La jolie ville de Koléa, à la croisée des chemins entre Alger, Tipasa et Blida, domine la Mitidja d’un côté et surplombe la Méditerranée de l’autre. Détruite à deux reprises au cours de son existence, elle renaîtra de ses ruines au milieu du XVIe siècle et au XIXe siècle.
Ville calme et prospère, elle attire très tôt les migrants andalous qui recréent en elle la citadinité de leur désormais lointaine Grenade dont ils sont souvent originaires. Les nouveaux venus se fondent rapidement dans la population locale, apportent leurs techniques agricoles, architecturales, leur vision de l’urbanisme, développent et partagent leurs coutumes vestimentaires, culinaires et musicales.
La localité est imprégnée de musique andalouse depuis longtemps. C’est donc naturellement que, quelques années après l’indépendance, un groupe d’amis, musiciens et mélomanes, s’organise pour créer un ensemble musical au sein de la JFLN (Ndlr : organisation de jeunesse du FLN). Parmi eux, Mahieddine Bellouti, Boualem Kherrous, Achour Benacer et Adem Abderrezak. Au moment de la rencontre avec El Hadj Mohamed Mazouni et El Hadj Slimane Anani, l’évidence s’impose : pour fixer et pérenniser la pratique musicale à Koléa, il faut fonder une association. En référence à la filiation historique de Koléa, El Hadj Slimane Annani propose de la nommer «El Gharnatia». Elle voit le jour le 7 mars 1972 et le défunt Mahieddine Bellouti est son premier président, laissant une forte empreinte, encore visible aujourd’hui. Il est aidé par ses amis ainsi qu'El Hachemi Saoudi, père de Mohamed Cherif Saoudi, actuel chef d’orchestre de la Classe Supérieure, Ben Aouda Adem et Ali El Ghoul. Plus tard, on ajoute au nom de l’association la qualification de «Dar» (maison) pour la symbolique qui s’y rattache : famille, respect, traditions… Dar El Gharnatia ainsi créée, il ne reste plus qu’à se mettre au travail. Mais l’entreprise est loin d’être simple. De nombreuses questions se posent très vite.
Comment trouver un local ? Comment sensibiliser les enfants et leurs parents à cet art ? Comment trouver des instruments pour débuter l’initiation ? Etc. La région avait pour habitude de voir ses fêtes familiales animées par Dahmane Benachour (1912-1976) et El Hadj Mahfoud (1903-1979) et ces maîtres avaient rendu les mélodies andalouses coutumières de la vie de la cité. Pourtant, cela ne suffisait pas pour relever l’immense défi qui s’annonçait. Pour disposer d’instruments de musique — en ces temps-là indisponibles sur le marché —, l’association a l’idée de solliciter les habitants de la ville qui en possèdent et leur demande de les mettre provisoirement à sa disposition. Une manière aussi d’évaluer l’intérêt de la ville pour le projet. La surprise est belle... Non seulement les instruments sont prêtés, mais leurs propriétaires proposent leur aide pour l’enseignement. El Hadj Mohamed Mazouni (voir encadré), natif de Koléa, ancien sociétaire de l’association El Djazaïria et élève de Mohamed et Abderrezak Fekhardji (El Watan du 28.12.2013) disposait d’une solide connaissance de l’art andalou..
Il se voit confier les commandes pour assurer le démarrage de l’activité avec les Haouati, Bourahla, Tidjani, Ferrah Ahmed, Kerffane Benaouda et le Dr Dziri Loth. De même, Bachir Mazouni, fils de Mohamed et élève de Abderrazek Fekhardji au Conservatoire d’Alger, actuellement chef d’orchestre de l’association El Djazaïra de Kouba, donne quelques cours et apporte ainsi sa contribution à la belle aventure.
Dès la première année, Dar El Gharnatia est hébergée par l’APC dans la salle des fêtes de Koléa. Malgré le conservatisme ambiant, les parents acceptent que leurs filles fréquentent l’association où les fondateurs amènent leurs familles. Ainsi, Dar El Gharnatia devient très vite un important pôle d’intérêt, tant pour la population que pour les autorités avec lesquelles les relations seront toujours excellentes. L’intervention de Hadj Slimane Annani permet qu’une école désaffectée soit remise à l’association. Désormais, Dar El Gharnatia a une adresse.
