« (…) il faisait aussi partie de la tribu, (…) cheminant dans la nuit des années sur la terre de l’oubli où chacun était le premier homme, où lui-même avait dû s’élever seul, sans père, (…) et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme homme pour ensuite naître encore d’une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres (…) ».
Un couple chemine la nuit en carriole sur une route pierreuse d’Algérie. Il va arriver dans un domaine dont l’homme va prendre la gérance. La femme est sur le point d’accoucher – « Tu auras un garçon. Qu’il soit beau », dit l’Arabe qui les guide.
Dans le chapitre suivant, Jacques Cormery, l’enfant, 40 ans maintenant, cherche dans le cimetière de Saint Brieuc le carré des morts de la guerre de 14, où se trouve le père mort loin des siens, sur ce sol français un an après la naissance. L’homme réalise l’âge de fin de vie du père : 29 ans ! Son père était plus jeune que lui et alors, lui qui n’avait jamais rien éprouvé de particulier pour ce père inconnu « ne pouvait se détacher de ce nom, de ces dates. Il n’y avait plus sous cette dalle que cendres et poussières. Mais, pour lui, son père était de nouveau vivant, d’une étrange vie taciturne, et il lui semblait qu’il allait le délaisser de nouveau, le laisser poursuivre cette nuit encore l’interminable solitude où on l’avait jeté puis abandonné ».
Jacques Cormery, Albert Camus lui-même, part à la recherche du père. De retour à Alger, il interroge la mère bien-aimée, l’oncle, tout témoin qui pourrait lui en dire plus. Et offre ainsi au lecteur son enfance. Cette première partie a pour titre « Recherche du père ».
Camus y dit l’enfance misérable mais si heureuse dans une famille illettrée, entre la grand-mère tout de noir vêtue à l’espagnole, un frère dont il partage le lit, l’oncle tendre et la douce mère adorée dont la demi surdité a contraint l’intelligence.
Le quartier de Belcourt, Alger.
On en lit, des enfances ! Souvent nombrilistes et complaisantes. Camus nous restitue la sienne magnifiquement grâce à tous les sens. Le récit est beau, des phrases souvent admirables malgré la forme encore inachevée du texte, lorsque l’écrivain mourut. Tout prend vie, le quartier algérois de Belcourt, le quotidien à l’école, la présence des femmes, l’attirance qu’elles suscitent, les trajets en tramway, les petites gens, la splendeur d’un beignet doré dévoré en courant au lycée, les pluies diluviennes et odorantes de septembre… Ah, les couleurs, les goûts, les odeurs – mon dieu, les odeurs ! – les sons, les êtres et les lieux tangibles dans notre imaginaire, si finement croqués… Les deux temporalités, celle de l’enfant et celle de l’homme de 40 ans, cohabitent et c’est tout ensemble ce passé terreau de l’adulte, les personnages vieillis toujours fidèlement aimés, le pays splendide et l’épopée du colonialisme qui nous prennent au cœur : Cormery-Camus ne trouvera rien de l’intimité du père, mais, à travers l’évocation par un colon rencontré sur son lieu de naissance de ces émigrants dont les deux tiers moururent du choléra « sans avoir touché la pioche et la charrue », il retrouve à 40 ans ce père. Camus dit aussi longuement l’amour et la reconnaissance pour le maître, M. Germain (M. Bernard, dans le roman), qui sut donner comme un père et à qui il écrira au lendemain du Nobel : « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé ».
C’est Camus, qui écrit, le Camus de l’homme révolté, des Noces avec Tipasa, du Mythe de Sisyphe et, avec lui, l’enfance prodigieusement riche de sentiments, joies, chagrins, s’élève à hauteur d’un bienveillant regard d’ethnologue parfois, ou de sociologue. « Il n’avait connu jusque-là que les richesses et les joies de la pauvreté. Mais la chaleur, l’ennui, la fatigue lui révélaient sa malédiction, celle du travail bête à pleurer dont la monotonie interminable parvient à rendre en même temps les jours trop longs et la vie trop courte. » Le temps d’une enfance, jusqu’au premier salaire remis à la grand-mère, et l’enfant arrachant le nerf de bœuf des mains de celle-ci naît à lui-même – « … c’est que l’enfant en effet était mort dans cet adolescent maigre et musclé, aux cheveux en broussailles et au regard emporté, qui avait travaillé tout l’été pour rapporter un salaire à la maison, venait d’être nommé gardien de but titulaire de l’équipe du lycée et, trois jours auparavant, avait goûté pour la première fois, défaillant, à la bouche d’une jeune fille. »
Le dernier chapitre du livre, de la deuxième partie intitulée « Le fils ou le premier homme », est d’une beauté telle qu’on peut le lire et le relire, comme j’ai lu et relu « Noces », qui dit l’appétit et la joie de vivre, le don, la liberté, mais aussi une folie de vivre, une ardeur affamée nées de l’obscurité : «( ….) Lui comme une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d’un coup et à jamais, une pure passion de vivre affrontée à une mort totale, sentait aujourd’hui la vie, la jeunesse, les êtres lui échapper, sans pouvoir les sauver en rien, et abandonné seulement à l’espoir aveugle que cette force obscure qui pendant des années l’avait soulevé au-dessus des jours, nourri sans mesure, égale aux plus dures des circonstances, lui fournirait aussi, et de la même générosité inlassable qu’elle lui avait donné des raisons de vivre, des raisons de vieillir et de mourir sans révolte ».
Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi, Algérie. Il est mort le 4 janvier 1960 sur une route d’Yonne en rentrant de Lourmarin. On trouvait dans son bagage ce roman, auquel il travaillait encore.
Véronique Poirson
Les ruines romaines de Tipasa – Algérie.
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