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LES COLOMBAIRES.— LA BASILIQUEMAJEURE.—
LE CULTE A TIPASA.
Vers l'an 1900
Un poète a dit :
Marchons les yeux toujours tournés vers le soleil,
Nous ne verrons pas l'ombre.
Ce poète là n'était sûrement pas paysagiste.
C'est, au contraire, en marchant vers le soleil,
que l'on voit le plus d'ombre, tous les objets
placés entre vos yeux et l'astre se dessinant en
silhouette. Les peintres le savent bien et recherchent
particulièrement ces effets. Aussi,
m'empressai-je de retourner vers les sites
du couchant. Je n'en avais encore exploité que
les plus proches. Et quelle moisson déjà ! Que
ne découvrirais-je pas au-delà !
Laissant donc à ma droite l'amphithéâtre, le
temple, le château d'eau, la pyramide, j'arpente
à grands pas la route jusqu'à sa jonction avec un
chemin d'exploitation qui rebrousse directement
Vers l'hôtel. Ce carrefour, à cheval sur les vieux
murs de Tipasa, marque précisément la place où
s'ouvrait une des portes de la ville apparemment
nommée « la porte de Cherchel. » Des tours s'y
voient écroulées, morcelées, et tout près, sur la
droite, les ruines d'un théâtre. Quelques vestiges
de voûtes ou s'appuyaient les gradins, y montrent
encore leurs profondeurs sombres. La scène
entière a disparu, comme ont fait, après tout,
la plupart des scènes antiques. Je n'en ai jamais
pu voir qu'une, celle du théâtre d'Orange, mais
d'une conservation rare et d'une importance hors
ligne. Louis XVIII l'appelait « le plus grand
mur de son royaume. »
Après la porte de Cherchel, s'élèvent, à droite,
des collines où le vent de mer a soufflé tant de
sable, qu'on les prendrait pour des dunes,
n'étaient les nombreux restes d'édifices dont
la présence séculaire atteste un sous-sol plus
solide. Courons-y. Nous traversons d'abord
une ravine peu profonde appelée par les Kabyles
Tirzet ou Ranim, par les Arabes oued
Kossob, en français « Vallée des Roseaux . »
C'était le lit d'un torrent qui coule maintenant
plus à l'est. On y voit encore les joncs, hôtes aimés
des marécages ; et plusieurs grands tuyaux de
plomb, restes d'installations hydrauliques, en ont
été récemment extraits.
Ne vous éloignez pas sans remarquer ces trous
percés dans des pans de mur. Cela n'a l'air de
rien de tout : quelques nids à rats, quelques vides
laissés par des charpentes disparues. Ce sont des
colombaires. On sait que les colombaires étaient,
dans les nécropoles romaines, des bâtiments destinés
au dépôt et à la conservation des urnes
cinéraires. Les vases appartenant à une famille
aisée étaient réunis en un même caveau, dans des
niches pratiquées à la muraille ; elles y étaient
rangées par étages et scellées dans un ordre méthodique.
Une inscription tracée sur chaque urne apprenait
le nom de la personne dont elle renfermait
les cendres. La similitude de ces niches, dans
leur disposition, avec celles qu'on destinait aux
pigeons pour faire leurs nids, valut à ces monuments
le nom latin de colombarium.
Nous gravissons la montagne de sable. A micôte,
encore des tombeaux, mais d'une autre nature
; ils sont voûtés. Au sommet, des tombeaux
encore, la grande nécropole de l'ouest, faisant
pendant à celle de l'est, et, comme elle, couverte,
bondée de sarcophages. Le même spectacle à peu
près : sépultures arrachées du sol, renversées,
morcelées, concassées. Tels seront me suis-je figuré,
tous les cimetières, le soir du jugement dernier,
quand les morts, réveillés de leur sommeil terrestre
par la trompette de l'ange, auront, pour
sortir et voler devant le tribunal suprême, brisé
les pierres de leurs tombes.
Les innombrables sépulcres contenus dans les
deux cimetières, ceux que l'on trouve à chaque
pas dans l'intérieur et en dehors de la ville ont fait
supposer à certains rêveurs que Tipasa n'était
jadis tout entière qu'une nécropole à l'usage de
Julla Coesarea (Cherchel), Casoe Calventi (Fouka),
Aquoe Calidoe (Hammam Rira), Rusgunia (cap Matifou),
Icosium (Alger) et autres cités voisines.
