Comme chaque 23 février, nous fêterons la Journée nationale de La Casbah. Mais peut-on encore parler de fête entre les cris de détresse pour sauver ce patrimoine en péril et les promesses de restauration qui ne finissent pas de tarder à se concrétiser ? Si le bâti se fissure, si les traditions se perdent, le lamento sur la splendeur perdue de la cité, lui, ne perd pas de vigueur.
«Yâ hasra ‘alâ dhâk ez-zmân!», une expression de regret reprise de génération en génération, souligne Kaddour M’Hamsadji dans El Qasba zemân. Une nostalgie qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des aïeuls andalous qui n’ont jamais mieux chanté leur monde qu’après son écroulement et, dont on continue, aujourd’hui encore, à moduler la plainte sur tous les modes de la nouba arabo-andalouse. De même que l’Andalousie est devenue un mythe universel, au moins aussi prestigieux que son architecture, La Casbah a donné lieu à une profusion d’œuvres et de témoignages subjugués devant la splendeur de la Splendide (El Bahdja). Cette colossale somme littéraire, qui reste à rassembler et à étudier, esquisse un «mythe de La Casbah» qui n’a rien à envier à celui de Venise, de Buenos Aires, de Shanghai ou de Paris. «Paris, la ville de tout le monde ; Alger, la ville de l’artiste», tranchait Jules de Goncourt dans une lettre rapportée par Salah Guemriche dans son excellent Alger la blanche, biographies d’une ville.
Mais précisons d’abord notre sujet. De quoi parle-t-on quand on parle de La Casbah ? Ce terme désignait initialement la forteresse, construite au XVIe siècle, dominant la vieille ville sanhadjienne fondée par Bologhine Ibn Ziri six siècles plus tôt. Le terme a ensuite servi d’appellation à toute la cité et, plus encore, à toute une culture avec ses «composantes historiques successives ou simultanées berbères, andalouses, turkisantes, avec un ajout d’apports méditerranéens d’Europe méridionale fortement islamisés et algérianisés… créant une personnalité propre à grand renfort d’activités, de labeur et de créations multiples», rappelle Mostapha Lacheraf.
A travers les ruelles de ce fleuron architectural nous accédons donc à quelque chose de bien plus profond, de bien plus décisif pour la culture algérienne et universelle : «La Casbah n’est pas un quartier, c’est un état d’esprit, la conscience endormie de la civilisation», annonce Himoud Brahimi, le plus inspiré de ses poètes qui signait simplement Momo de La Casbah. Ce dernier avait tellement fusionné avec la cité, où il avait vu le jour en 1918, qu’il en parlait sans cesse... même quand il n’en parlait pas. A ce sujet, sa fille, Saliha Brahimi, rapporte, dans son ouvrage Tahya ya Momo, coécrit avec Djamel Azzi, une savoureuse anecdote : à l’issue d’une intervention qui devait avoir pour thème La Casbah, un membre de l’assistance lui reprocha d’avoir parlé de tout sauf du sujet annoncé. Sa réponse fut : «Imaginez-moi comme une maison mauresque avec son patio, ses m’nazeh et ses colonnes !»
Devant l’incrédulité de son interlocuteur, il lui proposa d’aller plutôt la visiter : «Elle est juste à côté !». Quel meilleur guide pourrions-nous trouver pour notre exploration de l’âme de La Casbah? Suivons donc Momo. Le voilà sur grand écran dans Pépé le Moko (1937).
Ce film de Jean Duvivier avec Jean Gabin, sur une musique de Mohamed Iguerbouchen, dénote de la frayeur et de l’incompréhension des autorités coloniales devant le mystère d’une cité qui leur restait irrémédiablement rétive et farouche.
Ecoutons la longue tirade de l’écrivain Henri Jeanson : «La Casbah, c’est un maquis !... Oui, on peut dire que Pépé tient le maquis !... Vu à vol d’oiseau, le quartier d’Alger qu’on appelle La Casbah, profond comme une forêt, grouillant comme une fourmilière, est un vaste escalier dont chaque terrasse est une marche et qui descend vers la mer. Entre ces marches, des ruelles tortueuses et sombres, des ruelles en forme de guet-apens. Des ruelles qui se croisent, se chevauchent, s’enlacent et se désenlacent dans un fouillis de labyrinthes. Les unes étroites comme des couloirs, les autres voûtées comme des caves. De tous côtés, dans tous les sens, des escaliers, des montées abruptes comme des échelles (…) des maisons qui comportent des claies intérieures, isolées comme des cellules sans plafond et sonores comme des puits, communiquent presque toutes entre elles par des terrasses qui les dominent (…), et de marche en marche, descendent ainsi jusqu’à la mer. Colorées, vivantes, multiples, hurlantes. Il n’y a pas une Casbah, il y en a cent, il y en a mille !»
