Fallait-il que le président du jeune Etat algérien, Ahmed Ben Bella, choisisse d’aller à La Havane juste après sa visite à Washington en pleine crise des missiles soviétiques d’octobre 1962, ternissant ainsi pour plusieurs décennies l’image de l’Algérie aux Etats-Unis.
Certains évènements peuvent avoir des répercussions, pour de longues années, sur les relations entre deux pays et peut-être même sur le destin d’une nation. Après l’assassinat de Kennedy, en novembre 1963, d’après les analystes, il n’y aura plus personne dans les cercles du pouvoir américain prêt à défendre la jeune Rrépublique algérienne et encore moins son premier Président. Tout avait pourtant si bien commencé. Bien avant les accords d’Evian, alors que les Français contestaient la légitimité du FLN, les Américains, au lieu de manifester une solidarité avec leur allié, ont donné l’impression de reconnaître de facto le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), ce qui a causé, selon les historiens, des remous diplomatiques avec le général de Gaulle. A ce moment-là, les Américains pensaient déjà aux relations qu’ils devaient tisser avec les futurs dirigeants de l’Algérie indépendante, de peur que le pays tombe aux mains des communistes. «Dean Rusk, secrétaire d’Etat de John Kennedy, câble aux ambassades en France et en Afrique du Nord, ainsi qu’au consulat d’Alger, d’éviter les gestes spectaculaires en direction du FLN, afin de ne pas affaiblir la France, mais tout en maintenant les contacts avec le futur gouvernement», souligne Maxime de Person dans une étude consacrée aux relations entre Kennedy et l’Algérie pour le compte de l’université Sciences Po.
Ainsi, à la veille de la signature des Accords d’Evian, les Américains réfléchissent à la manière de combler les besoins de la nouvelle Algérie car ils estiment qu’il est «dans l’intérêt du camp occidental d’y répondre». Tout en se montrant respectueux de ce que certains historiens appellent les «prérogatives françaises en Algérie», les Etats-Unis mettent en place un plan d’aide, le «Junior Partnership» (mars 1962-novembre 1963). De l’autre côté, Nikita Khrouchtchev, à l’annonce de la signature des Accords d’Evian, s’empresse de reconnaître le GPRA, ce qui entraînera le rappel de l’ambassadeur de France à Moscou, l’administration américaine entend, selon les termes de Dean Rusk, rester «un bon pas en arrière». Ils considèrent, en outre, que les engagements pris par la France dans le cadre des Accords d’Evian reste la meilleure barrière contre le communisme. «En revanche, écrit De Person, l’aide humanitaire, qui s’inscrit dans le cadre du programme Food for Peace, donne très tôt des résultats impressionnants : quatre millions d’Algériens, soit un tiers de la population, sont ainsi sauvés de la famine lors de l’hiver 1962-1963.» Les Etats-Unis fourniront également une assistance technique et culturelle — assez modeste — au nouvel Etat en finançant quelques projets ou en accueillant quelques étudiants.
Un flirt raté
Le 8 octobre 1962, l’Algérie devient le l09e État membre des Nations unies. Pour l’événement, une délégation emmenée par Ben Bella se rend à NewYork puis, à l’invitation de Kennedy, à Washington. C’est la première sortie officielle de l’Algérie indépendante à l’étranger. Rétrospectivement, certains propos tenus, ce jour-là, par le président algérien peuvent surprendre par leur impertinence : après un entretien avec Martin Luther King, le 14, il ne se prive en effet pas de critiquer ouvertement la ségrégation raciale aux États-Unis. En ce temps-là, l’Algérie jouissait encore de l’aura de son indépendance. Il est aujourd’hui inconcevable pour des responsables algériens de tenir pareil discours devant leurs homologues américains. «Le lendemain toutefois, relate-t-on, il explique à la télévision que le ‘‘non-alignement signifie que l’Algérie n’est alignée avec personne, y compris avec les non-alignés’’. C’est d’ailleurs ce qu’il affirme le jour suivant, le 16, à Kennedy, après l’avoir remercié, au nom de son peuple, pour son discours de 1957.»
«L’Algérie mènera, dit-il, une politique indépendante qui ne recherchera pas à éviter des positions inconfortables.»
Par la suite, il s’est trouvé que Cuba n’était pas si loin des Etats-Unis et que le président algérien voulut y faire une visite. Lui qui insistait sur son indépendance vis-à-vis des deux camps antagonistes donnait ainsi un signal opposé, surtout lorsqu’il posait dans les photos officielles avec un béret vert olive. Le voyage est évidemment peu apprécié de Washington. Les hasards du calendrier ont voulu qu’au moment où décolle l’avion de Ben Bella, Kennedy réunit son conseil restreint, car il venait de découvrir des installations de missiles soviétiques sur l’île. «Kennedy aurait été vivement contrarié par le geste de Ben Bella qu’il aurait attribué soit à une naïveté désespérante, soit à une volonté d’insulter délibérément les Etats-Unis», commente De Person. Malgré l’escale cubaine, les bateaux américains continuent à décharger leurs cargaisons au port d’Alger. Ce n’est que lorsque l’Algérie a pris véritablement le tournant socialiste, en nationalisant les biens des Américains qui y vivaient, que la rupture fut consommée. «Des propriétaires lésés adressèrent à l’Administration des demandes d’indemnisation et plusieurs représentants interviennent au Congrès pour que l’amendement Hickenlooper, stipulant que le gouvernement américain doit suspendre son aide aux États qui refusent d’indemniser les citoyens victimes de nationalisations, soit ratifié», souligne De Person. Dans le même temps, l’Algérie commence à recevoir une aide de Moscou dans les domaines économique et militaire.
Ahmed Ben Bella gardera néanmoins, d’après l’historien américain, Arthur Meier Schlesinger, une «admiration presque fanatique» pour le président Kennedy.
Amel Blidi
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