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Shahryar, roi perse, a été trompé par sa femme. Pour se venger, il épouse chaque jour une vierge qu’il tue au matin de la nuit de noces, convaincu de la déloyauté et de la tromperie de toutes les femmes.
Pour cesser le massacre, Shéhérazade, fille aînée du vizir, décide de se marier avec le roi et de lui raconter, chaque soir, une histoire palpitante sans la terminer.
Son époux lui laisse ainsi la vie sauve une journée de plus pour connaître la suite. Son plan durera mille et une nuits, trois ans, au bout desquelles Shéhérazade racontera mille et une histoires, tenant le roi en haleine. Celui-ci, reconnaissant les qualités de sa femme, abandonna sa résolution et restera avec elle le restant de sa vie.
Si, depuis des siècles, Shéhérazade a eu la vie sauve en menant un homme par le bout du nez, elle fut récemment assassinée par une femme sans ménagement. Elle l’a étranglée de ses mains.
En finir avec ce « complot » qui invite à la soumission de la femme
Joumana Haddad vient en effet de tuer Shéhérazade dans un livre qui vient de paraître. Elle voulait en finir avec ce « complot » qui invite à la soumission, à l’abnégation devant la cruauté, et qui encourage la femme « à satisfaire l’homme ».
« J’ai tué Shéhérazade », livre écrit en langue anglaise par une écrivaine libanaise, est une réponse à la question maladroite d’une journaliste occidentale (les détails sont dans le livre).
C’est le portrait d’une femme d’Orient tournée vers le reste du monde. Bien qu’il y soit question d’elle-même, cet autoportrait n’est pas que narcissique, il est aussi une preuve que la femme arabe tient à défendre, becs et ongles, son rôle dans la société. Les clichés lui pèsent et elle a la force d’en découdre.
« Nous prions qu’on te lance de l’acide en pleine face »
Qualifier cet autoportrait de narcissique n’a rien d’une attaque : « Qui a dit que c’était si mal d’être narcissique ? » Elle le demande elle-même dans son ouvrage.
La femme qui y est décrite lui va à merveille, car Joumana Haddad est belle (et rebelle). On partagerait volontiers ses cauchemars qui l’ont hantée pendant deux semaines après cette menace reçue par mail :
« Nous prions qu’on te lance de l’acide en pleine face. »
Joumana Haddad vient de tuer Shéhérazade et avec elle toutes les métaphores chères à la langue arabe. Elle égratigne au passage tous ceux qui, nombreux et parfois talentueux, prennent des détours pour évoquer les parties délicates du corps. Le ton moqueur de son réquisitoire pourrait nous faire croire à une boutade.
Mais non, c’est sérieux. Il faut appeler un chat un chat, et une chatte une chatte.
- A la poubelle tous les « sabres, colonnes, piliers... et toute l’armada des métaphores phalliques » pour évoquer le sexe masculin
- Au diable « les monts et collines, les pommes et poires » pour décrire le sein d’une femme
- Au feu « les fleurs de paradis, les lèvres célestes et les seuils du volcan » pour parler d’un clitoris. Foutaises, hypocrisies et balivernes
« La littérature érotique pèche par excès de métaphores ridicules »
Elle en veut pour preuve un extrait de « La Prairie parfumée » de Nefzaoui, datant du début du XVe siècle, qui n’y est pas allé par quatre chemins pour mettre un pénis dans un con. Elle rejoint, à l’autre bout de la Méditerranée, Michel Houellebecq, qui déclarait dans un entretien avec Catherine Argand :
« La littérature érotique pèche souvent par un excès de métaphores ridicules. Elle joue sur l’interdit et accumule les fantasmes. »
Le problème est partout, ce n’est donc pas un problème, c’est un choix. Anaïs Nin, citée dans le livre, avait prévenu :
« Nous ne voyons jamais les choses telles qu’elles sont, nous les voyons telles que nous sommes. »
C’est sans doute pour cela que Charles Baudelaire est unique, Nizar Qabbani aussi, et Joumana Haddad, sans aucun doute.
Joumana Haddad vient de tuer Shéhérazade et avec elle le mythe de Beyrouth, les vénérations religieuses, les traditions et les mœurs sociaux.
