1958 en Wilaya IV. Le rouleau compresseur de l’opération «Courroie» avance inexorablement d’Ouest en Est, les pertes sont considérables dans les rangs de l’ALN.
Plusieurs armes ont été, cette fois-ci, récupérées par l’armée française, des casemates découvertes, des infirmeries saccagées. La «bleuite» a fait des ravages en Wilaya III limitrophe de la IV. Malgré cela, la détermination d’aller de l’avant n’a jamais été remise en cause par ceux qui, dans le dénuement total, sont résolus à arracher l’indépendance.
Pendant ce temps, les populations de Theniet El Had et ses alentours, surtout les douars d’El Meddad, vécurent dans leur chair les exactions commises par la soldatesque «mécanique» sous les ordres du cruel colonel Marie-Meunière de Schacken, un Alsacien ayant plutôt l’allure d’un SS, avec son éternel monocle qui lui valut le surnom de «colonel Bouaïne».
Sorti de Saint Cyr en 1934, il marqua son passage aux Dragons Portés de Verdun et en Indochine avec le 5e Cuirassier. Il fut chargé, à son retour de Diên Biên Phu en 1954, du 2e Bureau relevant du BEL (Bureau d’études et liaisons) de la 2e Région militaire d’Alger. Ami intime du général Massu, de Schacken fut décoré de la Légion d’honneur et muté au secteur militaire de Théniet El Had au mois de juillet 1957, spécialement pour casser et écraser la révolution à Théniet El Had et ses environs. Depuis son arrivée à la tête du 12e RCA(1), plusieurs ratissages sanguinaires eurent lieu dans les douars avoisinants. Il ne passe pas un jour sans voir les half-tracks rentrer à Théniet El Had avec, dans la plupart des cas, des cadavres de civils attachés à l’avant des blindés qu’on prétendait être des moudjahidine ou des chefs de maquis.
Des scènes pareilles avaient pour but de terroriser davantage les populations indigènes et atténuer la peur viscérale des colons suscitée par les fantomatiques fellagas.La caserne de Théniet El Had est devenue un véritable laboratoire de «torturologie», après celle de Aïn Sfa à Tissemsilt, où les meilleurs tortionnaires de la région exerçaient leurs spécialités en inventant de jour en jour les différents procédés utilisés pour arriver à bout de «la question». «La goutte chinoise»(2) est un procédé suranné largement dépassé devant l’hélicoptère, la gégène(3).
L’écrasement des testicules ou les aiguilles plantées entre la chair et les ongles sont les autres moyens atroces pour soutirer le renseignement. Les résultats sont obtenus en moins de temps qu’il faut que lors de la pratique de «la goutte chinoise». Dans toute cette ambiance macabre, s’il y avait quelqu’un à qui l’ALN devrait tordre le cou, c’était incontestablement le colonel Marie Meunière de Schacken. C’est ainsi que là où le maquis s’attendait le moins du monde, l’occasion s’était présentée un dimanche 14 novembre 1958. C’était un jour gris. Le soleil apparaissait par moment entre deux nuages poussés par une bise glaciale.
Un groupe de moudjahidine, venant du djebel Ghilès pour se rendre au PC de la Zone III de Amrouna, s’était arrêté au douar Boussedi pour reprendre des forces. Les maquisards étaient là depuis très tôt le matin. Dix-sept heures trente minutes. Les «choufs» informent, par «téléphone arabe», les djounoud de l’arrivée de deux voitures civiles et d’une jeep militaire qui suivait loin derrière. Apparemment, le cortège n’était pas sécurisé. Dans la minute qui suivit, le chef de groupe, de concert avec ses compagnons, décide de tenter une embuscade. Un branle-bas de combat a lieu. On décide à la hâte de repérer les endroits propices à même de réussir l’action.
