En bon stratège, Kennedy est intervenu à un moment où la conjoncture lui paraissait favorable : la guerre d’Algérie a cessé de représenter un problème purement français, elle mettait Eisenhower dans l’embarras vis-à-vis de son allié français, le vice-président Nixon, de retour d’Afrique, avait établi un rapport critique sur la politique française en Algérie et les syndicats américains notamment AFL-CIO, très populaires dans les années 50, soutenaient, sans équivoque, le FLN, considérant que «l’occupation coloniale faisait le lit du communisme».
Au-delà du mythe, plusieurs questions restent aujourd’hui en suspens. Certes, l’homme était — de par son origine irlandaise ? — un farouche opposant au colonialisme. Bien sûr, ses lectures d’étudiant à Harvard — notamment Le déclin de l’Occident de Spengler — le prédisposaient à soutenir des positions anticolonialistes. Evidemment, ses voyages et ses rencontres — avec Nehru, entre autres — ont participé à forger son caractère.
Mais l’homme n’avait, selon ses biographes, rien de l’idéaliste romantique défenseur des causes perdues. Chez lui, tout était calcul politique. Kennedy a-t-il soutenu l’indépendance de l’Algérie par conviction ou par intérêt politique ? S’était-il servi d’un thème qu’il croyait porteur pour concrétiser ses ambitions présidentielles ? La crainte de voir l’Algérie tomber aux mains des Russes avait-elle motivé son engagement ? Ou n’avait-il que de sournoises arrière-pensées liées aux richesses du sous-sol algérien ?
Un «discours algérien»
Quelles que soient ses motivations, le fait est là : le 2 juillet 1957, le sénateur Kennedy monte à la tribune de la Chambre haute pour y prononcer ce qui reste sans doute le discours le plus important de sa jeune carrière. Il exhorte son pays à s’engager en faveur de l’indépendance. Il adresse à l’Administration un projet de résolution pour qu’elle intervienne dans le conflit. Lequel restera lettre morte.
«Kennedy avouera, au lendemain de son élection, avoir prononcé ce discours parce qu’il ‘‘fallait absolument’’, après avoir parlé à plusieurs reprises de l’Asie, qu’il traite ‘‘un problème africain’’», écrit Maxime de Person ayant mené une étude sur le sujet pour l’université Sciences Po. Dans un ouvrage intitulé John F. Kennedy, la France et le Maghreb, les auteurs Fredj Maatoug et Jacques Thobie expliquent que si les analyses et les propositions concernant l’Algérie et le Maghreb paraissent aujourd’hui banales, elles le sont moins quand on les replace dans le contexte historique des années cinquante et plus précisément celui de 1957.
Dans quelle mesure cela a-t-il pu participer aux dissensions entre les Etats-Unis et la France ? Dans la dernière livraison du Nouvel Observateur, Jean Daniel raconte sa rencontre avec un jeune sénateur qu’il décrit comme «lumineux et séduisant», qui ne l’intéressait pas spécialement, jusqu’au moment où il apprit qu’il était l’auteur d’un fameux discours au Sénat contre la guerre d’Algérie. «Je me suis tourné vers lui, écrit-il, pour l’entendre dire qu’il savait qu’il avait irrité le général de Gaulle, ce qui suscitait chez lui un sourire plus espiègle qu’hostile.» Et Kennedy de lui rappeler qu’il était «par nature hostile au colonialisme» et que c’était «dans la tradition américaine». En bon stratège, Kennedy est intervenu à un moment où la conjoncture lui paraissait favorable : la guerre d’Algérie a cessé de représenter un problème purement français, elle mettait Eisenhower dans l’embarras vis-à-vis de son allié français, le vice-président Nixon, de retour d’Afrique, avait établi un rapport critique sur la politique française en Algérie et les syndicats américains notamment AFL-CIO, très populaires dans les années 50, soutenaient, sans équivoque, le FLN, considérant que «l’occupation coloniale faisait le lit du communisme».
