents meurtriers, qui choisissent leurs cibles puis qui disparaissent en la maudissant, elle, Alger la noire, l’éclaboussée…
Est-ce pour ces remous, ces délires sanglants dont tous parlent et que les meilleurs se mettent à craindre, quand ils n’ont pas fui ailleurs, le plus loin ailleurs, est-ce à cause de cette opacité que, flottant ainsi au-dessus de la mer, bleuâtre, immuable, moi juste au-dessus du cercueil plombé, est-ce pourquoi je me remets à lui parler ?
Moi, dans mon silence, avant de fouler le sol natal. Lui parler de mon retour et du sien ! Le père.
3-Après la veillée funéraire – où les tantes, les cousines, les amies entrent, prennent place en rond ou par petits paquets, voile blanc ou foulard sur la tête : murmures revenus de mon enfance que lui, le père doit percevoir, dans les limbes de son ultime voyage, sans nul doute – après cette nuit de tristesse et de longs bavardages, à l’aube, les hommes sont venus pour l’enlèvement.
Dans un coin du jardin, recroquevillée, je regarde : la boîte, enfin, le cercueil, fermé depuis deux jours où seule une lucarne en verre, au niveau du visage, permettait de le voir, endormi, paupières baissées (encerclant la face, une mince lisière de soie verte : je l’ai vu, là-bas, à la morgue de l’hôpital français, je n’ai plus voulu m’approcher de ce visage sous verre, même hier, même chez nous, non…).
Ainsi, quatre ou cinq hommes, les bras en offrande, viennent ; ils le portent, ils l’emportent : son fils unique, ses neveux suivent, puis des hommes d’âge, les épaules courbées, eux encore vaillants, ses derniers amis, ses cadets.
Les femmes, dans la grande maison, soudain sombre, traversent les chambres, sans lui désormais : elles vont se préparer pour leur tour des liturgies, le lendemain matin.
Funérailles en deux temps… Qui l’enterre vraiment, aujourd’hui ou demain ? Fera-t-il encore soleil demain ?
L’enterrer, cela veut dire mettre en terre, non, sous terre, sous, sous… Et le soleil ? Alors qu’ils l’emportent, tout le long de la prochaine heure de voyage, il ne la verra pas ? Vraiment ?... Cela est-il possible ? Enterrer. En… terrer… Non !
La mer. C’est la mer qui attend. Qui attend mon père.
4-Moi, dans le jardin, à l’instant où son corps est hissé dans la voiture, j’entends un long son rauque, tressautant, écorché : ma voix qui continue, gémissement informe, assourdi, pour prolonger quoi, accompagner le père, en dépit des hommes là-bas qui disparaissent.
Une voix de matrone triste soupire en arabe :
– Il avait atteint ses quatre-vingts ans, notre Aimé ! Nous aurions dû, toutes, pousser le «youyou» de gloire, tandis qu’il quittait sa demeure !
– Un youyou de joie, en ces jours de sang ? Non… intervint une autre. Heureux qui meurt comme lui, de mort naturelle !
Pas dans ce quartier, à l’autre bout de la ville, une bombe explose, l’après-midi, devant un lycée : trois jeunes filles y trouvent la mort, ainsi qu’un journaliste de la soixantaine. Je saurai le jour-même le nom de cet homme ; il avait pris sa retraite quelques mois auparavant. Il était allé chercher sa dernière fille à ce lycée qui était visé.
5-C’est la mer – la mer Méditerranée, aux pieds de ma petite ville d’enfance, l’ancienne Césarée – qui me consolera.
Je n’ai pas pu aller au cimetière : chaque aube, les trois jours suivants, je me préparais : nous étions un petit groupe, dix tout au plus, des tantes, des nièces, ma fille, ma mère. Les voitures nous attendaient pour une heure de route, le long des villages du bord de mer : parvenir ensuite au cimetière agreste, dominant tout là-haut la cité et son port, s’asseoir autour de la tombe, regarder l’oranger que sa sœur a planté ; surtout parler, parler de lui, lui parler… L’absent, le présent !
Les trois jours suivants, je me préparais donc. Il faisait toujours soleil, cette fin d’octobre, comme si ce n’était plus un doux automne, mais un glorieux printemps. Au moment de me joindre aux autres, mon sursaut : «Non !» Sans raison.
