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Le 1er août 2009 disparaissait Francis Jeanson. Philosophe sartrien, intellectuel engagé et critique littéraire, il est célèbre pour avoir fondé le réseau de soutien français au FLN. Connu sous le nom impropre de « Porteurs de valises », ce réseau fut d'une redoutable efficacité contre la puissante machine de guerre que le colonialisme français a mobilisée pour briser la farouche volonté d'indépendance du peuple algérien. Comment un intellectuel français qui ne connaissait a priori rien à l'Algérie en vint-il à se faire le Frère des frères alors que d'autres Français d'Algérie ont, par leurs silences et leurs dérobades, cautionné l'oppression coloniale ?
Pour le comprendre, il faut retracer l'itinéraire du philosophe. Francis Jeanson prend contact avec la terre et les réalités algériennes pendant la Seconde Guerre mondiale, fuyant le Service du Travail Obligatoire, un organisme chargé de la réquisition et du transfert, contre leur volonté, des travailleurs français vers l'Allemagne nazie. «Je débarquais pour la première fois (c'était en 1943) et je venais précisément de découvrir, comme on reçoit un choc, mon ignorance de «métropolitain», une ignorance totale, accablante, à l'égard des réalités algériennes les plus élémentaires ». Les circonstances le ramèneront en Algérie en 1948 en compagnie de sa femme, Colette. Le couple survit en donnant des leçons particulières. Jeanson en profite pour faire ses débuts dans la presse et à la radio. Pendant ce séjour qui dura six mois, Jeanson dialogue avec Ferhat Abbas, Ahmed Boumendjel, Ahmed Francis. Il entre aussi en contact avec des militants de base du MTLD. « J'ai rencontré, déclare Jeanson, des militants nationalistes dont certains étaient déjà passés dans la clandestinité ; ils me parlaient de leur combat. C'est là que j'ai acquis la conviction qu'il se préparait quelque chose ». Un peu plus tard, en octobre 1949, invité à faire une série de conférences sur le théâtre de Jean-Paul Sartre, Jeanson se rend de nouveau en Algérie. Ses discussions avec les Européens accréditent les analyses des nationalistes : « Tout ce que j'avais pu enregistrer des nationalistes comme revendications, comme protestations, comme condamnations de l'attitude colonialiste, tout cela s'est trouvé confirmé » [
] « Ils [les colons] s'adressaient à moi en toute liberté et j'ai pu mesurer leur degré de cynisme. Que l'on donne de l'instruction aux Arabes, par exemple, en choquait plus d'un ». Jeanson rapporte les propos du sous-préfet de Guelma à propos des massacres de mai 1945 : « Ils (les Arabes) ont failli nous avoir, me dit-il en me saisissant par le bras, mais on s'est bien rattrapés ! Mille pour un ! Mille pour un ! » De ces contacts, de ces rencontres émerge peu à peu une solide conviction que Jeanson va exposer dans deux articles publiés, dans la revue personnaliste Esprit en avril-mai 1950, sous le titre ironique de « Cette Algérie conquise et pacifiée ».
Solide et pertinente, cette étude est, à tous égards, un modèle de description de la mentalité colonialiste. Deux éléments ont servi Jeanson. Sa qualité de métropolitain qui lui a permis d'avoir un regard distancié, et le fait d'avoir vécu, sans préjugés, au milieu des Musulmans ou des Arabes, comme on disait alors. Et Jeanson de démolir ce mythe, qui a longtemps prospéré parmi les Européens d'Algérie, selon lequel ils seraient les seuls à connaître les « Indigènes ». Jeanson montre leur ignorance presque totale des « Indigènes » qu'ils méprisent. Les Européens « qui arguent de leur connaissance intime du pays pour contraindre au silence les nouveaux venus, le connaissent en réalité fort peu ». Les propos tenus par les Français d'Algérie sur les Arabes : « ces gens-là ne comprennent que la force » par exemple, sont des attitudes héritées, relevant d'un conditionnement de la société coloniale que les Européens d'Algérie n'ont pas remis en question, à de très rares exceptions près. Les termes mêmes que les Français d'Algérie emploient pour évoquer les « Indigènes » fonctionnent comme un obstacle rédhibitoire à la bonne compréhension de la mentalité, du mode de vie, des valeurs de la culture arabo-islamique. « Un Européen, écrit Jeanson, c'est toujours une personne, c'est Pierre ou c'est Paul, c'est M. Untel ; un Arabe, ce n'est jamais qu'un Arabe, et c'est n'importe qui, -un individu interchangeable-, Mohammed ou Fathma selon le sexe » De plus, l'Arabe d'Algérie apparaît aux yeux de l'Européen comme le représentant d'une race dégénérée : « même ce qu'il pouvait y avoir en eux de valable, de pure race', ils ont trouvé le moyen de le corrompre à notre contact, en comprenant de travers la civilisation que nous leur avons apportée ». A cette tare s'ajoutent, aux yeux des colons, celles de la paresse et du vol. En somme, l'infériorité des Arabes crève les yeux et on peut très bien les dominer, à condition de les traiter avec fermeté et sans faiblesse. Car l'Arabe est, en réalité, un enfant perpétuel qu'il faut savoir dompter, car il sait, à l'occasion, se montrer rusé, fourbe et sournois.