Les choses s’accélèrent, les demandes d’inscription augmentent. Il faut organiser cette vie musicale en pleine expansion. Mahieddine Bellouti crée des liens avec les Cheikhs et les associations des autres villes du pays, notamment celles au passé artistique avéré. Sur le livre d’or de Dar El Gharnatia, on retrouve les signatures d’illustres visiteurs : Mahieddine Bachtarzi, Abdelkrim Dali, Sadek El Bedjaoui, El Boudali Safir, Cheikh Toumi, Cheikh Mohamed Bouali, Mohamed Tahar El Fergani, Si Kaddour Darsouni, Dib El Ayachi, Cheikh El Ghaffour, Ahmed Serri, Lamine Bechichi, Cheikh Abderrahmane El Djillali et la liste est encore longue. L’apport de grands maîtres à l’édifice se traduit autant par des contributions concrètes qu’un fort sentiment d’encouragement.
Dans cette belle solidarité des gens d’art de l’ensemble du pays, Cheikh Sadek El Bedjaoui prodigue quelques sages conseils à l’association et lui confie quelques pièces musicales qui étoffent son répertoire. Mahieddine Bellouti se rend régulièrement à Alger chez ses amis d’El Djazaïria El Mossilia. Il consolide de la sorte des liens bien antérieurs à la naissance de Dar El Gharnatia. L’association prend forme, elle doit s’affirmer. C’est en 1973 que Brahim Beladjreb, élève de Sid Ahmed Serri au sein de la doyenne des associations, accepte de prendre en charge la Classe Supérieure de Dar El Gharnatia. Il était question de trois mois d’essai. L’essai durera près de vingt ans… Quand Brahim arrive à Koléa, une nouvelle ère commence pour l’association. La communauté est déjà pétrie de culture et de musique, le fait musical est inscrit dans les traditions de la ville, il ne demande qu’à se renforcer et c’est à cela que Beladjreb va œuvrer avec amour et passion. Il forme de nombreux élèves.
En accord avec les dirigeants qui avaient une vision lointaine, il s’emploie à faire de Dar El Gharnatia une véritable école, connue, reconnue et référencée dans les plus grands festivals nationaux et internationaux. Quand il part en 1991 vers de nouveaux horizons, il laisse fièrement derrière lui des disciples en mesure de prendre la relève. Celle-ci est assurée d’abord par Boudjemaâ Benaouda de la classe supérieure puis, jusqu’à présent, par Mohamed Cherif Saoudi. Depuis la création, c’est à l’excellence que tous aspirent et travaillent. Un véritable programme d’apprentissage est mis en place. Il concerne actuellement 280 élèves répartis en neuf niveaux. Tous les débutants passent par une Classe d’Initiation au chant de chorale, assurée par Selma Ferrah. Il y a trois Classes Préparatoires pour l’initiation instrumentale, confiées à Mohamed Selmani, Ali Oued Feul et Amine Larbi. Les enseignants appartiennent à la Classe Supérieure. Viennent ensuite les deux Classes Elémentaires où les élèves affichent déjà une assurance non dissimulée. Les cours y sont donnés par Mme Hadji Badia, une des rares professeurs de musique de l’enseignement général en poste dans un CEM de Koléa.
La seconde Classe Elémentaire est dirigée par Hamza Zeghouani. Le plus ancien élève de Dar El Gharnatia, Fayçal Mazouni, assure la formation de la Classe Moyenne. Enfin, la fierté de l’association, la Classe Supérieure, au palmarès éblouissant, évolue sous la direction de Mohamed Cherif Saoudi, qui est aussi président de la commission technique et, par ailleurs, ingénieur d’Etat Ponts & Chaussées. Œuvrant à la sauvegarde du patrimoine musical, l’association vient de produire son huitième disque. De plus, dans le cadre maghrébin, Dar El Gharnatia est jumelée aux associations Chabab Monastir, en Tunisie, et Dar El Ala de Casablanca, au Maroc. Ceci permet aux élèves de s’imprégner de la pratique de l’art au Maghreb et d’en apprécier les différences ou nuances. Dès le début, les dirigeants de Dar El Gharnatia ont mis l’accent sur l’importance du suivi scolaire des enfants qui leur sont confiés. Le mot d’ordre est simple : les études passent avant la musique. C’est fièrement qu’on annonce un taux de réussite variant entre 90 et 100% à tous les examens scolaires.
