Cet article est paru dans «Algérie-Actualités» du 13 juillet 1978, après la diffusion à la télévision nationale du film de Assia Djebar qui faisait déjà l’objet d’une vive polémique dans les milieux culturels. Le chapeau de présentation de l’article y faisait clairement référence : «Bien des femmes racontent les mémoires de femmes, la Nouba d’Assia Djebar est aussi et surtout une œuvre controversée. Kheireddine Ameyar prend position». Rappelons que le film a reçu l’année suivante le prix de la Critique internationale à la Mostra de Venise. Au-delà du sujet, c’est aussi l’occasion pour nous de rendre hommage à un grand journaliste algérien. Polyvalent et érudit, grand débatteur, Kheireddine Ameyar (1946-2000) excellait dans la critique cinématographique comme dans tous les domaines du journalisme.
Dans son émission «Le Club des téléspectateurs», Ahmed Bedjaoui a eu l’excellente initiative de nous programmer ce mardi la Nouba des femmes de Chenoua, de l’écrivaine-cinéaste Assia Djebar. S’il a pris le soin d’aviser le public — dont il faut bien convenir «dans la foulée», qu’il était privé, on ne sait pas trop pourquoi, d’un débat qui aurait pu certainement être intéressant et dont l’absence risque de nuire beaucoup à cette œuvre — que ce film ne ferait pas que des gens «heureux», le présentateur ne pouvait, bien sûr, préjuger de l’accueil qui serait fait par le public à cette production.
Pourtant, bien qu’il soit encore trop tôt pour se prononcer, il paraît évident que Nouba est entré dans le monde du cinéma par une porte qui n’est certainement pas celle de service. Certains l’aimeront, d’autres le haïront — ceux-ci ont déjà commencé à le maudire — en dépit du fait qu’incontestablement, à partir de ce mardi, le cinéma algérien a une nouvelle et très sérieuse référence. Lorsque nous avions rencontré Assia Djebar il y a quelques jours, le temps n’était pas à ce qu’il est convenu d’appeler le «beau fixe». Rentrée de Tunis-Carthage, déçue et amère du fait que son film n’était pas passé comme prévu dans la compétition (…).
Elle n’était pas du tout ce qu’on pourrait appeler une «personne calme» et tempestait comme une furie contre toute l’humanité qui l’avait certainement trahie et qui avait même presque souhaité, consciemment ou de manière plus inavouée, la mort de cette femme dont le seul tort, à ses yeux, est que toute sa vie fut consacrée à la lutte pour la promotion de la femme.
Chacun luttant comme il le peut, Assia a engagé son combat dans la culture par le livre et, maintenant, le film. Dans de telles conditions, il paraissait sinon important de discuter avec elle, du moins tout à fait prématuré de le faire, d’autant que dix jours auparavant, à Tunis, la prise de contact entre nous ne fut pas, à vrai dire, très heureuse. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il eut été parfaitement anormal qu’une telle rencontre, une fois décidée, ne déboucha pas sur l’essentiel, c’est-à-dire, aujourd’hui, pour Assia Djebar et pour tout le monde, son film et, à travers lui, sa seconde et parallèle carrière de cinéaste.
Pourrais-je être «taxé» alors de subjectivisme en disant tout net que le film d’Assia Djebar est non seulement un grand film, mais que, surtout, il risque de poser en termes cruciaux pour bon nombre de cinéastes la «question» de l’écriture scénique ? Ce qu’il convient de mieux pour l’instant serait, peut-être, un statu quo au bout duquel chacun, après avoir laissé les choses se décanter et les passions s’apaiser, reviendrait débattre de cette importante question.
La Nouba des femmes du Chenoua est-il un film de fiction ou un documentaire, ou bien alors cette question serait-elle vide de sens ? «Le documentaire ou la fiction, je ne sais pas trop : l’un dans l’autre, peut-être. Le film, pour moi, c’est la recherche de la parole, du son. De la parole d’autre que moi, qui est celle des femmes du Chenoua, par solidarité pour les femmes de mon enfance.» La parole a dans le film une importance capitale, puisque plus qu’un support, elle devient un élément qui participe directement à l’homogénéité du film. Pourquoi un tel choix ?