«Non, je n’irai pas !» Malgré l’assistance et son attente ; sa patience. «Non, je ne peux pas ! Demain, peut-être…»
Je rentre dans la grande maison où vont et viennent quelques cousines, les plus âgées, trop lasses pour le voyage. Mais elles, elles attendent le quarantième jour !... L’une d’elles prépare le repas : avec des précautions, et presque des mines ; comme une fête.
– C’est une fête, prétend-elle : il n’est pas donné à chaque croyant, balbutie-t-elle, de partir ainsi sereinement !
– Il ne voulait pas mourir à Paris, dis-je. Chez lui, dans sa petite ville, il n’aurait pas été ainsi, les dernières semaines, sans désir de lutter !
– N’importe, rétorque la vieille parente. Il est parti comme un prince ! Si tu ne nous l’avais pas ramené pour dormir parmi les siens, je t’en aurais voulu !
– Evidemment !
Je n’ai su que dire, ces matins du premier deuil : «Je n’irai pas, ou pas encore ! Je veux croire qu’à cause de ce soleil, là-bas, enfin chez lui, il s’installe : surtout que de si haut, il contemple la mer, le port rétréci, aux pierres rousses, le phare.
Le père, il se repaît, certes yeux fermés et étendu de tout son long, de ce paysage méditerranéen ; à l’horizon, «sa» mer, il y descendait chaque jour, dans son enfance et sa jeunesse d’abord (l’ombre de son vieux père, assis près du square et il sourit à ce fantôme), il parvenait à la rade où, une fois l’an, il participait au championnat du crawl, sur la plus longue distance : aller et retour du port jusqu’au phare au loin, à demi-englouti… Lui, le jeune homme, devenu champion.
Lui qui, peu après cette première fierté, avait protesté : c’était les années 1930. Avec son meilleur ami, il avait foulé le sable de la petite plage réservée aux Européens : deux jeunes Arabes, très beaux, en maillot, s’étaient dressés devant la plaque : «Entrée interdite aux Arabes». Du pied, en silence, ils l’avaient renversée. Ils avaient ensuite nargué les belles baigneuses…
«Il contemple aujourd’hui son paysage, dans une vue panoramique»… Ses remontées, chaque soir d’été, les cheveux mouillés, les muscles un peu las et quand et quand il se penchait, à l’entrée de la petite maison, pour m’embrasser – moi, son aînée, âgée alors de 4 ou 5 ans, il me semble – je humais sur lui l’odeur troublante, persistante :
– Voici un oursin pour toi, spécialement !
Il m’ouvrait la coque. Me fascinait la chair rosâtre et molle. Je n’osais la manger ainsi toute crue !
– Je veux l’oursin, mais seulement pour l’odeur ! soupirais-je, puis j’exigeais :
– Quand donc me mèneras-tu avec toi, jusqu’à la plage ?
C’était encore l’époque – pour ma mère, ses amies, et même nous, les fillettes – où nous ne pouvions prétendre y descendre : nous admirions un pan de l’horizon marin toujours de loin, en montant sur les terrasses de la maison blanche.
7- Me poursuit encore aujourd’hui cette odeur de l’oursin. A demi-vivant, dans les paumes du jeune homme qu’était mon père.
Je n’ai pu y aller, au cours de ces premiers jours de deuil, avec les officiantes de la famille, au cimetière… J’irai un jour, bientôt, jusque près de l’oranger et de la tombe : ce sera en gravissant la pente, à partir du port, non loin de son phare antique, je traverserai ensuite la place aux belhombras vénérables et aux têtes romaines regardant dans le vide ; puis je suivrai les ruelles familières, celles que j’empruntais, enfant, pour aller de maison en maison – un jeu de vacances d’autrefois – ; parvenue au cirque s’écroulant entre les vieilles maisons arabes, je finirai par trouver le chemin.
Bien sûr, j’arriverai, toujours au matin et dans le même resplendissant soleil, j’arriverai jusqu’à lui : sûre plus que jamais que de là, il contemple sans fin l’horizon bleu d’acier luisant.
La mer enfin, mais de là-haut. Le père, témoin.
Janvier 1998. Louisiana / (Copyright Assia Djebar)
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