Un cours de perfectionnement de violon est assuré une fois par semaine par Mohamed Bellouti. Il existe aussi un cours similaire pour le Oûd. Périodiquement, Noureddine Labri, vice-président et professeur de langue arabe, donne des conférences sur l’histoire de la musique andalouse et de ses maîtres. Dar El Gharnatia rend hommage à ses aînés de façon régulière, les derniers en date, Lalaoui Hassen, zernadji de la ville, et les maîtres Mohamed Khaznadji et Hadj Mohamed Tahar Fergani. L’association est à la veille de la 5e édition de «Koléa-Andalouse» qui accueillera des ensembles de tout le pays ainsi que de Tunisie et du Maroc.
S’il convient de saluer les efforts constants des dirigeants de l’association et les belles performances des musiciens sur scène, force est de rendre hommage aux parents qui encouragent leurs enfants à la pratique musicale, souvent en consentant de gros efforts financiers. L’association est toujours à la recherche de sponsors et mécènes pour apporter, entre autres, une aide à l’acquisition d’instruments dont le prix ne cesse d’augmenter tandis que la bonne qualité est rare. Notre petite enquête nous fait découvrir qu’il faut compter 15 000 DA pour une simple mandoline d’initiation, voire 30 000 DA selon la qualité. Un Oûd sommaire est estimé à 40 000 DA et une kwitra à 50 000 DA. Bien plus cher, le prix d’un r’beb varie entre 80 000 et 100 000 DA, sans compter l’archet qui peut atteindre, seul, les 25 000 DA ! Quant au qanoun, son coût se situe entre 250 000 et 300 000 DA. Dar El Gharnatia arrive à mettre des instruments à la disposition des débutants et facilite le paiement aux parents.
A chaque fin d’année, le président Kherrous invite les parents d’élèves à un bilan d’activités. Il fait lui-même régulièrement campagne auprès des écoles pour sensibiliser à l’apprentissage de la musique. Il recrute ainsi des dizaines d’enfants qui, un jour, assureront la relève. Le parcours est long, les embûches nombreuses. L’association a connu quelques périodes difficiles, comme le départ de Brahim Beladjreb pour fonder l’association El Fen El Acil. Puis, une douzaine de bons élèves décidèrent de créer l’association El Bachtarzia. L’émergence de ces nouvelles associations est tout de même à mettre au crédit de Dar El Gharnatia. Aujourd’hui, après toutes ces années aux fortunes diverses, Dar El Gharnatia n’est pas qu’une école de musique. Elle est en passe de devenir une véritable institution dont la notoriété dépasse les frontières de l’Algérie. En mars dernier, l’association a fêté son 42e anniversaire. Eh bien, bravo et longue vie !
Mohamed Mazouni : Un artiste, un personnage
Il est né le 11 avril 1921 à Koléa. Son père, versé dans la théologie, fut imam de la mosquée de Kouba entre 1930 et 1970. En 1945, après sa mobilisation durant la 2e guerre mondiale, il rentre d’Allemagne avec son premier instrument, une sorte de luth/guitare avec lequel il débute son parcours musical. En 1946, Youcef Khodja, professeur de guitare classique le fait entrer à El Dazaïria. Il eut pour premier professeur Abdelkrim M’hamsadji. Parmi ses camarades de classe, figurent Mamed Benchaouche, Salima Maâdini, née Mimoune (actuelle présidente de l’association Es Soundoussia), Mahmoud Messekdji, Mustapha Bahar, Mustapha Aïouaz, Abdelkader Benrezoug. Tous se retrouvaient aussi au cours de Mohamed Fekhardji au Conservatoire. En 1950, Mohamed Mazouni obtient le 1er prix du Conservatoire. Avec Sid Ahmed Serri, Mamed Benchaouche et Mahmoud Messekdji, il fréquente les cours dispensés par Abderrazak Fekhardji à l’association El Djazaïria. En 1960, après avoir échappé à deux attentats de l’OAS et s’être réfugié quelque temps à Koléa, il se réfugie en Tunisie où il fait la connaissance de plusieurs artistes algériens en exil. De retour au pays en1962, il reprend son emploi aux Chemins de Fer tout en poursuivant son art. Il enseigne au Conservatoire Municipal d’Alger et en association. Il anime aussi les fêtes familiales. Vers 1970, il intègre l’entreprise Sonatrach et crée une école de musique en son sein. Un petit conservatoire que fréquenteront Abdelkader Chaou, Kamel Boufroum, Abdelkader Lazizi, Mohamed Lekhal et d’autres. En 1980, il se retire de l’enseignement artistique. Hadj Mohamed Mazouni s’est éteint le 21 janvier 1990.
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