Tayeb Talbi (Thaâlibi), dit si Allel. Ex-membre du Conseil national de la Révolution Algérienne, moudjahid désabusé
«Je pardonne aux gens de n’être pas de mon avis, je ne leur pardonne pas de n’être pas du leur.»
Talleyrand
Il a été membre du Conseil national de la Révolution algérienne, responsable de la Fédération FLN du Maroc et de la Tunisie. C’est Tayeb Talbi (Thaâlibi) dit Si Allel. 91 ans. C’est un petit homme aux cheveux blancs, solide, le visage jovial, les yeux que l’on devine clairs toujours cachés par des lunettes noires. Son âge s’efface par le sourire, l’énergie et les anecdotes qu’il aime raconter. Voilà un homme d’extraction moyenne, ni riche ni pauvre, dont la connaissance intime et sensible des événements et de leur place dans l’Histoire donne un sens aigu à son discours. Il parle de lui sans jamais se détacher du personnage et du costume qu’il s’est confectionné dès sa prime jeunesse. Il est né en 1923 au douar Djebel Kherfane, sur les hauteurs d’El Harrouch. Sa scolarité il l’a effectuée à Smendou. Il milite dès 1943 dans la première cellule créée à Smendou par le PPA, son adjoint n’était autre que Zighout Youcef…
Ami de Zighout
Les deux hommes étaient liés par une vieille amitié. «Nous sommes presque du même douar, le sien, Souadeg, était distant de seulement 2 km du mien. Nous avons fait l’école communale de Smendou ensemble ! Au cours moyen, nous étions assis sur le même banc d’école. Youcef n’a pas atteint le certificat d’études. Orphelin de père, il a dû subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur qu’il a prises en charge en travaillant chez les trois frères forgerons Brunel. Youcef était aide-forgeron, c’est moi qui l’ai recruté au parti. Il nous était très utile pour la propogande dans les campagnes. Lorsque Mai 1945 est arrivé, on a suivi les directives du PPA, mais la répression a été très dure. J’ai été arrêté et incarcéré à Coudiat (Constantine), puis à Maison Carrée, Djenane Bourezg et Mecheria. C’est grâce à l’amnistie que nous avons pu recouvrer notre liberté.»
Tayeb n’est pas là à remâcher le passé, à le transformer ou à le déformer. Il est là à regarder en arrière, par-dessus son épaule et fait le point sur sa vie et le tumultueux itinéraire traversé. Le discours ne tourne pas au radotage ou à l’ennui. Il suffit de l’écouter, de le regarder s’avancer, quittant l’ombre et confessant son passé. Le ton est serein, souvent tragique, parfois ambigu. «L’oubli est la mort la plus certaine», confie-t-il, comme pour exorciser la culture de l’amnésie, prospère, hélas dans une indifférence suspecte. «Avant les événements de 1945, se rappelle-t-il, j’ai été assigné à résidence du côté de l’Akfadou, car considéré comme anti-français et je n’étais guère apprécié par l’administrateur Kedrel auquel je tenais tête.»
Mordu de lecture et bien qu’il eut quitté l’école, Tayeb avait un lien presque charnel avec le livre : «Le directeur de l’école qui me connaissait bien me donnait les clefs de la bibliothèque que je fréquentais assidûment. C’est là que j’ai beaucoup appris et on peut désormais me considérer comme un parfait autodidacte.» De fait, Tayeb commence à enseigner l’arabe dans une médersa des ulémas à Chateaudun du Rhummel. «Il y avait un disciple de Benbadis, Hocine Belmili, qui a créé une cellule du PPA dans cette ville. Quelques semaines plus tard, Abane Ramdane, établi dans cette ville, nous a rejoints.»
Tayeb a dû quitter la médersa pour aller enseigner dans une autre école, Errachad, située au cœur de La Casbah de Constantine. Lorsque les élections de 1948 s’annoncent, Tayeb comptait parmi l’équipe qui faisait campagne pour les candidats du MTLD en Oranie où le parti l’avait affecté. «Arrivé à El Bayadh, j’ai été arrêté et jeté à la prison de Mascara. J’ai écopé de 2 ans de prison et de 10 ans d’interdiction de séjour. Je ne suis sorti qu’à la fin de l’année 1949», affirmant que ces années d’enfermement l’avaient grandement affecté. N’empêche, fort de sa foi et de ses convictions, Tayeb ne faiblira pas et il répondra à l’appel du PPA qui le désigne à la médersa de Blida où «il a passé deux formidables années aux côtés du cheikh Mahfoudi». Alors qu’il compagnonne sur la route du mouvement révolutionnaire, il découvre des espaces et des hommes aux parcours prodigieux. Puis, Tayeb, grand voyageur s’il en fut, débarque à Maghnia pour y propager le savoir au nom du PPA. Justement à propos du PPA/MTLD «qu’il avait dans les veines», il dira que les douloureuses péripéties vécues l’avaient profondément affecté.
