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Le très excellent « Philosophie Magazine » propose aux lecteurs un « hors-série » consacré à la figure historique, quasi légendaire, « hors-série » à sa manière, d’Albert Camus. Sur quelques cent soixante pages, Philosophie Magazine se fait l’humble réceptacle des réflexions qu’aura suscité la pensée de Camus. Ainsi s’égrènent, pour notre édification et notre plus grand plaisir, les méditations de Roland Barthes, de Georges Bataille, de Jacques Derrida, de Jean-Paul Sartre, d’Hannah Arendt, de Jean-François Mattéi, de Rémi Brague, de Frédéric Worms et de tant d’autres, toutes occupées à rendre hommage à la pensée de cet homme qui fit de son existence une pensée et une révolte et à propos duquel on peut dire que s’il fut une idole pour son temps il reste encore pour le nôtre un exemple. Et c’est, peut-être, sur cette exemplarité de cet homme et de cette pensée qu’il faudrait revenir pour mieux nous comprendre, puisque la tâche de Camus, comme de tout philosophe ou de tout peintre de notre condition, est de nous donner à voir ce que nous sommes et comment nous sommes.
Deux mots semblent constituer les deux pôles de la pensée camusienne et de ce cri qu’elle fut et dont entend encore les échos quiconque penche une oreille attentive sur son œuvre : l’absurde et la révolte. Comme toujours, vérité logique de la trinité, deux termes ne peuvent entrer en relation que si, précisément, quelque chose, quelque matrice ou quelque lien, rend possible a priori un tel rapport, un tel rapprochement. Ce lien coordonnant l’absurde à la révolte pourrait bien être l’étrangeté. Car ce n’est pas le monde qui est absurde, ni même l’homme, mais ce rapport de l’homme au monde, ou plutôt ce non rapport, cette étrangeté de l’homme au monde. Autrement dit, l’homme ne se rapporte au monde qu’au gré d’une relation disproportionnée qui interdit, de fait, la compréhension du monde par l’homme et l’assimilation de l’homme par le monde.
L’absurdité de l’existence découle de l’étrangeté de l’homme au monde. La révolte, autre maître mot de la pensée de Camus, autre pôle aux antipodes de l’absurde, est la réponse de l’auteur de « L’homme révolté ». Or, la révolte, elle aussi, découle de cette étrange étrangeté ressentie par l’existant en tant qu’il expérimente, par toute son existence, ce « déchirement » qu’est la vie humaine dans la mesure où elle est, comme le dit Camus dans la préface de « L’homme révolté », celle « qui refuse d’être ce qu’elle est ». L’homme est étranger au monde, aussi, de deux choses l’une : soit il prend acte de cette condition et se mesure à l’impossibilité de rendre raison du monde comme de sa propre existence, soit il renonce à répondre de sa condition et, en acceptant l’absurde, il l’annule, il lui donne un sens, bref il se trahit essentiellement en trahissant l’absurde qui exige non pas l’abolition du sens mais l’impossibilité d’en fixer un. Il y a donc un renoncement qui, sous couleurs de refus, est une lâche acceptation comme il y a un consentement qui, sous couleurs d’adhésion, est un refus authentique qui, par delà le non qui s’oppose bêtement, répond « oui » à l’humaine destinée et acquiesce à l’improbable rencontre de l’homme et du monde et à ce monstre de liberté auquel ils ont donné naissance. Camus, mieux que personne sans doute, nous aura appris le véritable poids de cette liberté que d’ordinaire nous pensons plus légère qu’une plume, plus aérienne qu’une parole et plus éthérée encore qu’une idée. En vérité, si l’on nous permettait cette expression quelque peu vulgaire, la liberté « plombe ». Nous voulons dire, par là, que non seulement elle pèse, comme ce boulet aux chevilles pourtant spectrales des fantômes de nos contes, mais de plus elle tue ou peut tuer comme cette balle, comme ce plomb qui cloua au sol et dans le soleil cet arabe tué par Meursault dans « L’Etranger ». Voilà donc ce qui nous reste à penser : puisque nous sommes libres et que l’existence, du fait de l’incompatibilité foncière de l’homme et du monde, est absurde, il est impérieux de connaître la portée de nos actes et le sens que ne peut pas manquer de leur conférer l’homme de l’absurde, celui qui, conscient et responsable de sa vie, est conséquent avec l’autre, cet autre retrouvé et requis par Camus au terme de la logique de la révolte, cet autre apparaissant comme la nécessaire conclusion de son éthique : « je me révolte, donc nous sommes ». En réalité, l’autre, l’étranger au fond, celui là même qui nous hante, ne cesse d’aimanter la pensée camusienne.