Abdelkader Chanderli à l’origine du discours ?
Les historiens qui travaillent sur le rapport de Kennedy à l’Algérie ne s’accordent pas sur le «cerveau» qui souffla les grandes lignes du discours. L’une des pistes, soutenue par Yves Courrière et Alistar Hornes concerne Abdelkader Chanderli, représentant du FLN à l’ONU, présenté comme un ami «intime» du sénateur américain, qui «allait souvent partager le sandwich qui servait de déjeuner au sénateur, pour parler de la situation en Algérie». Il aurait également fourni à Kennedy la documentation du discours. C’est qu’à cette époque, le duo Abdelkader Chanderli et M’hammed Yazid débordaient d’activité pour imposer la question algérienne sur la scène internationale. Et tout porte à croire que Chanderli connaissait le contenu du discours avant qu’il ne soit prononcé. Il aura été le premier à féliciter le jeune sénateur pour son engagement.
Kennedy était influencé aussi, à en croire ses biographes, par les échanges de vue et les contacts fréquents qu’il avait eus avec Habib Bourguiba junior, le fils du président tunisien. Pour d’autres, celui qui aurait donné au discours sa teneur serait Fred Holborn, un jeune collaborateur de Kennedy ou alors William Porter, directeur des affaires nord-africaines au département d’Etat, qui aurait apporté le concours déterminant. «Cette question des influences est naturellement lourde d’enjeux, explique Maxime de Person. Que Kennedy ait été convaincu de prononcer un tel discours par un membre du FLN ou bien par un fonctionnaire du département d’Etat n’est pas tout à fait la même chose. De même, le rôle exact de Kennedy — initiateur ou simple ‘‘exécutant’’ — est mal connu. L’état actuel des recherches ne nous permet pas de trancher.» D’autres historiens évoquent la «spécificité de ce personnage politique» : «Kennedy était plutôt homme à prendre des décisions tout seul. Il avait l’habitude de se documenter sérieusement et d’avoir un maximum de points de vue afin de comparer et de choisir», peut-on lire dans JFK, le Maghreb et la France.
A en croire cet ouvrage, malgré les lettres incendiaires qu’il avait reçues de France et d’Algérie qui le visaient personnellement en même temps que les «intellectuels décadents» : Raymond Aron, François Mauriac, Bourdet…, Kennedy s’accrocha à sa position. «Il le fit, se plaisait-il à dire, pour sauver l’un des plus vieux alliés des Etats-Unis, la France, de ses propres errements», écrivent Fredj Maatoug et Jacques Thobie. Ce discours marqua un tournant dans l’engagement des Etats-Unis dans cette affaire.
Impérialisme américain
A cette même époque, des rumeurs sur des pressions qu’auraient exercées les compagnies pétrolières sur le département d’Etat pour soutenir le FLN commençaient à émerger. «Nerin Gun, journaliste et écrivain, a publié un très improbable document émanant de Kennedy sur une réorientation de la politique étrangère américaine en Algérie à partir de février 1963. D’après ce document, le président américain aurait alors décidé d’intensifier la présence américaine en Algérie afin de la substituer à la présence française», souligne De Person dans son étude qui estime cette thèse sans fondement car l’importation des hydrocarbures, la principale richesse du sous-sol algérien, est contrôlée aux États-Unis et que les quotas sont même abaissés durant la présidence de Kennedy.
«Dans ces conditions, ce sont les Algériens eux-mêmes qui tentent de susciter l’intérêt des investisseurs étrangers. Quant à l’Administration, rien ne vient étayer les affirmations de Nerin Gun. Bien au contraire, les papiers diplomatiques ne cessent de montrer la volonté de Washington de se placer en retrait de Paris.» S’il subsiste encore de nombreuses zones d’ombre, il restera le souvenir de ce jeune sénateur, devenu cinquante ans après son assassinat un mythe, qui soutenait le peuple algérien dans sa quête pour l’indépendance…
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