Cependant cette « ultra féminine », qui aime se pomponner, qui aime la dignité masculine, qui aime qu’un homme paie l’addition d’un repas au restaurant, n’a pas peur des contradictions.
Et là, en avant les vivas et les applaudissements. Car sans les contradictions, on serait tous prévisibles et insipides. Elle même -qui prévient le lecteur à la fin de son livre que s’il croit enfin la connaître, elle a, entre temps, « changé de façon radicale »- en a parsemé par ci, par là.
Joumana Haddad chasse les chasseurs de sorcières
Elle s’est aussi posée sur un florilège de citations, dispersées à intervalles réguliers comme des ampoules sur une guirlande. Elle s’est servi de chacune et a apporté tout au long du livre de l’eau à son moulin. La belle parleuse fait taire tout le monde et refait le monde, s’emporte dans un feu nourri contre les notions bancales de la société et se lance à l’assaut des comètes.
Joumana Haddad vient de tuer Shéhérazade et avec elle, ni plus ni moins, l’interdit. Elle fouette la censure, pend les censeures par les couilles et fait la chasse aux chasseurs de sorcières.
On en reste bouche bée devant tant d’appétit, mais il est, au fond, logique d’en demander autant quand on a été aussi longtemps affamé.
La liste énoncée est longue, les courbettes devant Man Ray, Mapplethorpe, Courbet, Polanski, Nabokov... sont purement fausses si l’on constate que ceux qui se penchent si bas qualifient de dépravation, décadence, toute création locale -arabe ou libanaise- qui en tirent inspiration.
Et elle sait de quoi elle parle Joumana Haddad, elle est non seulement prolifique en poésie érotique, elle est aussi fondatrice du magazine Jasad (corps en arabe) qui explore le corps dans la culture et la création.
En un mot, il y a dans ce livre du courage à revendre. L’auteur expose ses théories méthodiquement. Comme elle a découvert Sade à 12 ans, elle en donne le conseil à toutes les adolescentes de cet âge. Effet garanti : une libido non conformiste. Les hommes sont prévenus. Les barbus sont sur les nerfs.
D’accord, mais rendez-nous quand même notre conteuse !
Chère Joumana Haddad, vous venez de tuer Shéhérazade sans aucun remords et pas l’once de culpabilité ne vous ronge. Un crime pour une belle cause que nous applaudissons parce que, de là où vous êtes, nous serions inconsistants si l’on ne reconnaît pas votre immense culot.
Mais le bât nous blesse.
Car, soyons honnêtes, nous, les hommes, aimons bien les Shéhérazade, celles qui se jouent de nous avec tact, malice et intelligence que vous jetez là avec l’eau du bain.
Nous oserons juste imaginer que vous reviendrez nous rassurer en disant que c’était un coup monté, que Shéhérazade est bien vivante, que vous vous étiez mises d’accord pour une énième ruse. Mais vous n’avez pas l’air de plaisanter, et vous n’êtes pas du genre qui dit non pour dire oui.
Par pitié, rendez-nous cette femme. Laissez-nous l’icône de l’impossible qui a abattu les murailles de la raison et dépassé les frontières religieuses, nationales et culturelles. Remettez devant nos yeux la silhouette de cette femme, aimée et amoureuse, pour des rêves éveillés.
Ne vous êtes-vous pas trompée de coupable ? Ne vous seriez-vous pas emportée par votre cause au point de confondre Shéhérazade avec Barbie dont vous aviez, petite, une sainte horreur ? Ne fallait-il pas sacrifier votre chère Justine, symbole de soumission, de docilité et d’asservissement ?
Qu’en dites-vous ? Ce serait dommage qu’un mauvais verdict vienne obscurcir vos si justes valeurs alors que, vous le savez, nous en partageons vivement certaines.
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Certes, le moi est haïssable, et c’est exclusivement d’elle-même que parle Joumana Haddad dans ce plaidoyer pour la femme arabe qui vire aussitôt pro domo. Traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut, préfacé par Etel Adnan dont les prises de position en faveur des femmes ont toujours bouleversé l’opinion, J’ai tué Shéhérazade mérite pourtant que l’on s’y arrête. Ne serait-ce que pour le plaisir de découvrir au fil des pages le processus de libération d’une petite fille rebelle qui a su plier à ses extravagances un milieu scolaire et familial des plus conservateurs et pourtant chrétien. Et ce caractère chrétien de son arabité est un premier sort fait au cliché tenace qui veut que ce soit l’islam le premier responsable de l’oppression des femmes en Orient.
