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Des lettres d'Albert Camus, dont la publication a été tant attendue, sont désormais disponibles aux éditions Gallimard. Trois volumes d'échanges épistolaires entre l'auteur de L'étranger et certains de ses amis viennent d'être édités à l'occasion du centenaire de sa naissance (7 novembre 1913). Les lecteurs apprécieront la qualité particulière de ces camaraderies, nouées par l'amour de la littérature. Et quoique dans ces amitiés, Camus soit à chaque fois le cadet, il est d'emblée considéré par Francis Ponge, Roger Martin du Gard et Louis Guilloux comme un inspirateur. Tout à la fois maître et fils symbolique de ses aînés, Camus s'est souvent senti moralement et politiquement responsable de ses correspondants.
Pendant les années noires de l'Occupation, à partir de 1943, alors que Camus, exilé loin d'Oran, soignait son hémoptysie dans le hameau du Panelier, près du Chambon-sur-Lignon, Francis Ponge, intéressé par ses écrits sur l'absurde, l'a souvent rencontré à Lyon, en compagnie de leur ami commun Pascal Pia, un des responsables de la Résistance en zone sud.
La complicité, qui s'est rapidement établie entre le poète et le romancier, tient sans doute beaucoup aux circonstances. Camus, que la publication de L'étranger en 1942 aux éditions Gallimard avait d'emblée installé dans un statut d'écrivain talentueux, était pourtant miné par une inquiétude profonde. Quant à Ponge, quoique l'aîné de Camus, il peinait à faire reconnaître ses poèmes en prose en dehors d'un cercle restreint, malgré la publication, en 1942, du Parti pris des choses. Grâce à la recommandation de Camus, il a pu soumettre ses textes à des critiques influents, à Jean-Paul Sartre notamment.
Entre deux dangereuses "tournées" accomplies au service du Front national, l'organisation communiste de la Résistance, Ponge trouve en Camus l'interlocuteur privilégié, susceptible de l'aider à accorder son style tout à la fois à son matérialisme et à son exigence de classicisme. L'art épistolaire est d'ailleurs élevé à son niveau le plus haut par Ponge, qui a souvent conservé ses brouillons de lettres. Cependant, même si les deux amis s'accordent pour exiger le progrès social des hommes plutôt que du ciel, leur débat tourne progressivement à la confrontation. Si tous deux étaient engagés dans la Résistance, ils avaient adhéré à des mouvements différents.
La question de la complicité de l'Église avec le système capitaliste et les puissances d'argent les divise : soucieux des croyances individuelles, seul Camus refuse d'accabler les fidèles sincères et d'assimiler définitivement le catholicisme à "l'opium du peuple". Les deux écrivains admiraient pourtant ensemble le journaliste et poète René Leynaud, catholique fervent, fusillé par les Allemands en juin 1944. L'édition d'un recueil de ses poèmes, préfacé par Camus, est d'ailleurs leur dernier projet commun.
Dans cette correspondance amicale, le lecteur perçoit d'emblée une relation inégale. Certes, il y a beaucoup de non-dit dans des courriers qui pouvaient être ouverts par l'ennemi. Mais Ponge sollicite davantage de conseils et d'aides concrètes que son correspondant discret, légèrement en retrait dans la demande affective. Du reste, après la guerre, Camus s'éloigne progressivement de son ami communiste, pour des raisons jamais explicitées mais probablement politiques. L'écrivain savait se montrer parfois excessivement susceptible et ombrageux.
Par comparaison, la correspondance poursuivie par Camus et Roger Martin du Gard de 1944 à 1958 paraît plus limpide et plus heureuse. D'ailleurs, avant même de se connaître, les deux auteurs se sentaient déjà intimes, tant ils évoluaient dans des cercles proches. Comme on le sait, Martin du Gard aimait Gide d'une affection fraternelle. Sans être aussi proche de l'auteur de La porte étroite que lui, Camus a fréquenté ses proches : Pierre Herbart et Elisabeth Van Rysselberghe. Par ailleurs, Gaston Gallimard, leur éditeur commun, se trouvait au cœur d'une nébuleuse d'auteurs constituée au premier chef par André Malraux, Jean Paulhan et Marcel Arland.
