Politique de la postérité, Yves Ansel (PAR, 15 juin 2012)
Comme l’indique le titre, Albert Camus totem et tabou. Politique de la postérité ne vise pas à « noircir » Camus, à remettre en cause l’écrivain progressiste, l’écrivain de gauche à qui on ne saurait reprocher d’avoir fait de mauvais choix, mais à interroger son image, à revenir sur l’extraordinaire sort que lui a réservé la postérité. Entre Sartre, Camus et les autres (Malraux, Aragon, Simone de Beauvoir…), la postérité a tranché au profit de Camus. Pourquoi ? Qu’est-ce qui fait que Camus bénéficie d’une aura sans pareille, d’une sorte d’immunité diplomatique qui fait de lui un auteur totem et tabou ? En France, il n’est jamais à l’ordre du jour de questionner les présupposés du journaliste de Combat, les cécités de l’auteur de L’Homme révolté ou de La Peste. Une fois pour toutes, il a été décidé que Camus était un juste, un philosophe extra-lucide, ayant toujours raison quand Sartre, lui, ne faisait qu’enchaîner les erreurs.
Que Camus ait été clairvoyant, qu’il ait été un homme loyal, courageux, et ardent défenseur de causes légitimes, c’est une vérité d’évidence, et il n’est nullement question de revenir ici sur les combats d’un intellectuel engagé, à bien des égards exemplaire. Mais sauf à verser dans l’image d’Epinal, dans l’hagiographie de rigueur dès que de Camus il s’agit, force est de constater un point aveugle, un angle mort dans la belle image du prix Nobel 1957 : la guerre d’Algérie.
Parce qu’Albert Camus est né en Algérie, parce que c’est un pied-noir qui a la mentalité, les idées propre à son milieu, l’auteur de L’Etranger n’a pas pu avoir, sur son pays natal, cette lucidité dont il fait preuve dans ses autres engagements. Il suffit de lire les textes pour se rendre compte des silences, des partis pris, des mensonges du journaliste et de l’essayiste, mais cette lecture, en France, n’est pas faite, en raison d’enjeux politiques qui rendent lecteurs et commentateurs totalement aveugles à ce qui, pourtant, devrait pouvoir se lire à livre ouvert.
La finalité de ce livre est donc d’en finir avec ce « daltonisme idéologique » (Sartre), de remettre les textes sous les yeux et de lire enfin ce que Camus dit de l’Algérie, ce qu’il écrit quand il écrit Noces ou L’Etranger, L’Hôte ou Le Premier Homme.
Le fil directeur de l’ouvrage, le cœur de l’analyse, c’est la lecture précise, rigoureuse, des écrits (chroniques journalistiques, essais, romans et nouvelles) de Camus qui traitent de l’Algérie. Au rebours des idées reçues, Yves Ansel montre que L’Etranger est moins la mise en œuvre de « la philosophie de l’absurde » que la traduction des relations violentes et inégales entre la population européenne et « les indigènes » dans l’Algérie française. Le meurtre sur la plage, ce n’est pas « à cause du soleil », mais à cause des frictions, des antagonismes entre colons et colonisés. Seul le contexte colonial rend compte du meurtre et du procès. Autrement, comment expliquer qu’un simple employé de bureau, qu’un vulgaire gratte-papier, qu’un « M. tout le monde » soit prêt à « descendre » un Arabe, exulte de joie à l’idée de tuer un indigène, et sache si bien se servir d’un revolver (même aveuglé par le soleil, il fait mouche du premier coup) ? Et comment expliquer qu’une tasse de café ou une coucherie d’une nuit pèsent plus lourd que le meurtre prémédité d’un homme dans le verdict final, sinon parce qu’un Arabe (Camus n’emploie jamais le mot propre, le mot « Algérien », mais utilise toujours le vocable usuel dans la langue coloniale) n’est rien, ne vaut rien, vaut infiniment moins qu’une…cigarette ? De même, comment justifier, dans un roman censé se passer à Oran, qu’il n’y ait aucun autochtone, aucune mosquée, juste une cathédrale (bien visible, elle) dans La Peste ?
Dans ses chroniques journalistes d’Alger républicain ou de Combat, Camus peut bien prendre la défense de « la masse arabe », peut bien soutenir qu’il faut donner la parole aux indigènes, ces mots restent lettre morte dans son œuvre. Qu’il s’agisse de Noces ou des autres essais qui ont pour cadre l’Algérie, qu’il s’agisse de La mort heureuse, de L’Etranger ou de La Femme infidèle, tous ces textes trahissent une mentalité coloniale, une pensée qui vide l’Algérie de ses habitants, qui néantise, élimine, raie « l’Arabe » de la carte. De Misère de la Kabylie ─ série d’articles (1939) qui, en dépit d’un appel à plus de justice envers les populations affamées et exploitées, adopte tacitement la perspective des vainqueurs, de la colonie ─ au Premier homme (publié après sa mort, en 1996), le regard de Camus ne varie pas. Dans l’autobiographie, spontanément, la colonisation est racontée du point de vue des colons. A lire Le Premier Homme, les étrangers qui, avec l’appui de l’armée et du fusil, envahissent et colonisent l’Algérie après 1830, sont des martyrs, de malheureux expatriés victimes de la misère, du climat, de la maladie et des méchants Arabes « absurdement » attachés à leurs lopins de terre !