Ce qui m’a le plus préoccupée dans Nouba a été le problème de la mémoire. Comment trouver le lien entre ce qui se narrait de vécu et ce qui se déroulait dans un passé plus immédiat ou dans le présent. La parole a été avec la musique une partie essentielle du ‘‘tissu sonore’’ sans lequel mon film n’existerait pas». Le fait culturel investi par les femmes du Mont Chenoua l’est par la parole et celle-ci intervient indépendamment de l’auteur — représenté dans le film par cette jeune femme — trop émancipée pour être vraie, selon les points de vue plus que justes de nombre de nos grands-mères. Cette parole n’est pas «techniquement» la réponse à une question, et l’aspect documentaire dans ce film n’est pas réductible à l’interview : «Poser une question, c’est déjà limiter le champ de la réponse, limiter la personne elle-même.
Ecouter, c’est me faire oublier et essayer de ‘‘voir’’ à quel moment une personne qui parle est vraie, qu’elle touche à la sensibilité. Cela, on ne peut l’entendre qu’en étant en arrière-fond, tout en restant très disponible et totalement réceptif. Avez-vous remarqué comme cela est difficile avec nos mères qui jamais ne s’offrent, ne s’avouent totalement. On ne peut les toucher, nos mères, que lorsque surgit le fond, malgré la pudeur, la retenue, malgré ce que dans notre pays on appelle ‘‘el-hechma’’».
(…) Je la regardais s’ouvrir sur un problème qu’elle connaît trop pour le vivre continuellement, qui est tellement important, mais si méconnu. «Nos mères sont comme des barrages. Il y a en elles une grande retenue et le peu qui en sort n’est jamais que le peu qui s’échappe, par de toutes petites fissures. Ouvrir les digues, c’est non pas leur apprendre à parler — elles le font si bien — mais les écouter. Chez nous, les femmes ne parlent jamais devant l’homme, en face de lui. Même le fils, lorsqu’il grandit, voit s’échapper la réceptivité qu’il avait de sa mère, non pas qu’il ne sache plus l’écouter, mais parce que celle-ci ne lui parle plus comme avant. Il a grandi, il est devenu un homme. La vieille de chez nous, vous l’avez remarqué, s’accapare le discours et parle même à la place de sa bru trop jeune pour être à ‘‘l’abri’’ de ce qui ne ‘‘se dit pas’’. Nos mères disent toujours qu’il y a mille façons de parler, alors qu’en fait cela, pour moi, n’est que l’expression d’un rapport de force défavorable à la femme et rien d’autre».
C’est donc plus sous cette optique — il y en a d’autres — qu’il faut essayer de comprendre Nouba des femmes de Chenoua qui, comme toutes les autres, pratiquent à merveille ce qu’Assia dit être la «litote», ne sont pas dépourvues non plus de l’allusion, de ce «deuxième degré de l’expression orale», même si pour rappeler le passé, Assia Djebar a imposé à son film une retenue qui est une forme élevée de respect de la souffrance des mères dans leurs peines. «Parler du passé, c’est là mon grand problème. Le film est une tentative de remonter le temps avec les femmes, par leurs souvenirs, mais sans jamais les choquer ou raviver leurs plaies. C’est autant la façon de parler du passé que ce propre passé qui est important pour nous».
C’est pour cela que dans son film certaines séquences et certains plans sont significatifs. Ainsi, chaque fois qu’une femme parle, la caméra reste fixe tandis que la voix remonte le temps et, inversement, elle se «balade» à d’autres moments pour arriver à des «raccords» qui sont plus que réussis, parce que toujours étudiés. Une telle approche morale fait comprendre, a posteriori, pourquoi la technique de l’interview eut été inefficace, voire indécente en pareil cas, comme, par exemple, lorsqu’une des femmes rappelait qu’elle avait perdu son mari, ses trois enfants et son frère. (…).
C’est cette forme de profond réalisme qui donne au film une place à part dans le cinéma périphérique ou documentaire, une place qui sera essentielle à l’avenir quoi que nous puissions dire aujourd’hui. Il y a après ce qui s’entend et qui renforce aussi la qualité du témoignage, ce qui se voit, à travers la caméra, de manière tout à fait indépendante de la voix, qui fait même dire, déjà à certains, à tort, que le film pécherait parce que fait par un écrivain : «Réaliser un documentaire parce que le film est un peu un documentaire, c’est voir pour de vrai, c’est y voir un ‘‘regard intérieur’’. C’est tellement évident que je dis qu’il faut faire du cinéma avec des gens qui ont été aveuglés et qui regardent ensuite avec un amour neuf, renouvelé et renforcé».
