«J’ai toujours pensé que si l’homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche.»Albert Camus
Son livre Chroniques d’un Algérien heureux(1), paru récemment, en a intrigué plus d’un. «Ah bon, il y a des Algériens heureux ?» a-t-on dû s’interroger, interloqués. «Bien sûr que oui et j’en suis un», concède Hachemi, les yeux rieurs, pleins de fierté.
«J’ai été heureux. La chance m’a poursuivi. J’ai connu des hommes immenses. J’ai appris des langues que je ne connaissais pas. J’ai fait mon devoir sacré envers le pays. J’ai terminé avec un doctorat à la Sorbonne et je suis marié à Djouri Houria, une moudjahida, issue de la ville de Toudja, qui a croupi cinq ans en prison et qui m’a donné tant de bonheur ! Que demander de plus !»
Ami intime de Debbih Cherif, il en parle avec une intense émotion. Il évoque aussi son maître, cheikh Abderahmane Djillali, devenu son ami, sa participation à la Révolution qui lui a permis de côtoyer des hommes exceptionnels.
Hachemi est né le 23 avril 1929 à Béjaïa-Ville, dans le quartier de Sidi Touati du nom du vénérable saint qui a une grande histoire. Mais Hachemi est originaire de Sidi Ali Oumoussa dans la commune de Maâtkas. A l’époque, la Kabylie toute entière ne baignait pas dans la prospérité, bien au contraire. Je sais que mes grands-parents ont souffert. «Mon grand-père Ahmed, né en 1860, s’était engagé par nécessité, pour subvenir aux besoins de la famille, dans l’armée française. Il a eu la chance de faire son service militaire en tant que tirailleur-tailleur. Il cousait les vêtements des militaires.
Démobilisé à Béjaïa, il s’est marié et y est resté. Chose peu habituelle à l’époque, il s’est expatrié en Tunisie en 1905, quelques années après la naissance de mon père Bachir, en 1901. A 20 ans, mon père, comme la majorité des jeunes de la région, émigre en France et travaille chez Beghin, négociant en sucre à la Porte de la Chapelle.»
Débuts à la redoute
«De retour à Béjaïa, il se marie en 1924. Il épouse une fille issue des Talantikite, une famille bien connue dans cette ville. Mais la crise mondiale de 1929 et ses effets dévastateurs influeront sur la destinée des Larabi, prolétaires en guenilles, qui émigrent à Alger où ils seront royalement reçus par la famille Saber apparentée lointaine et dont l’un des membres, militant de l’UDMA, a été le premier dentiste algérien installé dans la capitale à la fin des années quarante.»
A Alger, les Larabi achètent une petite maison à La Redoute en 1933. C’est dans ce quartier que Hachemi fera presque toutes ses classes. La Seconde Guerre mondiale le surprendra alors qu’il était jeune adolescent. «Les alliés étaient à Alger en état de guerre. C’était une misère atroce, avec les privations, les bons de ravitaillement et une ville en état de siège où l’activité était paralysée», se souvient Hachemi, qui avoue que «la fin des hostilités a été un grand soulagement, mais hélas l’armistice n’a rien réglé pour nous les Algériens, qui allions encore subir sauvagement le joug de la colonisation».
A 16 ans, Hachemi rencontre son ami d’enfance Debbih Cherif, scout et militant PPA. Il s’inscrit le 25 juin 1946 à l’école Talyaâ de La Redoute, dirigée par Abderahmane Didouche, frère aîné du héros Mourad, et Hadj Saïd Zoubir, «militant forcené» du PPA, alors que le savoir était prodigué par Si Abderahmane Djillali. «A l’époque, les deux grandes tendances politiques de la résistance étaient le PPA et les oulémas. Je ne connaissais pas un traître mot d’arabe. En une année, j’ai appris la moitié du Livre Saint et j’ai été subjugué par la poésie arabe.» Cette propension à toujours s’élever, sa curiosité et sa détermination propulsèrent Hachemi au-devant de la scène. Abderahmane Djillali l’inscrit à Djamaâ Ezzitouna à Tunis, où il poursuivra ses études durant trois années.
De retour à Alger, au début des années cinquante, Hachemi aura du mal à trouver un emploi. «J’ai eu la chance de rentrer au bureau d’interprétariat du tribunal d’Alger que dirigeait le grand Hadj Hamou Hamdane. Avec mon salaire, j’ai changé la vie de ma famille, qui vivait au seuil de la pauvreté et avait beaucoup de mal à joindre les deux bouts. Mon éveil à la conscience politique était conforté par ma proximité avec mon ami intime, Debbih Cherif, qui avait été affecté au service de Messali, alors en résidence à Bouzaréah. C’est sur instigation de Mourad Didouche que Cherif a accompli cette mission. Les deux hommes s’occuperont de faire passer Boudiaf, recherché, en France où ils séjourneront durant deux années, de 1950 à 1952. On a vécu ensemble la crise du Parti en1953. Debbih en a été durement affecté.»