Annoncé comme un manifeste en opposition aux clichés véhiculés en Occident sur la femme arabe, J’ai tué Shéhérazade s’inscrit en faux contre « les chameaux, la danse du ventre, la schizophrénie et autres pseudo-désastres ». S’ensuit une série de portraits mettant en scène l’auteure aux différentes périodes de son évolution. Shéhérazade, cette pauvre sotte, n’a trouvé d’autre moyen que de charmer son bourreau pour sauver sa peau. Joumana Haddad, elle, ne flattera personne, au risque d’y perdre la tête. Merci qui ? Merci le Divin Marquis, découvert à l’âge des romans à l’eau de rose dans la bibliothèque paternelle. Par le truchement de Justine, elle découvre les malheurs de la vertu ; elle sera heureuse. Premier message : lisez, les filles, la lecture libère. Quoi de plus vrai. « Femme arabe lisant le marquis de Sade » relate la double vie d’une enfant sachant des choses qu’une enfant ne devrait pas savoir. Ce fruit défendu l’aide à fuir les paradis factices.
Ainsi de suite, le chapitre « Femme arabe sans patrie » raconte son détachement d’une ville hostile, Beyrouth, qui l’aidera à se détacher de toutes les autres. La liberté ne commence-t-elle pas justement quand plus rien ne vous retient ? Dans « Femme arabe écrivant de la poésie érotique », Haddad raconte sa lutte contre un autre tabou, celui des mots imprononçables, et se moque des métaphores, ces acrobaties de la langue arabe pour ne pas appeler une bite une bite et un chat un chat. Tout cela ne pouvait la mener qu’à l’ultime aventure, la création du premier magazine érotique du monde arabe, Jasad, un succès jamais démenti depuis 2007, malgré les cabales organisées contre cet OVNI éditorial pour le moins scandaleux dans l’optique orientale. Dans la suite, « Femme arabe redéfinissant sa féminité » (en s’assumant hors de toute hostilité envers l’homme), « Femme arabe ne craignant pas de provoquer Allah » (en renvoyant dos à dos toutes les religions monothéistes qui sont par hasard aussi patriarcales et machistes les unes que les autres), « Femme arabe qui dit non et le vit », Joumana Haddad porte l’estocade à une Shéhérazade beaucoup trop complaisante pour servir d’exemple à la fille qu’elle n’a pas encore eue, qu’elle aura peut-être, mais qui pour l’instant n’est autre qu’elle-même, une femme sans concessions. L’ouvrage s’achève par un long poème, Géologie du moi, où l’auteure exprime en vers le trop-plein d’elle-même, toutes les vies de sa vie trop difficiles à canaliser dans un simple récit.
Paradoxalement, il ressort de cet ouvrage que c’est cette même Shéhérazade, objet de son mépris compatissant, qui offre à Joumana Haddad l’instrument de son salut. Femme de cet Orient de tous les clichés, elle-même ne doit sa liberté qu’à son talent de conteuse. Mais il arrive un moment où il faut tuer pour exister. Et plutôt Shéhérazade que son propre père.
Femme, sans dieux ni maîtres
Son récent ouvrage Superman est un Arabe – rédigé en grande partie dans des aérogares ! –, et qui n’est pas un manifeste mais un cri du cœur, œuvre pour le développement de nos sociétés tant cette auteure à l’immense courage et à l’authenticité nue y concentre d’appoint et de férocité contre le sexisme, le machisme, le patriarcat et la domination des religions sur les esprits et y déjoue la « sainte trinité » du sexe, de la religion et du pouvoir.
Ce livre fort se situe dans la lignée de la troisième vague du féminisme (Elle Green, Naomi Wolf, Élisabeth Badinter) qui se détourne semble-t-il de l’éternelle lutte dialectique des deux sexes, « de la représentation uniforme de la femme comme impotente victime et de l’homme comme tyran sans pitié », au profit d’une égalité sans identification ni indifférenciation des sexes. Le lecteur averti n’y verra certes que peu d’idées nouvelles, mais il sera subjugué par le fait qu’elle mâche si peu ses mots, ne tournant jamais sept fois sa langue avant de les distiller, crus.