Etre dans l’image a constitué le problème, en réalité, d’Assia Djebar dans Nouba des femmes du Chenoua, qui voulait se faire oublier, ne pas parler, mais surtout «voir» avec un regard non neutre. «Si je suis dans l’image, je suis dans le regard», dit cette femme qui ne veut pas qu’on la photographie beaucoup. «Ce regard, qui est en fait une question essentielle pour la femme algérienne. Il y a dix mille regards différents, mais il y a comme dans cette phrase accusatrice, ce ‘‘regard espion’’ qui est celui que jette l’homme à la femme et qui la dépossède, en partie, du respect des autres. N’importe quelle femme voilée qui accède au monde par le regard se considère comme ‘‘espionnée’’.
C’est pour cela que plus loin que cet aspect, le documentaire doit, en même temps que la dénonciation du ‘‘regard espion’’, donner à voir. Il doit montrer comment voir autrement ce qu’on voit tous les jours et qu’on oublie tellement. C’est pour cela qu’au lieu des images extraordinaires, montrer ce qu’il y a de simple est plus efficace. Faire un film sur une histoire qui fait pleurer même les hommes ne dérange pas parce que sans lendemain. Montrer la vie d’une femme simplement, avec son enfant, c’est, je crois, plus aimable».
Et puis, il y a la musique sur laquelle, en partie, le film est construit. Le titre évocateur, lui-même n’échappe pas à la référence de la musique, ni sa propre construction «intérieure», modulée en istikhbar en m’sedar, en dardj, en insiraf et puis finalement en khlass. Le film peut se décomposer en autant de parties, comme une nouba.
«Bien que la nouba soit une musique citadine, j’ai choisi ce titre. Les femmes du Chenoua appellent nouba une histoire, celle qu’elles racontent séparément. Mais, en réalité, le problème pour moi est de reconstituer dans le ‘‘tissu sonore’’ ce qui peut permettre de retrouver une unité. Cette unité musicale j’y arrive doucement à la fin du film en puisant dans tout notre terroir musical».
Dépasser le cadre régional de Chechell pouvait être possible surtout lorsqu’on voit la grand-mère sur le lit «kouba» et dans un mouvement arrière de la caméra, les femmes de tout le pays assises les unes à la suite des autres. La musique dans ce film, avec l’image et la parole, devient ainsi une troisième composante, qui a bouleversé la composition classique en y introduisant des éléments de la musique populaire.
Elle n’est ni gratuite ni le fait d’un simple caprice : «Bela Bartock, en étudiant la musique folklorique des pays slaves, a poussé ses recherches en direction de la Turquie et de la Méditerranée. L’un des morceaux que j’ai introduit, et qui est joué à la flûte et au violon, il a fallu en discuter les droits fermement avec la femme de Bartock à Londres. En réalité, j’avais appris que Bela Bartock avait séjourné à Biskra et qu’il avait dans son œuvre expressément fait référence au caractère ‘‘oriental’’ du morceau choisi».
Plus loin que ce «mélange musical», en lui-même très significatif de la somme de travail que les recherches d’Assia Djebar ont nécessité, il est important, me semble-t-il, d’y voir la volonté de l’auteur de trouver le chemin du passé culturel du pays, en l’appréhendant à travers la nécessité du monde moderne. (…).
Assia Djebar, finalement se livre. De tout cela, malgré qu’il y ait encore trois années lumières à dire et à écrire sur ce film et sur ce qu’il peut dégager comme perspectives, il ressort la quête de cette femme vers la permanence de notre identité culturelle nationale. Historienne de formation, elle nous restitue un film qui peut être appréhendé selon une méthode de recherche historique classique. Sociologue en même temps, elle rend, à travers une enquête qui s’éloigne beaucoup du mépris dans lequel «l’ethnographisme» occidental tient l’homme attaché à ses traditions, une réalité culturelle qui, si elle est propre au Mont Chenoua auquel Assia Djebar reste effectivement attachée parce que lieu de son enfance, n’en demeure pas moins nationale en même temps. «Si tu t’enfonces dans ton terroir, tu retrouves l’horizon de tout, d’un coup».
Cette merveilleuse vérité, dite par Assia Djebar tout simplement, de manière qui a trop de comptes à rendre à la
recherche scientifique pour rester encore émotive, explique plus cette œuvre que les prétendues références littéraires du film. Non, il ne me semble pas que l’auteur des «Alouettes naïves» ait fait «Nouba des femmes du Chenoua» comme on écrit un livre. Il a tourné parce qu’il voulait «dire» autre chose, plutôt que l’écrire. Le dire en arabe pour n’avoir pas, pour l’heure, qu’à écrire, sans autre perspective, qu’en français. Ceci est déjà un tout autre problème. Peut-être devrions-nous y revenir à l’occasion ?
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