Hachemi raconte les faits par les détails négligés, les coins morts de l’Histoire en maniant le mot avec une obsession de l’exactitude. Entre deux silences graves, il poursuit le fil de sa pensée. «Le 1er Novembre 1954, nous étions à Clos Salembier, Cherif et moi. Nous sommes allés à la placette et on a acheté Alger Républicain et Cherif était tout étonné. Comment Mourad ne m’a pas informé ? Comment je ne l’ai pas su ? Peut-être que Mourad voulait nous préserver pour la suite. Alors Cherif, pensif, m’a dit : ‘‘Cette guerre va durer 10 ans !’’ Quelque temps après, tout le monde a été arrêté à Alger, devenue morte politiquement.»
Debbih, mon ami, mon frère
«C’est à l’initiative de Mustapha Fettal, Hadj Zoubir et Mokhtar Bouchafa que les choses ont commencé à bouger. C’est Hadj Zoubir qui connaissait Ouamrane qui en a été le détonateur. C’est par la suite que Debbih a pris la tête de l’organisation avec Mokadem. 30 à 40 actions ont été enregistrées à La Redoute, à Clos Salembier et Belcourt. Ce n’est qu’en mars-avril 1955, avec la venue de Abane, que les choses ont pris une autre dimension. En août de la même année, Debbih, ‘‘grillé’’, monte au maquis. Il n’y restera pas longtemps. Un jour, en rentrant à la maison, je le trouve chez moi. J’étais étonné et content à la fois. Il était recherché aussi bien par le MNA, la police que par ses ‘‘frères de combat’’ qui ne lui voulaient pas que du bien. Debbih était fiché dans tous les commissariats d’Alger. Il a pu rencontrer Yacef en juin 1956. C’était le feu d’artifice des bombes avec Taleb Abderrahmane.
Le premier attentat qui a secoué la France a visé le commissaire Freddy. Cet acte a eu un grand retentissement en métropole. C’est Debbih qui avait initié cette opération, dont les exécutants étaient Gacem Mohamed yeux bleus et Boukhechaba Ramdane. En 1956, les paras avaient découvert Debbih dans une cache, rue Saint-Vincent de Paul, avec Ramel près de la mosquée Ketchaoua. Les paras les avaient sommés de se rendre, ils sont morts les armes à la main. Ce sont de véritables héros ! Ils avaient fait le serment de vaincre ou de périr. Ils étaient quatre : Debbih Cherif, Hadji Othmane dit Ramel, Abdenour Benhafidh et Hamitouche Zahia.»
Curiosité en éveil, esprit pas toujours conventionnel, Hachemi estime que l’histoire est occultée. «Le souci du passé ne semble pas être la préoccupation du moment. Pis encore, on s’acharne à détruire les liens, à bloquer la transmission.» Il se garde des faux chagrins des hypocrites en clamant que son parcours a été miraculeux. «En 1956, je fais la rencontre de cheikh Mohamed Saïd Zahiri, le génie du journalisme algérien, devenu mon ami. Il signait des articles dans les prestigieux journaux moyen-orientaux. Il m’a beaucoup appris, surtout à être exigeant envers moi-même.»
Après l’assassinat de cet homme de culture, au lendemain des manifestations de Mai 1956, Hachemi part en France où il étudie à la Sorbonne et décroche une licence de français ; il exerce à l’ORTF en qualité de réalisateur, producteur et speaker. Il y reste deux ans, de février 1957 au 13 juillet 1958.Puis Hachemi émigre en Allemagne où il reste six ans, entrecoupés d’une escapade. Il y apprend la langue et y rencontre son collègue de la Zitouna, Mouloud Kacem, et Keramane Abdelhafid, tous deux responsables FLN dans ce pays, qui lui suggèrent de rejoindre le front à Tunis. Il s’y rend et rencontre, dès son arrivée, un ami de Sétif, Mohamed Talbi, qui l’informe de l’assassinat de Abane au Maroc. C’est le choc. «J’étais effondré. Je voulais retourner d’où je venais, d’autant que je n’ai jamais aimé la guerre.
Boumendjel, ministre du GPRA, et Arezki Bouzida, avocat, m’avaient d’abord orienté vers Ghardimaou. Mais il y a eu un contre-ordre. ‘‘Tu seras plus utile à l’étranger, ne serait-ce que par ta cotisation.’’ Tunis grouillait de volontaires. Le désir de terminer mes études ne m’avait jamais quitté. J’ai toujours eu de grandes ambitions dans ce domaine.»
