Dire les vérités autrement...
Fatima-Zohra Imalhayène, alias Assia Djebbar.
La romancière et nouvelliste Assia Djebbar avait fait cet immense aveu : «J’écris à force de me taire...»
Il est connu que la littérature s’inspire de l’histoire, de la grande autant que de la petite. Mais, la littérature n’est pas l’histoire. Hier à l’hôtel Hilton d’Alger, le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) a, à la faveur du 17 e Salon international du livre d’Alger (SILA), lancé le débat à travers un colloque consacré à ce rapport, toujours ambigu, entre l’histoire et la littérature. Pour l’écrivain Rachid Boudjedra, qui a animé la conférence d’ouverture, le roman exprime le gémissement et les souffrances de l’histoire. Il a estimé qu’on oublie souvent le rôle des «maqamat» dans l’écriture de l’histoire des sociétés arabo-islamiques. Il a souligné que son roman Les 1001 Années de la nostalgie était une relecture de mille ans d’histoire. «Mais ce n’était pas un roman historique.
Le texte prenait appui sur l’histoire, sans l’écrire. Quand on relit les écrits d’Ibn Khaldoun aujourd’hui, on a l’impression de lire un roman marqué d’une certaine musicalité, poésie et précision», a-t-il observé. L’auteur du Désordre des choses a indiqué que les Russes, les Français et les Anglais avaient contribué à créer le roman moderne après les grandes révolutions politiques et socialews européennes. Il a cité l’exemple de Honoré de Balzac avec Les Chouans et Léon Tolstoï avec «Guerre et Paix. «Flaubert a inventé le concept du nouveau roman avec L’éducation sentimentale où l’on retrouve une trame marquée par la présence de l’histoire», a expliqué l’écrivain. Il a également fait mention de l’école irlandaise en citant James Joyce et de l’expérience américaine avec William Faulkner.
«La plupart des romans de Faulkner sont liés à la guerre de Sécession», a souligné Rachid Boudjedra. Il a évoqué son propre roman Maârkatou Ezoukak (La Prise de Gibraltar) sur l’entrée des musulmans en Andalousie. «On en parle peu, mais il s’agit bien d’une colonisation. Il faut avoir le courage de le dire. Nous avons colonisé et nous avons "esclavagé" les autres. Bien avant les Portugais, les arabes étaient des esclavagistes. Il y a encore des non-dits», a soutenu Boudjedra.
L’universitaire Zineb Ali Ben Ali, professeure à Paris XIII,
spécialiste des littératures dites francophones, est revenue sur la vie
et l’œuvre de Assia Djebbar, romancière et essayiste algérienne à
laquelle le colloque est dédié. Elle a analysé le rapport qu’avait
l’auteure de La Femme sans sépulture avec son père, l’instituteur arabe
qui avait «osé» inscrire sa fille à l’École normale supérieure de
Sèvres (France). «Le projet du père va être barré par la guerre, par le
sursaut d’un peuple. C’est alors qu’Assia Djebbar va entrer en
littérature (...). Elle dit qu’elle va sortir du cercle des aïeules à
l’image d’une héroïne d’un roman occidental», a relevé la conférencière.
Le premier roman de Assia Djebbar (Fatima-Zohra Imalhayène) La Soif,
sort en 1957. Selon Zineb Ali Ben Ali, la démarche littéraire et
dramaturgique d’Assia Djebbar avait connu des pauses et des changements.
«Il n’est pas question pour moi de dire toute la complexité d’une œuvre qui se fait en se défaisant sur la trace du silence et de la parole réprimée. L’auteur elle même a comparé La Soif à un air de flûte qui continue à être entendu et qui continue à être juste. Air de flûte comme musique, mais aussi comme mouvement», a-t-elle souligné. Elle a rappelé la fameuse phrase de l’auteure de Nulle part dans la maison de mon père : «J’écris à force de me taire». «Oui, la faute a entretenu mon propre silence», avait écrit plus loin Assia Djebbar. D’après Zineb Ali Ben Ali, l’écriture de Assia Djebbar est architecturale, le mouvement peut s’y déployer. Une écriture marquée à tout jamais par «le blanc» de 1953 : la tentative de suicide de la future écrivaine.
L’universitaire Benamar Mediène, enseignant à Aix en Provence et auteur de Georges Boukobrine (son dernier roman) a, pour sa part, fait un parallèle entre Taos Amrouche et Assia Djebbar. Il les a qualifiées de sœurs astrologiques «nées de la même constellation d’étoiles». «Le monde féminin habite la moitié du ciel. Quand on parle de littérature et histoire, on ne peut pas éviter les grands textes tels que ceux de Virgile, Gilgamesh ou Les Mille et Une nuits qui sont une forme d’explication du monde à travers l’univers céleste ou à travers la pratique de Dieu», a-t-il dit. Selon lui, l’écrivain subjectivise la réalité «et va l’objectiviser dans son écriture à travers un travail considérable sur soi et sur la langue»,. Parlant des Amrouche (Fatma, Taos et Jean), il a estimé qu’une «république des poètes» était née à leur époque en Kabylie. «Ils vont agir en archéologues de la mémoire et de l’esprit en captant et notant tous les chants et poèmes de la région. Ils vont labourer ce gisement considérable de mythes. Le mythe est constitutif de notre humanité (...). Tout écrivain doit provoquer chez le lecteur la mise en branle d’une pensée. Et toute pensée doit dépasser ce qui est écrit», a encore souligné Benamar Mediène.
Fayçal Métaoui
Les commentaires récents