Membre du CNRA
«J’ai assisté en tant qu’enseignant libre du PPA de l’Ouest à la réunion de Belcourt en 1953. Ma position était anti-comité central et contre Messali. A la création du CRUA, qui répondait à un vœu secret pour moi, Safi Boudissa m’avait envoyé Le patriote, bulletin du CRUA. Lorsque la Révolution a éclaté en Oranie, Boussouf était l’adjoint de Ben M’hidi. On m’avait confié un rôle politique et je m’occupais de la logistique. Du Caire, Khider m’avait sollicité par le biais de Boudiaf, car ils avaient besoin d’un arabophone auprès de Sawt El Arab basé dans la capitale égyptienne. J’ai refusé, car je ne voulais pas m’éloigner. Ma position a été confortée par le désir de Boudiaf et Ben M’hidi de m’affecter à la collecte des armes et à la coordination avec l’armée marocaine. Boudiaf a créé le journal Résistance algérienne à Tétouan en 1955. On avait fait une tournée au Maroc et créé la Fédération FLN dans ce pays. J’étais l’adjoint de Boudiaf.
Après son arrestation en 1956, j’en suis devenu le responsable. A ce titre, j’ai été désigné membre suppléent au Congrès de la Soummam. Au Congrès de l’été 1957 au Caire, Abane a été mis en minorité. C’est là que la primauté de l’interieur sur l’extérieur et le politique sur le militaire ont été abandonnés. Abane n’a été défendu dans ses thèses que par le colonel Sadek (Dehiles). Au Maroc, j’avais appris l’espagnol, on voulait m’envoyer en Amérique latine pour représenter le FLN. J’ai refusé. Krim m’avait proposé de créer une Fédération FLN en Tunisie. J’y suis resté de septembre 1957 jusqu’à l’indépendance !» Ne dites surtout pas à Tayeb que le combat mené dans les années quarante a eu le dénouement souhaité.
Il réfléchit, puis se penche en avant comme s’il nous confiait un secret : «A l’indépendance, j’étais pour le GPRA contre l’état-major, C’est-à-dire pour la légalité. Mais vous connaissez la suite malheureuse et pitoyable. Avec Boudiaf, on a créé le Parti de la Révolution socialiste (PRS). On croyait à nos idées, aux grands soirs, à la justice sociale. Mais c’était le pot de terre contre le pot de fer. Ben Bella était populaire, il avait la force avec lui et il ne tolérait pas qu’on vienne lui faire de l’ombre, alors il nous a arrêtés. Boudiaf envoyé au Sahara et moi à Dar Nakhla où j’ai passé un stage de torture avant d’échouer à la prison d’El Harrach. Il a fallu le coup d’Etat de 1965 pour être libéré dans le tas.»
Tayeb retourne à ses premières amours : l’enseignement, «la seule chose qui vaille». Il est nommé à l’école Aïssat Idir à Alger, puis comme professeur aux lycées Okba et Hassiba Ben Bouali de Kouba. Enfin, il est désigné directeur de l’Institut pédagogique national. Tayeb reconstitue sans aigreur ni démesure les différentes étapes de sa vie. Il en a hérité netteté et goût de l’ordre. Ainsi, lorsque Lacheraf a pris les rênes de l’Education, il fait appel à Tayeb qui survit au passage de Kharoubi qu’il accompagne au ministère de la Justice où il sera maintenu à son poste par M. Benflis.
Tayeb prend une méritoire et nécessaire retraite en 1997. Le nom de Boudiaf suscite chez lui une émotion mal contenue. «Ceux qui disent qu’il était dictateur se trompent ou veulent lui nuire, car ça n’en était pas un. Au contraire, c’était un homme soucieux des autres, sensible, profondément humain. Il était ferme, méthodique et organisé. Lorsqu’on s’est rencontrés au Maroc au milieu des années cinquante, on a eu une prise de bec lorsqu’on a voulu m’envoyer au Caire et que j’ai refusé. La colère passée, on était devenus de très bons amis. Il avait bon cœur.» Sa mort violente l’a bouleversé ; quand il évoque cet épisode, son visage se ferme et se durcit. «Il y a eu des négligences coupables. On a l’impression que tout a été fait pour se débarrasser de lui. On avait des soupçons, mais pas de preuves», résume-t-il.
