Non loin de ce Mont de Chenoua de la Nouba des femmes algériennes, l'académicienne a désormais élu son domicile éternel. La rebelle en toute demeure y a donc trouvé son tout dernier refuge, ne pouvant en disposer pour toujours « nulle part dans sa demeure parentale » ! La Cherchelloise (d'adoption ou de souche!) revient finalement à ses origines, pour marquer à jamais ce long arrêt qui couronne son grand trajet et très sûr talent au piémont de cette sentinelle rocailleuse qui veille nuit et jour sur le très célèbre Césarée.
La fille de Iol aura donc choisi le fief de ses aïeuls et de son giron naturel comme lieu de repos durable, après de longues décennies de galère ayant conduit un peu partout la grande écrivaine, foulant du pied et humant de sa plume tout ce vaste espace de notre immense univers dont le parcours des plus élogieux sera considéré comme l'un des plus remarquables de notre Histoire contemporaine, car couronné au fil du temps de nombreux et grands succès.
Saluée un peu partout à travers le monde, à l'exemple de tous les grands Seigneurs de la plume alerte et ingénieuse, Assia Djebar a vraiment marqué de son empreinte la littérature algérienne d'expression française, grâce notamment à son œuvre puissante, variée et très prolifique. L'historienne de formation ne pouvait probablement embrasser la littérature comme discipline de dissertation et, plus tard tel un mode d'expression, de communication et de conversation, si au demeurant son géniteur n'exerçait pas ce métier très noble dans le corps de l'enseignement, la préparant ainsi prématurément et dès son si jeune âge à la grande maîtrise des outils indispensables à l'art scriptural.
A l'image de beaucoup de ses confrères et consœurs, la voie lui était manifestement donc déjà tracée dès son tendre enfance, et il ne lui restait vraisemblablement qu'à réellement croire en cet amour formidable du livre qu'il fallait explorer les yeux fermés, lequel aura plus tard fait l'essentiel de son époustouflant mais surtout brillant parcours littéraire. Et très jeune déjà, elle exprimait ce sentiment fou et de grande « soif » de faire réellement danser et chanter sous plume magique cette langue française d'adoption, alors utilisée comme art scriptural dans le seul but de satisfaire à ce besoin d'expression féminine « indigène », et dont le titre de son premier ouvrage ne pouvait bien évidemment que porter son nom, pour cause de mépris et de frustration de toute cette junte du « sexe faible » algérienne.
Ce fut d'ailleurs au travers de cette « soif » terrible de vaincre sa piètre condition et misérable statut «d'indigénat» qu'elle s'est aussitôt lancée dans cette grande aventure littéraire, à l'effet de convaincre davantage le monde et l'opinion publique internationale sur le combat brillamment mené par «Les enfants de ce nouveau monde», ceux armés de leur seul espoir de lutter inlassablement contre deux farouches ennemis de l'humanité que sont : l'impact de l'ignorance et la dure épreuve du colonialisme.
Forte d'un riche et très bien étoffé répertoire, elle aura eu à aborder avec une grande maîtrise mais surtout beaucoup de courage ces thèmes assez complexes qui touchent à la condition féminine, en rapport justement avec le patriarcat, le tribalisme, la phallocratie, la religion, la démocratie et autres volets du quotidien de notre univers.
Dans son œuvre, elle a aussi « chanté» l'amour, la fantasia, la beauté de l'univers et des grandes valeurs humaines pour, en retour, leur consacrer l'essentiel de ses romans, tous aussi bien réussis les uns que les autres ; mais le plus remarquable de tous ses chefs-d'œuvre demeure incontestablement celui à travers lequel elle aura clôturé son magnifique registre : en l'occurrence celui d'essence autobiographique qui porte le titre de « Nulle part dans la maison de mon père », le seul, à présent, à être traduit dans sa langue maternelle.
De « La Disparition de la langue française », elle en fera tout un magnifique roman dressé en triomphe quant à la levée des couleurs nationales et la réhabilitation de cette très prolifique langue du Coran, longtemps mise sous l'éteignoir par le colon français.
C'est dire qu'à travers l'évocation dans ce magnifique titre de ses petits mais puissants souvenirs de sa tendre enfance, elle lançait déjà cette annonce d'un imminent retour à la grande maison familiale ; et du plus lointain horizon où pouvait la mener sa mémoire, elle s'était mise à nous narrer avec toute la précision voulue et la force du détail qui force l'admiration ses aventures de jeunes fille à qui il était interdit de monter à bicyclette ou encore ce métier à confier jadis aux fillettes de faire le guide de leur maman voilée lorsque celles-ci quittent leur demeure conjugale pour des visites parentales ou de voisinage.
Tous ses livres -fresques historiques d'une Algérie fascinante mais aussi pertinente et très bouleversante- renvoient inévitablement l'image de cette Algérie « en marche » des décennies de la seconde moitié du siècle dernier, mais celui le tout dernier édité traduit imparablement et parfaitement ce cachet très personnel de l'écrivaine que renforce cette charge émotive de fouiner dans ses « archives » les plus intimes. C'est d'ailleurs avec une très grande lucidité qu'elle en parle, évoquant -non sans pudeur- la trace indélébile d'une histoire individuelle dont «l'ombre projetée» n'est autre que celle du peuple algérien dans son en semble.
Elle en garde pour toujours ce regard obnubilé mais fasciné sur ce « Monde des Autres » et celui des « Siens », sur celui «Européen» qui se donnait en spectacle sur la place publique de la ville et celui «très indigène» qui scrute au loin ses moindres mouvements, le guettant dans le noir de l'obscurité de la longue nuit coloniale.
Eprise d'espace de mouvance et de liberté d'action, elle y raconte tout un pan de sa vie en famille se trouvant complètement métamorphosée après son installation à Alger où celle-ci épouse le comportement de nouveaux citadins pour chacun de ses membres.
Et si sa mère, se muant en citadine, s'est enfin débarrassée de son voile en épousant cette allure et coiffure «très européennes», la toute jeune lycéenne que fut alors Assia Djebar y trouvera, elle, le chemin salutaire qui la mènera à toutes ces librairies algéroises dont leurs livres de leurs très achalandés rayonnages façonneront plus tard son destin.
En dépit de son caractère autobiographique, cet ouvrage, celui qui porte à quinze le nombre de ses romans ne déroge finalement pas à cette règle générale que nous répercute ses nombreux et succulents écrits ; attendu qu'en guise de conclusion, celui-ci conclut par «
Pourquoi, mais pourquoi je me retrouve, moi et toutes les autres : 'Nulle part dans la maison de mon père'' ? »
Aujourd'hui, la rebelle n'est plus sur selle. Du fond de son petit et sombre tumulus, elle nous interpelle et cherche après cette place à occuper au sein de sa maison parentale, sachant que ses écrits ont déjà conquis la demeure et le cœur de ses nombreux lecteurs.
Slemnia Bendaoud
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