Courage de déclarer publiquement son athéisme. Dans un texte coup de gueule, elle dresse la liste/litanie de toutes les raisons pour lesquelles elle ne « croit pas en Dieu », prenant le risque de faire trembler la terre culturelle du Moyen-Orient dominée par les trois monothéismes. Et cette prière de grâce cruelle et mordante où elle énumère toutes les catastrophes naturelles et humaines dont le réalisme faussement naïf ne trompe personne : « Merci mon Dieu pour les bébés mourant de faim en Afrique, pour les bébés mourant de haine en Palestine… »
Pour Joumana Haddad, « l’amour requiert un champ
de bataille et non une salle d’opération stérilisée. »
© Hayat Karanouh
Courage de poser à ce propos la question essentielle : peut-on en tant que juifs, musulmans et chrétiens, dépasser le patriarcat de l’intérieur de nos religions ? Ces dernières n’oppressent-elles pas la femme avec la même misogynie ?
Courage de raconter sa vie intime, de témoigner publiquement de sa sexualité, son érotisme, ses amours clandestines ; courage d’avouer l’échec de son mariage : « Lui et moi, on ne s’est pas accordés sexuellement. »
Tous ces aveux la font paradoxalement ressembler par mimétisme à ce voisin exhibitionniste dont elle était, enfant, la régulière victime. Blasphématoires ou scandaleux, ils n’en demeurent pas d’un courage rarement égalé, faisant de sa propre vie le plus haut poème, de sa propre expérience une voie de libération de la femme – et de l’homme – arabes.
La construction originale de l’ouvrage en autorise une lecture libre, un parcours non linéaire et libertaire. Les thèmes se succèdent (ceux des désastreuses inventions telles que celles du mariage, de la guerre des sexes, du péché originel ou de la vieillesse !) avec pour chacun, trois différents modes qui proposent trois tons et trois rythmes concourants, un éventail d’approches qui se suivent régulièrement : celui du poème, de la déclamation et du récit.
Le poème Recette pour une insatiable qui illustre le thème de « La désastreuse invention de la chasteté » est un chef-d’œuvre d’amour cannibale, où l’on épluche, suce, mâche, mord, boit, ouvre la poitrine, arrache des côtes, coupe des veines et enfin dévore l’amant. Le corps est ainsi le lieu absolu du désir que la femme célèbre mais également anéantit par son infini appétit.
La déclamation est souvent constituée de répétions obsédantes que l’on aimerait scander. Elle donne lieu parfois à un genre inattendu et hilarant, un mode d’emploi sur ton aussi extravagant que juste, une lettre adressée aux hommes pour leur livrer vingt-neuf bons conseils d’utilisation de leur pénis dont je cite l’un au hasard : « L’amour requiert un champ de bataille et non une salle d’opération stérilisée. »
Quant au récit, il grouille de souvenirs et d’évocations, mais aussi de témoignages dans un large spectre qui va de l’enfant Joumana lisant sous les draps bouquin sur bouquin, avalant le marquis de Sade une torche à la main comme dans une image d’Épinal, aux témoignages de femmes sur toute l’étendue du monde arabe, du Machrek au Maghreb, de l’Irak jusqu’au Maroc en passant par la Syrie, l’Égypte et la Palestine, l’Arabie saoudite, le Yémen, la Tunisie et l’Algérie. Leurs belles voix dans ma tête : « J’ai appris l’anglais pour pouvoir prononcer le mot sexe sans baisser les yeux », affirme Buthayna L., chimiste koweïtienne. « Je fus molestée par ce même oncle qui assistait chaque dimanche à la messe », avoue Nada K., vendeuse libanaise. « Je me sens quasiment menacé. De longues barbes partout. Le nombre de femmes voilées augmentant de manière exponentielle », s’inquiète l’homme d’affaires sunnite libanais, Samir H.
L’auteure de J’ai tué Shéhérazade compte désormais parmi les grandes qui, en complémentarité d’une Laure Moghayzel qui a fait abroger de la législation libanaise des lois iniques contre les femmes et mené des luttes revendicatives, contribue, elle, à changer les mentalités.
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Par Antoine BOULAD
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