Un siècle avant, le mystère de La Casbah avait inspiré au compositeur italien Rossini son premier grand opéra comique L’Italienne à Alger (1813) avec le terrible Mustafa dont le cœur tendre ne résistera pas aux sollicitations d’Isabella pour libérer le captif Lindoro. Au XVIIe siècle, l’Espagnol Diego de Haëdo était littéralement captivé par cette cité dont la forme triangulaire lui inspirait l’image d’un arc tendu face à la mer, clair avertissement aux prétendants à la prise d’Alger. En effet, El Mahroussa (La bien gardée) n’a jamais capitulé, même durant l’ère coloniale, gardant farouchement son héritage séculaire tout en couvant une révolte à venir. «Ne croyez pas avoir étouffé La Casbah. Ne croyez pas bâtir sur nos dépouilles votre Nouveau Monde», avertissait justement Kateb Yacine. Réduits à une pauvreté extrême, les indigènes garderont pourtant une dignité et une élégance qui surpassaient «le plus grand comédien d’Europe dans l’art de se draper», note Karl Marx lors de son séjour médical algérois.
La misère et les inégalités étaient pourtant très marquées. L’infatigable poète arpenteur Si-Mohand en avait d’ailleurs fixé l’image dans un de ses fulgurants isefra : «En Alger la belle ville/ avec art bâtie/ chaque rue a son gardien/ Beaucoup y vivent dans les plaisirs/ y gagnent des Louis/ ont de tous biens profusion/ Un autre erre dans les rues/ à Sidi Ramdane/ sans qu’aucune lumière ne luise pour lui». En 1949, un de ces mendiants, arrivé au comble du désespoir, avait commis l’innommable. Le 20 octobre, à 14h, Ahmed K. jeta sa fille, Yasmina, âgée de 9 ans, sous les roues d’un camion. Ismaël Aït-Djafer raconte l’infanticide dans un cri de colère lancé à la face de «ceux qui n’ont jamais faim», à la face de la prétendue charité et des idéaux humanistes affichés.
Sa «Complainte des mendiants arabes de La Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père», publié par Jean-Paul Sartre dans Les Temps Modernes, reste un monument poétique d’une modernité et d’une force rares. Devenue une véritable capitale de la douleur, la révolte que couvait la ville se transforma en révolution car «En La Casbah tout était politique parce que tout était fraternel», nous rappelle Momo. L’ancestrale Casbah était le théâtre et l’enjeu de la terrible Bataille d’Alger, immortalisée dans le film éponyme de Gillo Pontecorvo.
Mais, en parallèle du combat armé, les esprits créatifs de La Casbah menaient le combat sur le terrain des arts. En effet, la ville n’a pas été seulement prétexte à création artistique. Elle était aussi le contexte d’une créativité prolifique. Ses artistes ont eu le génie de charrier dans leurs œuvres les multiples influences qui les entouraient.
Les alternatives, aujourd’hui présentées comme tragiques, de la modernité et de la tradition ou de l’Orient et de l’Occident, étaient sereinement subsumées sans souffrir d’aucune hybridité ni de déchirure identitaire. C’est ainsi que Mohamed Racim maria l’art islamique de la miniature à la perspective albertienne, créant un courant pictural original qui perdure aujourd’hui encore. C’est ainsi qu’El Anka fit vibrer le banjo venu d’Amérique et le mandole fabriqué, sur commande, par l’Italien Bélido sur les modes de la musique arabo-andalouse, réactualisant des qacidate issues de la longue tradition du melhoun.