La légalité toujours bafouée
Tayeb a aussi connu Mohamed Belouizdad, «un homme exceptionnel, un patriote authentique qui s’est réellement sacrifié pour son pays. En 1945, il était à Constantine, envoyé par le parti. Il était chez Mohamed Benali, gargotier à Constantine, c’est là qu’il mangeait et dormait sur une table nue. C’est probablement là qu’il a contracté la tuberculose qui a fini par l’emporter. Quand nous l’avions rencontré, ça nous a flattés. Il nous a dit : ‘‘vous êtes une bonne équipe’’. Il avait un sourire enchanteur et disait des mots justes.» Lorsqu’il évoque l’école que son ami Boudiaf avait qualifiée de «sinistrée», Tayeb se drape de son manteau d’enseignant pédagogue pour fustiger l’état lamentable de l’école algérienne prise en otage. «Comment voulez-vous évoluer quand les formateurs ne sont pas formés, quand on fait un enseignement au rabais, presque une alphabétisation. Je ne suis pas spécialiste, mais les experts vous diront que c’est un véritable gâchis.
De toute façon, je suis contre le système depuis 1962. Je me suis opposé à Ben Bella, à Boumediène et à Chadli. On a usurpé la souveraineté du peuple depuis l’indépendance. Il n’y a eu que des coups d’Etat de l’état-major jusqu’à aujourd’hui. La situation actuelle ne l’agrée pas, loin s’en faut. Je suis dubitatif, mais je ne me fais pas d’illusions. Je crains une chose, qu’une catastrophe vienne endeuiller ce pays déjà meurtri. Depuis l’indépendance, c’est une lutte féroce pour le pouvoir. Je crois que c’est Orwell qui a dit : ‘‘qui contrôle le passé, contrôle l’avenir’’. On n’a pas écrit l’histoire véritable de la guerre. Chacun s’arroge le beau rôle. Boumediène a tout effacé.
Il faut laisser les historiens faire leur travail et lever la chape de plomb. Mais peut-on le faire quand la justice n’est pas indépendante. Quand l’Etat de droit n’existe pas, quand la justice fonctionne de nuit, sinon à coups de téléphone... Quand les libertés sont foulées aux pieds... Nous, on a fait notre devoir, l’objectif c’était l’indépendance, on y a cru. On a cru aussi à l’avenir avec espoir et naïveté. On a été floués. Vous savez, dans les révolutions il y a deux types de gens : ceux qui la font, et ceux qui en profitent.»
Le FLN et ses deux ailes ?
«Je ne veux pas apporter de l’eau au moulin des deux antagonistes. Je suis contre les deux. Mais n’est-ce pas une offense de voir le FLN du grand Mehri dirigé par un inculte. Je persiste à dire qu’on a eu l’indépendance, mais pas la souveraineté, parce que les charlatans, les apprentis sorciers, les arrivistes, les opportunistes se sont emparés du flambeau devenu fumeux», constate, amer, Tayeb. «Quand on s’aperçoit que le pays est une interminable salle d’attente et que son dirigeant décrète que son peuple ne le mérite pas, n’est- ce pas là le paroxysme du mépris ? A quoi doit-on s’attendre ?» «Thaâlibi», du nom du grand Sidi Abderrahmane Thaâlibi, saint patron d’Alger, est-il un aïeul de la famille ? «D’après mon père, les Thaâlibi ont essaimé aux Issers, à Béjaïa, à Tunis et à Collo, il peut y avoir un lien de parenté, mais je me réfère toujours à cette sentence de l’imam Ali : ‘‘L’homme est celui qui dit me voici et non pas celui qui proclame mon père fut’’.»
Parcours :
Tayeb, dit Si Allel, est né en 1923 près d’El Harrouch. Il a fait ses études à Smendou dans le département de Constantine. Tayeb milite au sein du PPA/MTLD dans son adolescence. Responsable de la Fédération FLN du Maroc en 1956, puis celle de Tunisie de 1960 jusqu’à l’indépendance. Il est membre suppléant du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) au Congrès de la Soummam en août 1956 et membre à part entière par la suite. A l’indépendance, Tayeb s’insurge contre le coup d’Etat de l’état-major. Ben Bella le met en prison avec Boudiaf, avec lequel il a créé le PRS. Libéré, Tayeb renoue avec l’enseignement et y reste jusqu’à sa retraite.
Hamid Tahri
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