Vers 1900
LA GUÉRITE — LA FLOTTE. — LA NATHALIE.—
L'HERBORISATION EN DÉROUTE.
Je redescendis la colline en suivant les déchirures
de la côte parallèlement à deux îlots, les
îlots Sidi-Saîd, qui, réunis à la terre ferme au
moyen d'une jetée dont on découvre encore les
traces, circonscrivaient jadis le port de Tipasa.
Ce port, aujourd'hui restreint à ses limites naturelles,
n'est véritablement qu'une crique. Des brisants
très accidentés, et dans lesquels se trahit
partout le ciseau des carriers romains, l'environnent.
Des chambres sépulcrales y étaient même
creusées, et l'une d'elles, échouée, déclive comme
les tours de Bologne, avec son couvercle entr'ouvert,
se dresse encore au milieu des flots qui
frappent et rongent sa base. Ce singulier îlot,
auquel sa forme a fait donner par les Tipasiens le
nom grotesque de « guérite, » n'est pas un des
détails les moins caractéristiques du port. On le
voit de partout, d'un jaune terreux au soleil, noir
comme un spectre le soir, mystérieux toujours
comme un point d'interrogation. Ne pourrait-il pas,
en effet, contenir autre chose que le sable durci
qui le remplit à moitié et dans lequel aucune
pioche ne s'est encore aventurée ?
Non loin de là s'élèvent, au bord d'une petite
plage, deux guérites d'un autre genre. Nageur ou
non, vous aurez, du premier coup d'oeil, reconnu
des cabines pour les bains de mer. C'est effectivement
ici le rendez-vous des tritons et des naïades
du crû. Les plaisirs n'y sont point cependant
sans mélange. On parle, sinon de requins, au
moins d'oursins et de méduses.
Ne vous attendez point à trouver, dans le port
de Tipasa, des vaisseaux à trois ponts, pas même
des balancelles. La flotte du lieu se compose de
cinq à six bateaux pêcheurs. Les arrivages étrangers
sont rares, et l'on vous citera comme un fait
mémorable, un fait digne de figurer, dans nos
annales africaines, entre l'assaut de Constantine
et la prise d'Abd-el-Kader, la visite de la Nathalie.
L'herborisation n'avait fait encore, cette annéelà,
que de courtes promenades, bornant au chemin
des aqueducs, au vallon des Oublis-Utiles,
aux allées du Jardin-d'Essai, ses études hebdoma—
daires. N'entreprendrait-on pas bientôt de plus
longues excursions ? Ne reverrait-on pas les
grandes journées du cap Matifoù, de Sidi-Ferruch,
du ruisseau des Singes ? Le professeur, informé de
ces voeux, cherchait avidement l'occasion de les
satisfaire. Elle se présenta bientôt d'elle-même,
et plus belle qu'on n'eût jamais osé l'espérer. Un
petit bateau à vapeur, la Nathalie, qui faisait alors
le service d'Alger aux îles Baléares, offrit à prix
discret ses services. Quelle aubaine ! Et quel
émoi sur la place du Gouvernement lorsque, le
lendemain, les journaux annoncèrent que l'herborisation
du dimanche suivant aurait lieu par mer,
au tombeau de la Chrétienne ! ! Cinq francs
seulement par tête. Départ à six heures du matin.
Au lieu de vingt à vingt-cinq amateurs qui
d'ordinaire prenaient part aux promenades botaniques,
il en vint plus de cent-cinquante. Je
n'oserais affirmer qu'ils aient tous eu pour but l'étude
des pédoncules, l'observation des étamines
ou l'analyse des ovaires ; la plupart même (Neptune
en a bien vengé Flore !) ne me semblent
avoir cherché qu'une banale partie de plaisir.
Dès l'aube, chacun arrive sur le quai, le pied leste,
l'air joyeux, les bras chargés de couffins où se
pressent entassés, charmant les yeux, séduisant
l'odorat, jambons roses, flûtes dorées, poulets rôtis,
bouteilles vénérables. Le temps est spendide, on
s'embarque, on part.
Hélas ! à peine eût-on dépassé Saint-Eugène,
que la mer s'enfla soudain, et le pont tout à l'heure
plein de rires, de chants, de gaieté, de bonheur,
n'offrit bientôt que le tableau de la souffrance et
du martyre. On ne put approcher du tombeau, et
faute d'un abri qui permît de virer de bord sans
danger, force fut de pousser jusqu'à Tipasa. Les
moins malades, ceux à qui leurs spasmes laissaient
encore quelque volonté, débarquèrent. Les
autres furent immédiatement transportés à Alger
où ils ne parvinrent qu'à nuit close, après quinze
heures d'agonie.
La population de Tipasa, que la vue du pyroscaphe
avait attirée sur le môle, se mit au service
des « naufragés. » Ils étaient plus de soixante.
On attela pour eux tout ce qu'on put trouver ;
charrettes, tombereaux, haquets, chevaux, mulets,
ânes, chiens mêmes, et l'étrange caravane gagna,
clopin-clopant, Marengo. Là, nouvelle mésaventure.
Les mieux lotis purent atteindre L'Afroun
avant le passage du train. Les autres, éparpillés
sur les routes de Cherchel, de Coléa, de Bou-Farik,
ne reparurent dans les rues d'Alger que
deux ou trois jours après. Qui sait même si
l'histoire n'en trouvera pas plus tard certain qui,
comme Ulysse, mit dix ans pour regagner ses
pénates ! :-
Quelques mois après, l'herborisation ayant à
coeur de prendre sa revanche, recommençait par
terre l'expédition de Tipasa. Mais la singulière
revanche ! Quinze heures de voyage, dont douze
grandes en voiture et trois petites seulement pour
déjeuner, se dégourdir et visiter les ruines !
Tous les rochers de ce rivage gardent l'empreinte
de l'occupation romaine. Ce ne sont, dans
leurs parois, que chambres, niches, grottes, rotondes,
excavations de toute forme, et dont il
serait bien difficile aujourd'hui de déterminer l'usage.
Moins énigmatiques sont trois maisonnettes
modernes avec leurs murs peints à la chaux, et
leurs toits de tuiles rouges. Elles servent au logement
de la population maritime : trois pêcheurs
et quatre douaniers, lesquels, avec le garde champêtre
et vingt ou trente miliciens, constituent
la force armée de Tipasa, dont l'adjoint,
M. Trémaux, repésente le pouvoir exécutif.
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