Le tout premier Albert Camus
Je viens de lire « la mort heureuse » de Camus pour la première fois. Je suis frappé par le superbe fauvisme des couleurs du roman , son impatience fiévreuse..
Ce texte rédigé par un Camus de 24 ans en 1937 alors qu’il est membre du Parti communiste algérien, a été laissé dans un tiroir 34 ans . L’auteur n’en n’était pas content. Il a été publié à titre posthume en 1971, dans « les cahiers camus » présente un jeune étudiant en philo a qui on vient d’annoncer qu’il a la tuberculose. Révolte, saisissement, vertige, fureur de vivre, écriture…
la mort devient une présence animale en lui. Des bouffées de désir de vie d’une puissance et d’un battement prodigieux traversent cette prose.. tout devient animalité tout au long du récit curieusement mal ajusté on a le sentiment d’apercevoir un instant des déchirures lumineuses, des zébrures, des fulgurances, des détresses, des taches de couleurs crissantes , visions éclatées d’un type qui se noie, remonte à la surface, replonge, et à travers des épaisseurs d’eau Mersault voit briller le monde lumineux, éblouissant, et en fête.. femmes nues sur les plages qui ôtent leurs vêtement et s’offrent au soleil, les fêtes sous la treille, toute la course effrénée d’un monde jeune et neuf au bord d’une pleine eau bleue . Albert Camus se sent collé à la mort, et regarde la fête de l’autre côté de la vitre teintée : les terrasses, les étés, les citronnades, les rues, les crépuscules dans les collines, les voitures, la vitesse, et se révolte contre l’imminence de sa mort, contre le fait que tout ca va lui être précipitamment retiré.
Sensation qu’il va être soudain éteint , comme une lampe. Séparé de tout , à 24 ans. Le texte fut remanié et repris pendant à peu prés 2 ans. Il possède une frénésie sensuelle qu’il ne retrouvera pas avec cet impétuosité dans les autres œuvres, car c’est un poème sous haute tension, intermittent, brutal, déchiqueté, tumultueux avec de brèves frénésies ou anxiétés, quelque chose de plus sauvage et culbuté que « l’étranger » rédigé d’un seul jet en 1940... Le personnage, de Mersault (qui deviendra Meursault dans « l’étranger » ) est saisi parfois d’un vertige érotique, non seulement pour les femmes, mais pour tout :voyages, eau, lumière, fruits, étoiles, conversations banales , cyprès, silence des pierres, tout, odeurs de goudron, de poisson, tout est salé, plongeon, chaleur sombre,rafles de rires dans le sable . Ce qui est étonnant c’est que tout ca est balancé, jeté en phrases haletantes et chapitres mal emboités.
Ca annonce l’œuvre qui suit on retrouve déjà le fameux « bain du docteur rieux » de « la peste ». Les chambres et la solitude dans la ville, de « l’étranger, « l’assassinat » et le tribunal qu’on porte en soi. La balance perpétuelle chez lui entre ascèse et jouissance ardente, les joies du voyageur(dans les pays de l’est ou à Gênes) , l’obsession de la mesure . Une scène avec l’entraineuse dans un dancing de Vienne est s concise et magnifique de délicatesse, on la dirait sortie de « la dolce vita » de fellini . Et déjà le ciel qui s’ouvre à Tipasa, les filles aux « jambes fraiches », le cœur qui bat dans les stades..et aussi et déjà le thème de la pauvreté familiale qui abrite une vérité dans le dénuement, pas si loin que ca d’une vérité évangélique.... et sans cesse la faim des corps, soudaine, le gout de solitude et de désert, de plateaux minéraux avec asphodèles... On retrouve le thème de l’aveuglement dans trop de lumière, le gout de soudaine tuerie et carnage (voir « Caligula ») et des thèmes prométhéens dans trop de lumière : bref quel texte-poème trébuchant et rongé d acidité...
Côté défauts on surprend des déchirures dans le tissu de prose descriptive avec une phrase « noble » et empesée d’apprenti moraliste ; c’est du genre « il avait à construire son bonheur et sa justification » ou « « l’exaltation qui remuait le monde rejoignit l’enthousiasme de son cœur » ou bien une scène de crime façon polar à l’américaine peu convaincant. L’intérêt est ailleurs : dans les rafales de sentiments fiévreux, tendres, passionnés vers ce monde qui tournoie et s’éloigne de lui car ce jeune homme sort du cabinet médical où il vient d’ apprendre qu’il n’a que quelques mois à vivre avec des poumons aussi attaqués..
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