Il faut dire que la situation de la Zone III est des plus précaires. Le maquis manquait de tout : munitions, vêtements, alimentation. Heureux était celui qui traînait une paire de pataugas usée jusqu’à la corde. Dans certaines régions de la Wilaya IV, les maquisards enterrèrent leurs armes faute de munitions. Les bases de l’Est et de l’Ouest étaient loin, et on peinait à approvisionner en armes la Wilaya. «Notre usine d’armement était les routes où on tendait des embuscades en espérant récupérer ainsi vêtements et armes.» (dixit commandant Azzedine)(4).
L’année 1958 avait marqué au fer rouge certaines régions de la Wilaya IV. «Un demi-oignon et une demi galette rassis étaient notre caviar pour tromper notre faim.» (dixit commandant Azzedine). Le groupe de maquisard était donc acculé à tenter le diable pour réussir cette embuscade inespérée. Personne, même le «chouf», n’avait idée de l’aubaine qui se présentait ce jour-là.
Un jour qui a fait de cette embuscade et des hommes qui l’ont tendue un allant décisif vers davantage de courage et d’abnégation pour concrétiser les aspirations de Novembre.
Caché par quelques nuages qui s’effilochaient, le disque solaire commença sa descente sur El Meddad(5), mettant ainsi à couvert les maquisards. Ces derniers ont été disposés pour des tirs croisés de telle manière que les occupants n’auront aucune chance de sortir indemnes de l’embuscade. Dix-sept heures cinquante-cinq, la première voiture, une 403 Peugeot grise, pointa le capot en négociant doucement le virage à gauche. Elle avait à son bord le docteur Bertrand, au volant, un passager, à l’avant. C’était le commandant Audrey, chef du 2e Bureau. Le colonel de Schacken était assis à l’arrière au milieu de deux officiers, dont le colonel Julien, son adjoint.
Elle est suivie immédiatement par une Peugeot 403 noire conduite par le sous-officier Jean Challiès, un Girondin appelé du contingent, chauffeur du colonel, et, assez éloigné, un Dodge 4x4 qui fermait le convoi. L’assaut fut alors donné après un galvanisant «Allah Ouakbar»(6) hurlé par le chef du groupe. Un déluge de feu s’abat alors sur les deux voitures. Le chauffeur du colonel a été criblé de balles et sa voiture est allée finir sa course en percutant le talus à gauche de la route.
Aux premiers coups de feu, le conducteur eut la présence d’esprit d’accélérer à fond dans l’intention d’échapper à l’embuscade, mais le colonel était déjà mort atteint d’une balle au milieu du front. Deux balles ont atteint le colonel Audrey le blessant au bras droit et à la poitrine. L’embuscade n’a duré que quelques minutes.
Ecoutons Mohamed Berouka qui, en 1960, une année après sa libération, était allé rendre visite au docteur Bertrand installé à Alger (Hydra).
«Une année après ma sortie de prison en 1959, je rendis visite au docteur Bertrand qui était mon chef de service à l’hôpital de Théniet El Had. Notre discussion à bâtons rompus nous mena à la fameuse embuscade tendue au convoi du colonel». L’air grave et d’un ton calme, le docteur Bertrand me dit : «Jusqu’à présent, je n’arrive pas à expliquer le fait que seul le colonel ait été atteint d’une balle en plein front, lui qui était assis au milieu. Ma voiture est devenue une vraie passoire. Les portières ont été criblées de balles. Le projectile meurtrier a presque rasé ma tempe pour aller se loger dans la tête de l’officier. Nous sommes sortis indemnes, sauf le colonel, dont la mort a été instantanée et les blessures du commandant Audrey. Ce n’est qu’après cet attentat que je me suis rendu compte que la France n’avait aucun avenir en Algérie. L’indépendance était inéluctable.»
La nouvelle est tombée tel un couperet à Théniet El Had. La consternation se lisait sur le visage de tous les Européens. Le 14 novembre 1958 sera une date charnière dans la prise de conscience des pieds-noirs et des colons : Demouzon, Peter, Anouille, Formonto, Garcin, Daguenet, Nicole, fervents partisans de l’Algérie française. Un grand doute s’est imposé à eux : l’Algérie sera-t-elle un jour définitivement la leur ?
