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Novembre l’éternel, une revanche de l’histoire
La marche de l’histoire est en perpétuel et inexorable mouvement à travers les âges et cycles du temps pour marquer indélébilement les événements et les lieux qui la structurent et en faire des repères pour la mémoire et la postérité. Il en est ainsi de la genèse de l’hymne national dont l’univers vient d’être revisité à la faveur de l’émission «Carnet d’Algérie», consacrée à la vallée du M’zab et diffusée dernièrement par la Chaîne III de la Radio algérienne, qui est un véritable vecteur de rayonnement culturel pour le grand bonheur de son large et fidèle audimat, captivé cette fois-ci par un point d’histoire majeur ressurgi à la satisfaction de tous car méconnu (ou insuffisamment connu) de l’opinion publique.
Talentueusement animée par Badia Haddad, avec le style de la perfection qui est le sien, et Abderrahmane Khelifa, historien consultant, cette émission a, de par sa judicieuse démarche pédagogique de communication, développé une rétrospective de la genèse historique de Kassaman. C’est Slimane Chikh, le fils de l’immense poète de la Révolution qui, à travers un vibrant témoignage sur la vie et le parcours de son père, a révélé la synthèse événementielle liée à l’existence de l’hymne national. Avec la précision de l’historien qu’il est, auteur d’un ouvrage intitulé L’Algérie en armes, il s’est exercé à rappeler le contexte politique dans lequel progressait la guerre de libération après le déclenchement du 1er Novembre 1954.
Un édifice mémoriel sonore pour pérenniser une symbolique de la Révolution algérienne
A ce propos, il a affirmé que c’est au cours de l’année 1955, quelques mois après l’insurrection de la lutte armée qu’un des dirigeants de celle-ci, en l’occurrence Abane Ramdane, après concertation, a pris la décision de doter la Révolution d’un substrat mémoriel sonore à dessein de mobiliser l’ensemble du peuple algérien et de galvaniser psychologiquement les troupes des moudjahidine militairement engagés dans le combat armé.
L’opinion et la communauté internationales étaient également ciblées par le projet dont l’impact politique était impérieux pour l’accompagnement de la stratégie diplomatique en direction de l’étranger. Dans cette perspective, Rebbah Lakhdar, un ancien militant du PPA/MTLD, fut ainsi chargé par Benyoucef Benkheda pour la prospection du milieu littéraire et artistique en vue de la composition d’un poème à l’effet de la structuration d’un hymne national qui mettra en valeur la lutte armée du peuple algérien pour libérer sa patrie des affres d’un colonialisme d’oppression ségrégationniste de non-humanité. La trame structurante du poème devait se conformer aux recommandations préalables de ne citer aucun nom propre de lieu ou de personne et de dénoncer les exactions de la France coloniale.
Moufdi Zakaria au rendez-vous de l’histoire
Pour accomplir cette mission, Rebbah Lakhdar, qui s’est rendu de Belcourt au centre-ville d’Alger à la recherche d’un contact utile, a incidemment rencontré Moufdi Zakaria, auquel il fit part dans le détail du projet confié par Abane Ramdane et Benyoucef Benkheda Ce dernier acquiesça spontanément à la demande de ces dirigeants et saisit l’opportunité pour informer son interlocuteur sur une situation particulièrement inquiétante qui prévalait à La Casbah, avec le boycott décrété pour les commerces gérés par les mozabites, notamment à Alger et Blida.
A cela, Rebbah Lakhdar rassura Moufdi Zakaria que cette diversion était une manœuvre de l’administration française et de ses collaborateurs, qui sera éminemment neutralisée par le renouement des liens fraternels de la population avec la communauté ibadite. Réconforté et confiant, ce dernier se rendit à son local commercial à La Casbah au n° 02 de la rue Blandan, patronyme d’un sergent colonial de sinistre mémoire, tué dans l’opprobre du crime par les moudjahidine à Boufarik en 1842 et qui a été supplanté dans la gloire de l’honneur par le héros Rahal Boualem, barbarement guillotiné à l’âge de 16 ans le 21 juin 1957 à la prison de Serkadji, inaugurant ainsi le cycle bestial de l’enfance assassinée par la France coloniale. C’est en ce lieu, le soir venu, que l’immense Moufdi Zakaria a lumineusement versifié un poème de serment d’éternité dédié à la gloire de l’Algérie en lutte pour son indépendance. Militant indépendantiste de la première heure depuis l’Etoile nord-africaine, celui-ci portait en son âme la force du verbe et la charge émotionnelle des mots de cette fresque tramée en son être profond par le long parcours de sa vie militante.
Kassaman est né en une nuit bénie à la Casbah
En une seule et unique nuit, l’hymne national Kassaman a ainsi vu le jour dans la sublimité d’une verve torrentielle d’une muse diserte à l’infini pour immortaliser l’héroïsme de l’Algérie et des sacrifices de son peuple pour que celle-ci vive libre et souveraine.
Kassaman, Abane Ramdane, Benyoucef Benkheda et Rebbah Lakhdar
Dès le lendemain matin, le poème de Kassaman transcrit fut ainsi remis par Moufdi Zakaria à Rebbah Lakhdar, qui l’a fait parvenir à Abane Ramdane et Benkheda. A sa première lecture en réunion, ce qui allait devenir l’hymne national algérien fut dans l’unanimité de l’exaltation adopté dans sa matrice initiale pour une composition musicale appropriée aux normes d’officialisation requises en la matière.