Ce souci de l’autre, de l’ailleurs, la radicalité de cette pensée qui assume jusqu’à l’absurde de sa condition, voilà les traits d’une pensée authentiquement philosophique qui cherche par delà la folie du réel et dans les tréfonds de l’être les derniers vestiges d’une raison en fuite. On peut s’interroger sur la mort, accidentelle, de Camus et se demander s’il n’y a pas là comme une ironie de la vie qui, ayant eu à subir les critiques de cet enfant prodigue, désira montrer à l’auteur du « Mythe de Sisyphe » qu’elle peut, au dernier moment, briser le refus du mortel et lui faire accepter une fin dont il aurait voulu se prémunir sa vie durant. Preuve sans doute que la vie fait sens et que l’absurde n’est au fond produit que par la surdité de l’homme et le mutisme du monde. Je ne peux que vous recommander la lecture, passionnante en vérité, de cet « hors-série » que « Philosophie Magazine » consacre à cette figure, marquante entre toutes, de la littérature française de la seconde moitié du vingtième siècle et dont les clefs de compréhension nous sont fournies par ceux qui l’ont connu comme par ceux qui ne cessent de côtoyer sa parole, à présent muette comme le monde, figée comme un symbole, têtue comme le signe répétant toujours le même et pourtant ouverte à tous les vents de l’interprétation à laquelle l’œuvre de Camus nous assigne comme à ce pieux de la fatalité auquel le destin nous a attaché à l’origine.
Philosophie Magazine, Albert Camus, La pensée révoltée, hors-série.
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Hervé Bonnet
À l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, Albert Camus est à l’honneur dans ce hors-série de Philosophie magazine, qui s’ouvre avec l’absurde de la condition humaine, se poursuit avec un slogan qui résonne aujourd’hui à travers la planète – «Je me révolte donc nous sommes» – et s’achève sur une vibrante et sensuelle déclaration d’amour à la vie. Camus fut romancier, journaliste, intellectuel engagé, mais avant tout philosophe – aujourd’hui réévalué, et plus actuel que jamais.
L’absurde
Éclairé par André Comte-Sponville, qui salue en Camus celui qui a affirmé «le non du monde à l’homme (l’absurde), le non de l’homme au monde (la révolte), enfin le oui ultime à tout, y compris à ces deux non».
L’Étranger
Il trouve un écho chez Atiq Rahimi, l’écrivain afghan, prix Goncourt 2008, qui voit en Meursault, protagoniste principal du roman de Camus, «le visage de Bouddha, son sourire serein et mélancolique».
La peste à Fukushima
C’est l’étonnant récit de Hiroshi Mino, doyen de la faculté de lettres de Nara (Japon), qui nous confie que la catastrophe de mars 2011 lui a rappelé les mots de Rieux dans La Peste : «L’essentiel est de faire son métier.»
La pensée de midi
Elle est mise en lumière par Michel Onfray pour qui « Midi, l’heure sans ombre, l’heure la plus chaude, la plus brûlante, la plus incandescente » s’oppose au « culte judéo-chrétien des ténèbres ».
Le Premier Homme
Le roman posthume et autobiographique de Camus est évoqué par Alain Finkielkraut qui y décèle l’ébauche d’une nouvelle «pensée de la limite», alors que Catherine Camus parle de son père dans l’intimité.
Camus l’Algérien
Il est évoqué par Boualem Sansal, l’auteur de Rue Darwin, qui retient de Camus «son intransigeance à l’égard du terrorisme», et par Benjamin Stora qui, dans un entretien, réévalue la place de Camus dans l’Algérie d’aujourd’hui.
La querelle Camus-Sartre
Elle est évoquée par le philosophe Fréderic Worms qui montre que « là ou Camus s’oriente vers la révolte, Sartre se tourne vers la révolution ».
Et une rencontre exceptionnelle avec Imre Kertész
Le prix Nobel de littérature 2002 a compris « grâce à L’Étranger que la vraie littérature devait procurer une liberté brusque ».
À lire aussi
Un extrait du dossier que le FBI avait constitué sur Albert Camus.
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