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Tipasa. Dans « l’indifférence et la
tranquillité de ce qui ne meurt
pas », les vestiges de la ville
romaine se teintent de rouge en cette
après-midi finissante. Il faudra bientôt
penser à regagner la sortie. Remonter
le long de l’allée principale bordée de
colonnes. Repasser devant les tamaris
et les pins au tronc sculpté par un homme
venu d’on ne sait où et qui s’est établi
ici depuis peu. Un étranger. Et des
figures étranges, farouches et primitives,
taillées au couteau, veillent à
présent sur les lieux. Je laisse une obole
dans la casquette déposée dans l’entrelacement
des racines. Les gardiens
pressés de finir leur journée parcourent
les allées en interpellant les
visiteurs.
Profession : gardiens de ruines.
Mais aussi gardiens de l’ordre moral.
Ils passent le plus clair de leur temps à
chasser les couples qui se dissimulent
dans les renfoncements invisibles aux
profanes et propices à l’isolement.
Cavités étroites, anfractuosités d’un
rocher, niches des thermes, feuillages
touffus des arbres complaisamment
courbés pour leur permettre des rapprochements
interdits en tout autre
lieu, tout leur est refuge. A l’abri des
regards, ils s’aiment à même la pierre,
au sein même de la terre. Ils sont des
dizaines à venir là chaque jour. Il faut
les débusquer, les menacer, les faire
sortir. Mais, plus importuns que des
mouches, ils reviennent en toute saison,
fulmine un guide excédé. Il y a
aussi ceux qui seuls ou en groupe viennent
braver un autre interdit. Célébrer
d’autres rituels. Ils sortent des bouteilles
de vin enveloppées dans des
journaux, des canettes de bière et s’installent
face à la mer, à l’ombre d’un
pin parasol ou d’un olivier. Ceux-là,
sont les plus discrets, parce que
concentrés sur leur « défonce ». Ils ne
deviennent agressifs que lorsqu’on les
dérange. Plus bas, des enfants plongent
du haut des rochers, juste sous le
panneau˘précisant dans les deux langues
« baignade interdite ».
Pendant que nous errons sur les chemins
à la recherche de la stèle érigée à
la mémoire de Camus, un homme
assis nous apostrophe : vous cherchez
Camus ? Il est là-bas ! Il pointe le
doigt sur la partie la plus haute du
site, juste au-dessus des rochers surplombant
la mer. Au détour d’un sentier,
surgit un couple. L’homme marche
à trois pas de la jeune fille – djellaba
et voile baissé sur le visage – que
sans doute il enlaçait il y a peu. Ils passent
devant nous sans nous regarder.
Portées par la brise, les voix des muezzins
se rejoignent et se répercutent en
échos prolongés. Elles n’ébranlent pas
la douceur de cette fin de jour. L’été
n’en finit pas de vibrer au-dessus des
monts Chenoua. Sur la stèle battue par
les vents et se détachant sur la mer, cette
phrase de « Noces », gravée en lettres
romaines par Louis Benisti : « Je
comprends ici ce qu’on appelle gloire : le
droit d’aimer sans mesure. » Tout
autour, trois chèvres indifférentes à
notre présence broutent l’écheveau grisâtre
d’un buisson de lentisques. Je
relis cette phrase. Ainsi Camus est là.
Je regarde la mer et le ciel confondus.
A cet instant, je prends conscience que
nulle part en ces lieux dépositaires de
la mémoire, on ne ressent la tristesse
de l’altération ou le culte d’une histoire
pétrifiée. La vie est là. Enluminée de
glorieux oripeaux. Dans sa splendeur
éclatante, la plus belle définition du
mot « gloire ». Dans « ces vérités que la
main peut toucher ». Aujourd’hui comme
hier, avec ses exigences contradictoires
: celles du corps et de ses
besoins et celles de la morale, des repères
moraux, mais aussi et surtout,
religieux, qui ici rythment et modulent
les jours.
Mythologie du bonheur
Et dans ces comportements transgressifs,
comment ne pas l’évoquer
lui, Camus, aux prises avec ses douloureuses
contradictions ? Ces joyeuses
bandes d’enfants et d’adolescents au
corps brûlé de soleil sont de cette
« race née du soleil et de la mer, vivante
et savoureuse qui puise sa grandeur
dans sa simplicité et debout sur les plages
adresse son sourire complice au sourire
éclatant de ses ciels ». Ils dévalent
les allées, sautent par-dessus les pierres,
se poursuivent en criant, indifférents
aux rappels à l’ordre, aux vestiges
et au prestige d’une civilisation
dont ils ne savent rien. Ils mesurent
sans doute l’histoire à l’aune de leur
vie. Avant-hier les Romains, hier les
Français, aujourd’hui nous sommes,
leur a-t-on appris, libres. Libres ?
Peut-être. Ici et maintenant, dans cette
enceinte. Libres et heureux. La seule
mythologie célébrée en ces lieux est
celle du bonheur. Du bonheur
construit dans l’instant, sur des jouissances
immédiates et secrètes, surtout
secrètes. L’instant où, peut-être à cause
du soleil et de la mer, on se laisse
aller à vivre. Est-ce cela la révolte ? La
conscience de l’absurdité d’une vie
faite des reniements de ce qu’on l’on
sait être vrai ? L’envers et/ou
l’endroit˘d’un monde plus âpre au
goût de feuille de laurier écrasée sur
des lèvres ? Et comment accorder le
bonheur de vivre au désespoir de
vivre ? Qui saurait répondre à ces
questions ? Mais il est tard. La nuit
dépose déjà sa part d’ombre et de
mystère sur les pierres encore tièdes
d’avoir laissé entrer en elles tant de soliel.
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Maïssa Bey
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