Moufdi Zakaria, un aède esthète d’une mythologie poétique de légende
Qui peut se prémunir des frissons émotionnels «de la chair de poule» qui nous submergent à l’écoute solennel de Kassaman, une anthologie d’une esthétique expressive de grandeur civilisationnelle à travers la résistance émancipatrice des peuples opprimés. Au premier roulement sonore de la partition musicale, l’Algérie adulée des ancêtres défile majestueuse un instant sous nos yeux, en notre pensée et au plus profond de notre âme. Les visages de noblesse et de vertu des plus chers de ses enfants martyrs reviennent en un moment furtif pour faire une ronde sacrée dans une communion de pensée d’élévation humaine, de vénération et d’amour viscéral de l’Algérie des chouhada au triple refrain : «Fa-Shadû - Fa-Shadû - Fa-Shadû», «Témoignez – Témoignez – Témoignez» pour que l’humanité entière témoigne à son tour ce qu’a subi le genre humain pour le triomphe d’une cause juste de la liberté et qui ne sera point oublié. A cela, Moufdi Zakaria qui incarne pour la postérité une symbolique d’une revanche de l’histoire, a immortalisé par ce legs céleste aux générations futures une légende de sacrifices consentis par le peuple algérien qui a pris à témoin la conscience de toutes les nations de la planète.
Kassaman, un patrimoine culturel fondateur de la nation algérienne
Ainsi, Kassaman est l’expression d’un patrimoine culturel très précieux qui, revisité en ce cinquantième anniversaire de l’indépendance de notre pays, appelle à la valorisation des lieux où se réfugie et se cristallise la mémoire pour un ancrage de celle-ci qui assurera la préservation et la transmission des valeurs liées à une étape particulièrement glorieuse de notre histoire de résistance nationale.
Toponymie, lieux de mémoire et d’histoire
Les rues, ruelles et venelles de la cité antique ont aussi une mémoire et celle que nous voulons évoquer en la circonstance constitue des repères culturels structurants de celle-ci, à l’exemple de la rue ex-Blandan, actuellement Boualem Rahal, citée précédemment, mais également la place Rabin Bloc, au n° 2 actuellement place Amar Ali dit Ali la Pointe où a été créé le 23 mars 1956 le Comité révolutionnaire d’unité et d’action, instance salvatrice au déclenchement de la guerre de libération, lors de sa première séance constitutive qui a réuni les dirigeants Lahouel Hocine, Mohamed Boudiaf, Sid Ali Abdelhamid et Dakhli Bachir.
Quant au journal l’Action algérienne, organe d’information du PPA (Parti du peuple algérien) édité en 1944 à La Casbah au 18 de la rue d’Anfreville, actuellement Yacef Mokrane, il était clandestinement et irrégulièrement imprimé en ce lieu qui servait de chambre de repos à Si Mohamed Abdelhamid, pâtissier de profession, malade insuffisant respiratoire et père de Sid Ali Abdelhamid un des dirigeants du parti à La Casbah, qui a contribué par le témoignage à cette rétrospective d’une phase de l’histoire de la médina.
Ce dernier a tenu à rappeler que le rédacteur en chef de l’Action algérienne n’était autre que l’emblématique et historique Asselah Hocine, alors que l’impression du journal placée sous sa coordination était assuré par une équipe de militants motivés et aguerris aux méthodes du travail clandestin. C’est péniblement à tour de bras avec un matériel rudimentaire de lithographie et sans le moindre bruit susceptible d’éveiller des suspicions d’une police française et des indicateurs aux aguets, que ce journal de la foi et de la force militante était ainsi publié mensuellement dans un contexte périlleux à plus de 2000 exemplaires pour propager au sein de la population le message de mobilisation et de résistance du parti.
Novembre l’éternel et ses repères historiques à préserver et à immortaliser en direction des générations montantes
L’esprit du 59e anniversaire du 1er Novembre 1954 dont le souvenir est ancré en l’âme du peuple algérien ressuscité du long naufrage colonial, nous a inspiré ce pèlerinage au bout de la mémoire sur des lieux et des liens majeurs de la matrice historique de ce mois rédempteur d’une existence dans la dignité.
Les repères fondamentaux de celui-ci qui, une fois identifiés et mémorisés par la jeunesse et les générations montantes s’érigeront pérennement en points cardinaux de valeurs de fidélité à cette descendance pour laquelle le 1er Novembre 1954 correspondra à l’an 1 de la renaissance de la nation algérienne enfin ressuscitée d’une longue nuit coloniale au prix du plus lourd tribut qu’ait connu l’humanité entière. C’est en la jeunesse que la mémoire collective doit s’enraciner dans l’espace des lieux d’histoire à travers des supports de «représentation ou de géographie mentale» et d’éclairage didactique que sont les plaques toponymiques et commémoratives.
Par devoir à un passé fécond au présent éternel et à dessein de pérenniser la dialectique du souvenir pour être porté par notre descendance, les lieux de mémoire qui ont vu naître le CRUA, l’Action algérienne et Kassaman doivent perpétuellement être préservés et apparaître dans la symbolique d’une œuvre constante de réappropriation des repères structurants de l’histoire du mouvement national et de la guerre d’indépendance. Et pour paraphraser dans ce contexte le célèbre écrivain français Marcel Proust, nous méditerons sur une de ses citations phares : «Le culte du souvenir est la condition de survie de l’âme d’un peuple.» Un réalisme culturel pour la préservation et la sauvegarde de capital mémoriel d’une nation.
Lounis Aït Aoudia : président de l’association Les Amis de la rampe Louni Arezki (Casbah).
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