Après la rencontre de l'auteur des Thibault avec Camus, située à la fin de la guerre, alors que ce dernier était éditorialiste à Combat, une connivence telle qu'il s'en établit parfois entre un père et un fils a décidé de l'intrication de leurs destins pendant plus de dix ans. C'est comme si Camus avait pressenti qu'un jour, il aurait à bénéficier des conseils d'un aîné, lorsque le prix Nobel lui serait décerné en 1957, vingt ans après Martin du Gard.
Généreux, intègres et rigoureux, les deux humanistes partageaient une conception exigeante de leur métier d'écrire. Dans les dernières années de son existence, alors qu'il était très affaibli par la maladie, sous l'influence de Camus, Roger Martin du Gard a pourtant trouvé la force d'intervenir dans le champ politique et de signer des pétitions pour la justice et la paix.
Bien que les deux amis se soient souvent vus à Paris, ils aimaient fuir le tumulte de la capitale pour se retrouver à Cabris ou dans la région niçoise. Une telle connivence était propice aux échanges intellectuels. Parmi les dernières grandes joies ressenties par Martin du Gard se signale la préface que Camus a composée pour la publication en 1955 des Œuvres complètes du maître, dans la collection de la "Pléiade".
Naturellement, Camus admirait Les Thibault, mais sans doute moins que Le sang noir, le chef d'œuvre de Guilloux, le romancier du peuple, publié en 1935. D'ailleurs, après leur rencontre de 1945, Camus a inlassablement soutenu son ami auprès des éditeurs et des directeurs de revues. Ainsi est-ce à sa demande que la revue Caliban a republié La maison du peuple en 1948 (première édition en 1927). C'est aussi grâce à son cadet que Guilloux a souvent été publié dans les revues La table ronde ou Empédocle. À la fin du volume, une chronologie précieuse et détaillée, préparée par Agnès Spiquel-Courdille, recense les interventions camusiennes en faveur de Guilloux.
Il n'est certainement pas anodin que Louis Guilloux ait vécu à Saint-Brieuc, dans la ville où était enterré Lucien Camus, le père de l'écrivain mort en octobre 1914 des suites d'une blessure de guerre. Et la visite sur la tombe de son père, racontée par Jacques Cormery, le narrateur du Premier homme, a été inspirée par le pèlerinage effectué au cimetière briochin par Guilloux et Camus, en août 1947.
Mais l'expérience d'une enfance miséreuse est sans doute le fondement encore plus profond d'une affection durable entre les deux hommes. Politiquement, ils ont fait des choix comparables. Après une expérience du communisme (très brève pour Camus), ils ont poursuivi en humanistes leur réflexion politique en marge de tous les embrigadements. Et ils partageaient cette idée importante que le rôle d'un écrivain consiste d'abord à porter la parole des plus démunis.
Certain de sa bienveillance, Camus n'a pas hésité à présenter à Guilloux sa mère, une femme simple et illettrée, alors qu'ils se trouvaient en Algérie à l'occasion des rencontres marquantes de Sidi-Madani, en mars 1948. Dans une lettre d'avril, Jean Grenier, leur ami commun, se désolait d'ailleurs ne pas avoir pu partager avec eux ces moments de grâce.
La confiance de Camus en Guilloux était telle qu'il lui envoyait ses manuscrits à relire et à corriger. Ce fut le cas pour La peste en 1946 et pour La chute dix ans plus tard. Après la mort accidentelle de son alter ego qui a laissé Louis Guilloux effondré, il fut d'ailleurs désigné comme un de ses exécuteurs testamentaires.
Les lecteurs et les chercheurs se réjouissent de la publication si longtemps attendue de ces documents essentiels à la compréhension ultime de l'un des intellectuels français les plus importants du XXe siècle. Rappelons toutefois qu'un autre des grands soutiens de Camus, l'écrivain français d'Algérie Jules Roy, a également entretenu une très intéressante correspondance avec lui, et qu'elle demeure malheureusement inédite.
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Jeannine Hayat
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