Le jour des funérailles, Théniet El Had est devenue une ville morte, enveloppée dans un inquiétant et obstiné silence abyssal que seul le glas de l’église rompait. L’administration coloniale avait interdit tout déplacement de personnes. Les magasins étaient fermés. Accompagnés de leurs maîtres, tous les écoliers ont été rassemblés en face du bal. Après les derniers sacrements, les funérailles eurent lieu devant l’église Sainte Anne des Cèdres.
Les généraux Massu, Gracieux, Parlange, les sous-préfets de Miliana, d’Orléansville et de Théniet El Had, Zekouitz, Garcin, maire de la ville, étaient présents, la tête baissée, l’air grave devant les catafalques. Seuls les indigènes contenaient intérieurement leur joie mais aussi difficilement la peur des représailles.
Il est loin le temps où Hubert Garcin disait à qui voulait l’entendre que le 1er Novembre 54 n’était ni plus ni moins qu’un trouble de l’ordre public, une rébellion que les pouvoirs publics allaient vite mater. Maintenant, il doit impérieusement revoir ses appréciations sur la vérité de l’heure, puisque durant cette année 1958, trois colonels et autant de commandants ont été ciblés par l’ALN. Le colonel Jean-Pierre trouva la mort dans une embuscade à Guelma. Deux autres officiers sont passés de vie à trépas à Médéa et en Kabylie. Maintenant, l’ALN ne se contentait plus que du menu fretin. La Révolution a atteint sa vitesse de croisière. Si la population a accueilli avec soulagement et avec joie la fin d’un tyran, elle appréhendait, la peur au ventre, la terrible vengeance qui allait s’abattre sur elle.
Par où les militaires allaient-ils commencer ? Va-t-on boucler la ville et prendre dans le tas des «suspects» pour la «corvée de bois» ?Allait-on se rabattre, comme il est d’usage, sur la Chaâba qui, d’ailleurs, a payé un lourd tribut chaque fois que les reîtres débarquaient dans le douar. Mais la vengeance, cette fois-ci, sera in situ, elle allait s’abattre sur le hameau des Boussedi où a eu lieu l’embuscade.
Les soldats n’épargnèrent personne le jour-même de l’embuscade : hommes, femmes, vieillards. C’est à coups de crosse, de rangers et de cris que les paysans furent bousculés, malmenés et rassemblés dehors, dans une aire de battage.
Les reîtres donnèrent libre cours à leur instinct dévastateur. Ils jetèrent pêle-mêle matelas, couvertures, sacs de farine et de blé qu’ils éventrèrent. Les hommes subirent d’atroces tortures. Les enfants étaient terrorisés. Certains seront traumatisés durant toute leur vie.
Pour la circonstance, la loi sur la responsabilité collective décrétée en 1844 a été décongelée et remise d’actualité. Tirés à la mitrailleuse 30, dix-huit corps tombèrent lourdement sur la terre battue. Tous des Boussedi. Une pluie fine commençait à mouiller les cadavres. Le hameau des Boussedi pleure ses morts. Pour apaiser la conscience de quelques-uns qui auraient pu avoir des scrupules et pour légaliser le génocide, la torture et la disparition, on consignera dans les procès-verbaux que lors de l’enquête effectuée à la suite de l’attentat, des suspects ont fui à la vue des enquêteurs et qu’il leur a été tiré dessus. L’affaire, de ce fait, fut classée définitivement.
Renvois :
1. Régiment de chasseurs d’Afrique
2. Torture qui consiste à enfermer un prisonnier dans une cellule où règne un silence total. On laisse goutter un robinet que le bruit de la goutte produit à la longue dans les oreilles du supplicié l’effet d’un
coup de marteau en plein crâne.
3. Appareil (génératrice) qui produit du courant pour les appareils mobiles de radiophonie. La gégène sera
utilisée pour la torture à l’électricité.
4. Commandant militaire de la Wilaya IV
5. La forêt des Cèdres dans la chaîne de l’Ouarsenis.
6. «Dieu est Grand».
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