Cette attitude, qui est, à l'évidence, une attitude raciste, les Européens d'Algérie la vivent dans le déni. Ils protestent en clamant qu'ils ne sont nullement racistes, mais simplement réalistes. Après tout, se récrient-ils, ce n'est pas de notre faute si les Arabes sont ainsi. Aux yeux de Jeanson, ce sont les Européens d'Algérie qui créent et font perdurer cette vision des « Indigènes ». Dans la plupart des cas, « le Français d'Algérie ne rencontre pas l'Arabe en tant qu'homme, mais en tant qu'Arabe, en tant que Musulman, en tant qu'indigène d'un pays conquis ». Par conséquent, cette situation impose à l'Européen de voir l'Arabe comme un être dominé et soumis, les Arabes comme un peuple vaincu et soupçonné en permanence de chercher à se révolter. La situation d'infériorité, de vaincu de l'Arabe est due aux circonstances historiques. C'est parce qu'il n'a pas réussi à empêcher son pays d'être conquis que l'Arabe se voit condamné à s'adapter à la situation ainsi créée par la victoire du colonialisme. Pour continuer à exister, il a fallu se faire passif, se soumettre aux vainqueurs. C'est ainsi que les Arabes sont devenus un collectif anonyme, une essence cristallisée caractérisée par la mauvaise foi, la paresse et la rapine.
Francis Jeanson montre à quel point le colonisateur demeure prisonnier de ses contradictions. Ce dernier, qui prétend bien connaître ses Arabes, n'a jamais songé, dans la vie concrète, à les fréquenter, à se lier à eux par des sentiments d'amitié véritable. Aucune femme pied-noir n'aurait songé à épouser un Arabe, et si certaines le firent, c'est en s'élevant contre leur milieu et au prix d'une rupture avec leurs proches. Les Européens d'Algérie n'ont jamais imaginé, ni même envisagé, ce mode de communication entre des personnes différentes mais égales. L'Européen d'Algérie n'a jamais « pensé qu'on pût vraiment se mêler » aux Arabes « au point de se trouver d'un coup de plain-pied avec eux, libre de tout schéma, dépouillé de toute armure, exposé sans réticence aux simples risques d'une véritable rencontre humaine ». Quant à Jeanson « ayant toujours fait confiance [aux Arabes], dans quelque situation que ce soit, et n'ayant jamais eu à le regretter », il croit « savoir assez bien (et d'autant mieux qu'il n'est pas le seul à disposer d'une expérience analogue) ce que pourraient être ces hommes dans une atmosphère différente de celle qu'on entretient autour d'eux ».
Et Jeanson avoir beau jeu de montrer que les Arabes d'Algérie, s'ils sont réfractaires à des gestes de sympathie frelatée venant des Européens d'Algérie, sympathie viciée par les conditions historiques et politiques, sont, au contraire, très réceptifs à ces mêmes gestes, dès lors qu'ils se sentent considérés comme des hommes, le respect de l'indigène étant en soi une contestation du système colonial. Lorsqu'une situation met face à face un Européen d'Algérie et un Arabe, celui-ci ne saurait considérer l'Européen, en dépit de sa bonne volonté, autrement que comme un dominant. Et lorsqu'un Français d'Algérie s'adresse à un Arabe, il le voit tel que les conditions historiques l'ont forgé, un inférieur maintenu dans son infériorité par des structures étatiques et administratives. Enfin par son silence, son apolitisme ou son neutralisme, l'Européen d'Algérie conforte le système colonial dont il profite. En effet, si tous les Français d'Algérie ne sont pas des magnats ou des nantis, aucun d'entre eux n'est misérable et surtout aucun d'entre eux ne subit l'humiliation et l'indignité au quotidien. La seule issue possible pour un véritable rapprochement entre Français et Algériens, c'est la ruine du système colonial.