Par sa musique, La Casbah est «l’harmonie où se rejoignent toutes les autres harmonies», nous apprend Momo. Avant d’arriver à la création du chaâbi, elle se nourrissait déjà des apports culturels de tous ses habitants. Et cela dans un art du vivre-ensemble dont il nous reste beaucoup à apprendre. Pour preuve, cette description d’un café algérois en 1862 laissée par Ernest Feydeau : «Ils ont tous à peu près la même pose : jambes croisées, un pied à terre, le coude sur la cuisse, la tasse de café à la main et le dos arrondi. Chacun d’eux (…) écoute avec ravissement la voix du chanteur. Le chanteur le plus célèbre d’Alger est un mozabite».
Si elle interdit l’entrée à l’envahisseur, La Casbah est un havre accueillant pour le visiteur bienveillant. C’est peut-être pour cela qu’elle ne s’assiège pas comme le proclame la superbe toile de Mohamed Khadda exposée au Musée des Beaux-arts d’Alger. Libérée du joug colonial, La Casbah est en fête et ses murs se couvrent «de dessins et de peintures murales», rapporte le même Khadda. Ainsi, Didou, l’enfant de l’indépendance, peut librement courir à travers les rues de la ville dans les scènes chaplinesque de Tahia ya Didou, petite merveille cinématographique de Mohamed Zinet. La caméra de ce dernier parcourt amoureusement la ville de son djebel à la Grande Bleue. Et qui retrouve-t-on, assis au bout du môle, exhibant sans fausse pudeur son large torse de champion du monde de plongée ? Evidemment, Momo, déclamant son ode solaire : «Mienne Casbah : Si j’avais à choisir parmi les étoiles pour te comparer, Mienne Casbah, le soleil lui-même ne saurait éclipser le Verbe que tu caches. Aucun lieu sacré ni aucune capitale ne saurait réunir ce que, chaque matin, le lever du jour t’offre comme guirlande».
Bien entendu, le traumatisme de la guerre et son lot de tortures et d’exactions est encore vivace, mais la page est tournée et l’on se retrouve même à rire de ce passé douloureux grâce à l’inimitable gouaille de Rouiched, poltron avéré et présumé meneur de La Casbah par les autorités coloniales, dans Hassan Terro de Mohamed Lakhdar-Hamina. Autres temps, autres mœurs. L’explosion démographique, les erreurs de gestion urbaine (ou plutôt son absence) et l’attrait du confort moderne changent la face de La Casbah. L’image d’Epinal s’effrite. «Ceux qui ne connaissent pas la vieille ville, écrit Tahar Djaout, peuvent en effet rêver d’un réseau secret de venelles, de palais minuscules, d’antres frais, d’endroits dispensateurs de merveilles et de frissons».
Mais l’habitant de la ville y voit un éparpillement de quartiers qui perd sa citadinité et son ouverture sur le monde et Mahfoud, jeune héros des Vigiles, plante son contrechamp et lance son contre-chant : «Ici, la pierre, le foin et les bêtes sont proches. Il suffit de gratter une mince couche pour les voir respirer (…) La ville paresseuse et casanière tourne de nouveau le dos à la mer, rompt ses liens avec le large et se réfugie dans ses pierres». La ville rebelle n’a pourtant pas dit son dernier mot et, face aux injustices et aux inégalités sociales, une nouvelle révolte gronde. «Automne, octobre à Alger», le soulèvement populaire de 1988 est immortalisé par la caméra de Malik Lakhdar-Hamina.
Aujourd’hui, l’histoire de La Casbah n’a pas fini de s’écrire. De nouvelles strates s’ajoutent encore à son mythe que nous n’avons fait qu’effleurer. Si l’édifice architectural se fissure, Ouled el Qaçba (Les enfants de La Casbah, qui en sont d’ailleurs toute l’humanité puisqu’elle est classée patrimoine universel par l’Unesco) savent bien que «nul malheur n’y perdure» comme le prédisait Sidi Abderrahman Thaâlibi, patron spirituel d’Alger. Devant la décrépitude de la ville, Momo, notre guide, préfère se taire : «M’amuser à décrire ton état actuel, Mienne Casbah, ce serait me détruire et aussi te détruire». Mais qu’on ose lui dire que La Casbah a vieilli et il rétorquera : «La Casbah est un symbole. Un symbole est quelque chose qui se montre et qu’on ne voit pas». Ouvrons donc les yeux, et grands, car si La Casbah est un héritage, elle est de ceux qui se méritent plus qu’ils ne s’héritent.
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