Hachemi militait au FLN aux côtés de Lahouel Hocine. En 1961, il reçut à Munich des membres influents du MNA : Lamine Belhadi, Aïssa Abdelli et M’hamed Ferhat. «Pour tenter de faire ramener Messali dans le sens de l’Histoire. Quelques jours après, j’ai été dépêché à Chantilly pour discuter avec Messali. C’était un grand moment de ma vie. Cet homme était, pour mon père, un demi-dieu. Le premier à prononcer le mot indépendance.» «La seule façon, me dit-il, de sortir l’Algérie de sa condition, c’est d’emboîter le pas à la modernité. Il faut concevoir l’Algérie dans un ensemble plus grand, comme l’ont fait les Européens. Il faut se dépasser. Je ne crois pas que ces gens-là, les hommes du FLN, puissent rendre l’Algérie heureuse.»
La blessure entre son mouvement et les vainqueurs de la Révolution était trop béante. «De retour à Munich, j’ai rompu toute relation avec Moulay Merbah, lieutenant de Messali.» A Munich, Hachemi poursuit ses études à l’université des sciences politiques et d’économie où il obtint une licence avec mention très bien. A l’indépendance, Hachemi exerce au secrétariat d’Etat au plan, puis devient président de la Chambre de commerce durant 15 ans et s’exile au Koweït durant une décennie.
Dans ses souvenirs des faits marquants qu’il raconte, amusé. Convoqué le lendemain du 19 juin 1965 par le ministre du Commerce, Nouredine Delci, pour l’élaboration d’un projet de discours pour Boumediène, Hachemi a accepté cette tâche. «Dans le projet que j’avais rédigé dans des termes mesurés, j’ai mis l’accent sur la nécessité de mettre en place une véritable politique économique où je dénonçais le socialisme. Rien n’a été retenu. J’étais naïf, je pensais l’Algérie en termes de développement et de prospérité, surtout en termes d’institutions démocratiques. Les frondeurs, eux, la voyaient en termes de pouvoir. C’était la deuxième phase du plan de Boumediène.»
La dictature, déjà
«La première a été la prise d’Alger. La seconde a été l’accaparement de l’Algérie par un groupe, un appareil, en attendant de l’être par un homme soutenu par le groupe.» Hachemi, qui reste à l’écoute de la société et de ses convulsions, évoque ce pessimisme ambiant qu’il adore détester. «Il faut voir le verre à demi-plein et ne pas présenter les choses en noir. Il y a des avancées qu’il ne faut pas occulter.» Lui qui a étudié à la Zitouna et à la Sorbonne ne croit pas au choc des civilations, mais considère le monde actuel en décalage : «Je crois à l’islam authentique de nos parents, à l’islam d’Arkoun, de Mohamed Abdou, de Kacem Amin. Je ne crois pas à l’islam galvaudé des nouveaux prophètes, à l’image d’El Karadhaoui et de ses adeptes ignares.»
«Vous savez, poursuit-il, lorsqu’il est venu à Alger en 1964, le penseur égyptien Mohamed Abdou avait eu ces mots pour l’immense érudit Abdelhalim Bensmaïa : ‘‘Vous n’êtes pas encore mûrs pour la politique. Ce n’est pas le moment de vous insurger. Je vous recommande surtout de vous accrocher aussi à la langue française. C’est elle qui va vous permettre de vous libérer.’’ Je crois bien que l’histoire lui a donné raison. Notre malheur est que nous sommes le seul pays au monde qui n’ait pas de langue. Nous ne parlons correctement ni le français ni l’arabe et encore moins l’arabe dialectal, patchwork de mots bizarres français algérianisés… S’il y a un reproche à faire, c’est en direction de l’école, c’est de ne pas avoir axé sur l’apprentissage des langues en général et du français en particulier qui, comme l’a écrit Kateb Yacine, est un butin de guerre dont on n’a pas su se servir.» Poussant la dérision à son paroxysme, Hachemi décrète que «les bacheliers algériens actuels ne sont même pas monolingues !»
Truculent et plein de faconde, Hachemi, pour étayer ses propos, nous sort alors cette phrase hybride du parler courant : «Crazatou tonobil tah f’trottoir jat lambulance datou lesbitar. H’na laârbia ma tixistich.» Vous conviendrez que ni Molière ni El Moutanabi ne s’y reconnaîtront et donneront leur langue au chat !
1) Editions Necib 2013, 720 pages
Parcours :
Hachemi Larabi est né en 1929 à Béjaïa. Originaire de Maâtkas (Boghni), il a fait ses études primaires et secondaires à Alger, au boulevard Bru (actuellement Bd des Martyrs). Il a étudié à la Zitouna, à Tunis, avec Abdelhamid Mehri, Mohamed El Mili et Mouloud Kacem, entre autres. Licencié en langue française de la Sorbonne, magistère en sciences économiques en Allemagne, doctorat de 3e cycle en sciences économiques à Paris. Il a occupé plusieurs postes de responsabilité en Algérie et à l’étranger, président de la Chambre de commerce d’Alger durant 15 ans. Il a terminé sa carrière administrative en qualité d’inspecteur général des finances. A à son actif, plusieurs traductions d’ouvrages en arabe, français, allemand, anglais et tamazight. Il pris sa retraite en 1994. Marié, père d’une fille et de deux garçons.
Hamid Tahri
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