Armé de telles convictions, Jeanson voyait se réunir les conditions objectives et subjectives de la déflagration de novembre 1954. Pour Jeanson, contrairement à beaucoup d'autres, la révolte de la Toussaint n'a pas été une surprise. Le MTLD en crise était manifestement hors d'état de provoquer une insurrection indépendantiste. Si certains seulement pressentent que c'est le début d'un durable conflit, beaucoup se demandent quels en sont les instigateurs.
Désireux d'en savoir davantage, Francis et Colette Jeanson forment le projet d'écrire un livre sur le sujet. Tuberculeux, Francis ne peut effectuer le déplacement, c'est donc Colette qui enquête. « En février 1955, j'ai d'abord rencontré mes amis de l'UDMA : Ali Boumendjel et le docteur Francis. Ils étaient très méfiants à l'égard de l'insurrection. Puis j'ai vu des gens du MTLD. C'est sur un ton peu amène qu'ils m'ont demandé pourquoi je voulais contacter les hommes du CRUA : pour eux : c'étaient des suicidaires. Finalement, j'ai téléphoné au professeur Mandouze. Il m'a envoyé un jeune médecin, Pierre Chaulet, qui m'a guidée jusqu'à un bidonville des environs d'Alger. Là, j'ai découvert de véritables militants et j'ai compris que le CRUA disposait d'une audience réelle. Enfin l'avant-veille de mon départ, j'ai rencontré Salah Louanchi qui était pourchassé depuis l'interdiction du MTLD. Il se cachait chez l'abbé Scotto, ami de Mandouze. Louanchi, qui était un modéré, se montrait cependant moins réservé que ses amis centralistes sur le CRUA. Il m'a dit : Peut-être est-ce une opération suicide, mais c'est peut-être aussi le début d'un processus.' Je suis revenue à Paris et j'ai résumé mes impressions pour Francis : La Toussaint, ce n'est pas un incident ». (Colette Jeanson, témoignage recueilli en juillet 1978)
Alors qu'ils rédigent L'Algérie hors-la-loi, les auteurs reçoivent un message d'Alger, des militants, récemment libérés de prison, sont disposés à les rencontrer. « Je suis repartie en mai 1955, raconte Colette Jeanson ; je ne suis pas descendue à l'hôtel, car la police m'avait repérée à la fin de mon précédent séjour. J'étais attendue et j'ai évolué de façon entièrement clandestine. J'ai vu Ben Khedda, le leader centraliste qui venait d'être libéré. Il avait sur le CRUA la même opinion nuancée que Louanchi. Il m'a fourni une très solide information, puis Pierre Chaulet a mené une enquête dans le maquis et nous a communiqué la teneur»
En décembre 1955 paraît, non sans mal, L'Algérie hors-la-loi. Le manuscrit, déposé aux éditions du Seuil, suscite de fortes réticences au sein du comité de lecture où Jean-Marie Domenach se distingue par sa virulente opposition. Selon Hervé Hamon et Patrick Rotman, auteurs de Les Porteurs de valises (Albin Michel, 1979), c'est l'intervention de Paul-André Lesort qui a raison des résistances de Domenach et des autres «Ce que vous écrivez, c'est la vérité ? dit-il, alors il faut publier».
Dans «Le Temps de la justice », Robert Davezies, l'une des figures de la résistance française à la guerre d'Algérie, écrit « Moi, le 1er novembre 1954, je pensais que la France s'étendait sur les deux rives de la Méditerranée et que sa population comprenait une minorité musulmane ». Beaucoup de Français alors pensent ainsi. Or, le principal intérêt du livre des Jeanson est de montrer que l'Algérie n'est pas la France, frappant d'illégitimité le mythe entretenu par la propagande colonialiste. L'existence d'un statut particulier et de deux collèges électoraux font que l'Algérie n'est pas soumise au même régime politique que la Métropole.
