De passage dans sa région d’origine, Zoulikha Bekaddour, longtemps conservatrice en chef de la Bibliothèque universitaire d’Alger, projetait de visiter la grotte qui abrita pendant cinq ans Ibn Khaldoun et où il écrivit la Muqaddima. Visite impossible : «Ce lieu historique est devenu, dans l’indifférence générale, une déchetterie.» A l’image de l’Algérie, dont «une caste investie d’une souveraineté despotique, injuste et cruelle» pille les richesses et impose à ses habitants un autoritarisme aussi injuste que stérile.
Ce sont les méfaits de cette clique de rapaces que Zoulikha Bekaddour dénonce dans un livre que tous les Algériens devraient lire : les anciens, pour qu’ils n’oublient pas leurs rêves assassinés et racontent à leur tour de quelles promesses, à sa libération, l’Algérie était riche, les plus jeunes pour qu’ils découvrent une histoire que l’école ne leur apprend pas et, au lieu de chercher à fuir leur pays, décident de lui restituer honneur et dignité.
Ce que fait, à sa façon, Zoulikha Bekaddour, non seulement en dénonçant les méfaits des malfrats au pouvoir – code réactionnaire de la famille, dévalorisation systématique des femmes, prétendue arabisation qui fait de la plupart des jeunes des «analphabètes trilingues», état lamentable des hôpitaux transformés en «mouroirs»… – mais encore en racontant son propre parcours, qu’elle n’isole jamais de l’histoire dans laquelle il s’inscrit et qu’à sa façon elle subit et construit. L’entrelacement de ces deux histoires, celle de la collectivité, celle d’une famille et d’une personne, confère à son récit toute sa richesse et lui donne une dimension romanesque. Celle qu’a toute vie quand elle sait se raconter, et Zoulikha raconte fort bien.
On lit donc son récit comme on lit un roman et, selon les moments, l’auteur nous fait participer à l’histoire qu’elle vit comme Algérienne, telle sa comparution devant un tribunal en 1957 ou son séjour à la prison de Maison-Carrée, ou bien elle se livre de façon plus intime : vivant à Tlemcen, où sévit une bourgeoisie très conservatrice, elle exige de sa mère, à 14 ans, de porter le voile – «Je n’étais pas à l’aise quand je sortais parce que je me sentais déshabillée par le regard des hommes.» Mais si elle a eu «la chance de rencontrer des hommes de valeur tout au long de (son) parcours de militante», aucun d’eux ne lui a donné le désir de fonder une famille : «La guerre de Libération m’a permis de réaliser mon vœu de ne pas me marier.»
Désir farouche d’indépendance ? Secrète ou pudique, Zoulikha n’en dit pas plus. Mais elle dit ce que beaucoup d’autres n’ont peut-être même pas remarqué : alors qu’un certain nombre d’Européens ont participé à la guerre de Libération – les «porteurs de valises» du réseau Jeanson, des insoumis et des déserteurs, des prêtres, des médecins, des ouvriers… – l’histoire officielle les ignore : excepté la place Maurice Audin, à Alger, quel autre lieu les rappelle ? «Je ne comprends pas que l’Algérie indépendante ait pu oublier le sacrifice de telles personnes : ils nous ont soutenus, ils ont lutté avec nous au péril de leur vie…
J’en suis profondément heurtée et meurtrie d’autant plus que certains d’entre eux ont été broyés par le destin et le poids de leur choix.» Tel Henri Yveton, qui déserta avec un camion d’armes destiné à l’ALN : arrêté et condamné à mort, il fut guillotiné. Combattante de la liberté, aussi profondément humaniste et internationaliste qu’Algérienne, Zoulikha Bekaddour est une rebelle exemplaire. Et l’on souhaite que son livre connaisse le grand succès qu’il mérite.
Maurice Tarik Maschino
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