Cette opinion, ainsi que l'a fort bien démontré M.
Trémaux ( Moniteur de l'Agérie du 9 mars 1867),
est inadmissible. A quoi bon alors ces théâtres,
ces arènes, ces aqueducs ? N'avaient-ils d'autre
but que d'amuser une poignée de croque-morts ?
Allons donc ! La pierre était commune, moins
chère que le bois, facile à tailler, durable. Le plus
pauvre avait son sépulcre, sépulcre à perpétuité.
Or, combien de sépultures une ville de
trente mille âmes n'a-t-elle pas dû fournir durant
des siècles d'existence ? Quatre cent mille pour
le moins. Ce qu'il en reste, si nombreux qu'ils
soient, n'est guère qu'un échantillon. Combien ont
disparu emportés, broyés, tombés en poussière !
On en retrouve partout dans les environs, utilisés
comme encoignures, baignoires, auges à bestiaux,
lavoirs. Plusieurs même auraient, dit-on, resservi
comme cercueils aux modernes Tipasiens.
N'oublions pas auprès de la nécropole, émergeant
d'un bois de lentisque, avec des gourbis
autour, deux arcades fort pittoresques et dessinant
sur les fonds de la mer et du Ras-el-Amouch,
ou promontoire de Cherchel, leur silhouette décorative
. Le premier évêque d'Alger, Mgr Dupuch,
qui vint plusieurs fois à Tipasa, visitant les ruines
avec la piété d'un chrétien et l'amour d'un archéologue,
crut voir dans ces arcades, précisément
placées en regard d'un petit cap nommé par les
Kabyles « Ras-el-Konicïa, la pointe de l'Eglise, »
les vestiges d'une basilique plus importante
encore que celle de l'est, et qu'il qualifia même de
basilique majeure. Une belle mosaïque, de longues
rangées de chapiteaux, des colonnes de marbre,
disparues depuis, gisaient à l'entour.
En octobre 1843, il se donna la pieuse satisfaction
de célébrer la messe sur une de ces colonnes renversées.
«J'étais entouré d'officiers français, ditil
en racontant cet épisode dans son Essai sur l'Al—
gérie chrétienne ; c'était au point du jour et par un
temps magique. Avec leurs bayonnettes qui, la
veille, servaient de flambeaux, les soldats m'avaient
préparé un tapis de feuilles de palmiers
nains.» La veille, en effet, au milieu de ces mêmes
officiers « à qui nous devons Tipasa et le reste, » à
la clarté des feux du bivouac, il avait lu « à voix
haute, altérée par le bonheur,» le miracle des langues
coupées. Puis il avait couché sur les ruines.
Le vénérable prélat, qui se disait non-seulement
le successeur d'Augustin, mais aussi celui de Reparatus,
seul évêque connu de l'héroïque cité, rêvait
alors, pour Tipasa, le relèvement de ses basiliques,
le retour des pompes sacrées, la revanche
du martyre. Que dirait-il aujourd'hui s'il revenait
à la lumière ! Tant bien que mal Tipasa revit,
mais sans culte. Pas de prêtre, pas d'église. Ce
n'est point, toutefois, faute de bon vouloir. Un
curé des environs, celui de Zurich, se chargea, voilà
quelque temps, de desservir Tipasa. La générosité,
disons plutôt la pitié de deux ou trois habitants
défraya l'installation. Un modeste autel fut
construit au fond d'une non moins modeste chambre
. Il pouvait longtemps suffire ; mais la messe
n'y fut dite qu'une demi-douzaine de fois, le prêtre
ayant changé de cure.
Précisément à cette époque, on manquait de
local pour garder les enfants et leur apprendre à
lire. L'État devait une école ; prière lui fut faite
de s'exécuter. Après des années, des années, on
attend encore sa réponse. La chambre occupée
par l'autel n'ayant plus d'emploi, on y fit provisoirement
la classe. Je sais fort bien que la consécration
n'est point de caractère indélébile, que
mainte église, mainte basilique a pu, sans outrager
le culte, changer de destination ; mais le cher
État ne hâterait-il pas davantage l'exécution de
ses promesses s'il pouvait voir ces vingt ou trente
marmots ânonner leur alphabet, chanter, blasphémer
peut-être, dans une enceinte encore munie
de son sanctuaire, déposer leurs cahiers, leurs
livres, leurs jouets sur un autel ravalé au profane
rôle de table, en face du tabernacle déshérité de
son hôte divin ?
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