Sur la question algérienne, sur les drames et les tragédies qui déchirent l'Algérie, sur les revendications d'un peuple soulevé à la conquête de sa liberté, les Jeanson ne se veulent nullement impartiaux. Au cours de ses séjours en Algérie, Francis Jeanson a constaté l'immensité du tort séculaire subi par le peuple algérien, peuple de haute civilisation «offensé, humilié, interdit à lui-même » par les représentants de la colonisation. Les Jeanson font leur le problème algérien et proposent un livre regorgeant de faits et de chiffres, où la sûreté de l'information le dispute à la pertinence de l'analyse.
Dans la question algérienne, les auteurs déclarent prendre d'emblée « le parti pris des faits ». C'est, par conséquent, en se fondant sur leur perception des réalités, sur des analyses fournies par les acteurs et s'inscrivant dans l'histoire algérienne que les Jeanson bâtissent leur approche. Ils s'y impliquent en se refusant le confort de parler à partir d'un lieu abstrait qui manquerait le problème. Les Jeanson se montrent critiques à l'égard de leurs contemporains dont le retrait a cautionné la politique colonialiste et ses drames. «L'Algérie hors-la-loi » n'est pas un ouvrage qui vise seulement à informer l'opinion française sur la nouvelle situation créée par les événements du 1er novembre, l'un de ses objectifs est de changer le regard des Français sur les Algériens, et ce changement ne pourra se faire que si l'on s'engage, du bon côté, dans la lutte qui commence.
Après avoir réinséré la déflagration de novembre 1954 dans son contexte historique, fait le récit de la conquête de l'Algérie, montré l'exceptionnelle gravité des crimes de l'Etat français, évoqué les grandes figures du nationalisme algérien et typifié les partis politiques algériens (l'UDMA, le MTLD, le PCA) les auteurs livrent leur analyse des événements de la « Toussaint Rouge ».
Pour les auteurs, l'insurrection algérienne est d'abord un problème politique, c'est dans cet éclairage qu'il convient de le traiter. On ne saurait le réduire à une dimension économique ou sociale. En d'autres termes, il ne suffit pas d'améliorer la condition économique, (proposer des salaires plus décents), ou sociale (fournir des médecins, des logements, de meilleures conditions d'hygiène) des Musulmans. C'est reconnaître, avant toute chose, que seuls les Algériens sont à même de poser leurs problèmes et de les résoudre. Seuls, ils sont capables de choisir et de conduire la politique idoine. C'est en ce sens qu'il faut entendre la formule d'un dirigeant du FLN : « Même si nous étions heureux sous les baïonnettes françaises, nous nous battrions ».
Autre objectif : déconstruire la propagande du colonialisme français qui prétend ne voir dans le soulèvement de novembre 1954 qu'une flambée de violences sans lendemain, qui s'obstine à songer, d'une part, que les populations algériennes lui sont fidèles et que, d'autre part, l'insurrection nationale n'a aucune base sociale. C'était se leurrer sur l'ampleur du rejet de l'ordre colonial, se repaître de chimères sur l'état d'esprit du peuple algérien et de ses militants dont l'aile la plus radicale a pris les armes pour abattre un système liberticide.
Il appartenait à la gauche française de procéder à cette approche que les Jeanson ont produite. Mais les Guy Mollet, les Lacoste ont raté le coche. Les intellectuels organiques de la gauche officielle brillèrent par leurs ambiguïtés et leurs atermoiements, justifiant ainsi la guerre sans merci livrée au peuple algérien. Mais pourquoi donc la gauche tournait-elle le dos à la revendication indépendantiste ? Dans la tradition républicaine, on considère qu'il est du devoir de la France de sauver les peuples du sous-développement, de les affranchir des croyances archaïques qui les aliènent, de répandre les libertés. Dans cette perspective, appuyer le FLN, qui se réclame d'une « religion rétrograde », est contraire à toute mission civilisatrice. Secondement, le nationalisme est, aux yeux des socialistes, une mystification bourgeoise et une idéologie d'un autre âge. Accéder aux revendications du FLN équivaudrait à une régression intellectuelle et politique.
Loin de partager ces vues, Francis Jeanson était persuadé de la vigueur révolutionnaire du nationalisme algérien. En 1956, le réseau Jeanson naît de l'action solitaire d'un homme, auquel se joindront rapidement des centaines d'autres pour manifester leur opposition résolue à l'oppression du peuple algérien.
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par Omar Merzoug
Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne) Journaliste et écrivain
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