Et c’est pourquoi la guerre d’Algérie, qui a forcé l’écrivain à préciser sa position, qui l’a contraint à dire explicitement qu’il ne concevait pas l’idée d’une Algérie indépendante, a été pour lui si douloureuse, si traumatisante. Autant il lui était facile d’exiger que pleine lumière soit faite sur « le socialisme réel, autant il lui était facile de stigmatiser les camps de concentration staliniens au risque de « désespérer Billancourt », autant il lui a été impossible de condamner la torture en Algérie (il ne l’a pas fait, il n’a pas signé la pétition en faveur du livre d’Henri Alleg, La Question, en 1958), le terrorisme de l’Etat français, la guerre coloniale, autant il lui a été difficile de désespérer Belcourt, d’être honnête, clair, lucide sur « la question algérienne ». C’est toute son œuvre qui porte la marque d’une idéologie impérialiste fondée sur le racisme, sur le présupposé que « certains hommes sont plus égaux que d’autres ».
Dans tout ce qu’il écrit, Albert Camus ne peut pas ne pas reproduire les lieux communs des discours officiels (lors des massacres de Sétif et de Guelma en mai 1945, le directeur de Combat se range « instinctivement » du côté de la répression et de sa phraséologie), ne peut pas se déprendre d’une vision du monde totalement imprégnée par les clichés, les préjugés et les cécités du discours colonial.
C’est cette face cachée, refoulée, de l’œuvre qu’Yves Ansel se propose de mettre au jour dans Albert Camus totem et tabou, ouvrage qui interroge la fabrique de la postérité ainsi que les manipulations et mensonges à l’œuvre dans les interprétations, et ouvrage qui propose une lecture précise, rigoureuse, vérifiable, des textes, de tous les textes qui tournent autour de « la question algérienne ». Et dans cette relecture attentive de tout le dossier, ce sont les romans (L’Etranger, La Peste), les nouvelles (La femme adultère, L’hôte) et l’autobiographie (Le Premier homme) qui en disent le plus, ce sont les fictions qui mentent le moins. Paradoxalement, si on veut vraiment savoir quelle relation Camus entretient avec « son » Algérie, ce ne sont donc pas les interviews où l’homme s’explique, et encore moins les Chroniques algériennes qu’il faut lire, mais les textes fictifs. Pourquoi ? Parce que ceux-ci font émerger ce que les chroniques journalistiques omettent délibérément, parce que les récits révèlent les dessous de l’Histoire que l’homme de parti (et donc de parti pris) qu’est Camus préfère taire. C’est ainsi que L’Etranger fait voler en éclats l’idée d’une Algérie de la coexistence pacifique entre colons et colonisés, cette idyllique pastorale que le journaliste se plaît à diffuser dans ses papiers de Combat ou de l’Express. De même, La Femme adultère révèle le racisme inhérent au colonialisme, tandis que Le Premier homme exhume les atrocités des guerres coloniales, des vérités que Camus se refuse à admettre, à considérer, à énoncer dans ses chroniques ou entretiens.
Et pourquoi s’intéresser plus particulièrement aux textes que hante « la question algérienne » ? Parce que, avant la déferlante de discours hagiographiques que ne va pas manquer de susciter la commémoration du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain (né en 1913), il est nécessaire de revenir sur les interprétations reçues, sur les lectures qui ont été faites de L’Etranger ou des Chroniques algériennes, de La Peste ou de Noces. Parce que « la question algérienne », c’est surtout ce que la postérité refuse de regarder de face, évidemment, mais aussi parce que la colonisation, n’en déplaise à Jean Daniel, Alain Finkielkraut et autres commentateurs complaisants (monument d’érudition, la dernière édition des Œuvres complètes de Camus dans la Pléiade est aussi, et surtout, un monument de mauvaise foi), n’est nullement un problème mineur, n’est nullement un thème marginal, périphérique, mais un sujet central, vital, et que refouler « la question algérienne », c’est s’interdire de comprendre, de lire Camus, comme le prouvent assez les interprétations usuelles (absurdes, mensongères, mystifiantes) de Camus qui sortent très mal en point de la lecture littérale pratiquée par Yves Ansel. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre que de montrer, concrètement, sur pièces, comment s’impose le consensus autour d’un écrivain, et quel rôle joue la critique universitaire dans le processus de « panthéonisation ».
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Le livre d'Yves Ansel, Albert Camus totem et tabou. Politique de la postérité (PUR, juin 2012) est disponible en librairie ou sur commande sur les sites habituels.
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