« Je ne suis pas un symbole. Ma seule activité
consiste à écrire. Chacun de mes livres est un
pas vers la compréhension de l’identité
maghrébine, et une tentative d’entrer dans la
modernité. Comme tous les écrivains, j’utilise
ma culture et je rassemble plusieurs imaginaires.»1
(Assia Djebar)
1 Assia Djebar dans l’interview avec Aïssaoui, Mohammed : « De l’Algérie à l’Académie ». In : Le Figaro, Vendredi 17 juin 2005, p 34, lors de son élection à l’Académie française.
2.1 Le retour en arrière dans la mémoire ou comment la recherche de ses origines
berbères s’insère dans l’évolution personnelle d’Assia Djebar
Si l’on veut déterminer les rapports qu’entretient Assia Djebar avec le berbère, il faut tout de
suite préciser que la romancière ne parle pas cette langue, sa mère ayant tourné, comme nous
le montrerons plus tard, le dos au berbère pour plusieurs raisons psychologiques (séparation
du père à cause du divorce de la mère, mort de la soeur aimée Chérifa, installation dans la ville
où l’arabe citadin est la langue prédominante et où le berbère, par contre, est considéré
comme la langue des « campagnards »). Les rapports qu’entretient Assia Djebar avec le berbère ne peuvent être alors que des rapports d’absence, et c’est cette absence qui entraîne le
vif besoin de la romancière de se rapprocher des deux femmes qui se dressent à l’ombre de
cette coupure, à savoir la grand-mère maternelle et la mère. Il se déclenche un processus de
remémoration qui est tout à fait comparable à celui qui traverse les oeuvres autobiographiques
de Leïla Sebbar, notamment le très récent « carnet de voyages » Mes Algéries en France
(2004). Bien qu’il s’agisse d’une autre langue (l’arabe au lieu du berbère) dont Leïla Sebbar a
été coupée par le silence acharné de son père, on trouve chez elle le même vif besoin de
s’approcher des aïeules, de retrouver leur voix, leur image... bref – de les décrire dans leur vie
et leur vivacité, que chez Assia Djebar. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé
d’intégrer la réflexion de Leïla Sebbar dans ce chapitre. Ce rapprochement entre les deux
auteures nous permet de dégager les traits communs de leurs approches respectives de la
mémoire féminine dont l’incompréhension de la langue (arabe ou berbère) les a – en grandes
parties – coupées.
Assia Djebar écrit donc parce qu’elle ne peut pas faire autrement91. À
l’heure qu’il est, elle représente une des voix les plus importantes de l’ « Algérie-femme ».
Née en 1936 à Cherchell, elle fréquente non seulement l’école coranique, mais aussi l’école
française où son père travaille comme instituteur de français. La fille grandit donc au
carrefour entre deux cultures (la culture algérienne traditionnelle, autant dire la « culture
orientale », et la culture française, la « culture occidentale ») et plusieurs langues (l’arabe
dialectal comme langue maternelle, le berbère comme « langue perdue » qu’elle quête dans
son roman Vaste est la prison (1995), et le français comme langue du père qui se transmue en
« langue paternelle »). C’est à ce carrefour, à ce point où les deux mondes antagonistes
s’approchent l’un de l’autre malgré tout ce qui les sépare, où les deux cultures se rencontrent,
s’entrecroisent et s’entrelacent dans un désir d’amour et de mort (Assia Djebar parle de ce
rapport d’amour, de viol et de mort dans son roman L’Amour, la fantasia qu’elle publie en
1985) que se situe l’évolution personnelle d’Assia Djebar et son évolution comme écrivaine.
Ce premier carrefour en entraîne un deuxième. Ainsi, l’écriture d’Assia Djebar naît toujours à
l’endroit où les dimensions du corps et de la voix s’entrecroisent. Il n’est donc pas étonnant
qu’elle ait intitulé le poème avec lequel elle commence son récit Ces voix qui m’assiègent
(1999) « Entre corps et voix »92. Finalement, ce deuxième carrefour l’amène au troisième
qu’elle désigne comme un « tangage des langages »93 : en fait, à l’aide de ce terme, elle fait
allusion à l’existence des quatre langues qui se trouvent à la base de l’écriture feminine
maghrébine – le berbère, l’arabe, le français et, comme quatrième « langue », le langage du
corps qui, quant à lui, joue un rôle aussi important que les trois langues citées. Au milieu de
ces croisements incessants naît son écriture, si bien que ces carrefours se transmuent en points
de départ complexes de sa littérature. Il en résulte des troubles, des tourbillonnements et un
vertige qui se réflètent dans son écriture (Assia Djebar parle des « risques (…) d’envol / d’exil
/ d’incessants départs (…) »94), mais en même temps, c’est l’écriture qui seule est capable de
maîtriser le vertige et de « dompter » les troubles. De là résulte ce tangage d’un côté de
l’autre, ce besoin de « tourner »95, comme l’écrit Assia Djebar dans son poème « Entre corps
et voix », auquel la femme maghrébine qui écrit ne peut pas échapper.
90 cf. Ibid, p 18
91 cf. Dehane, Kamal : Assia Djebar entre ombre et soleil (film), 1992
92 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 11
93 cf. Ibid, pp 11 et 13
94 Ibid, p 11
95 cf. Ibid, p 15
On peut dégager des étapes différentes dans l’évolution personnelle de l’écrivaine et cinéaste
Assia Djebar. Ses débuts d’écrivaine remontent aux années 1950, époque où la guerre
d’indépendance qui vient d’éclater en 1954, commence à influencer de plus en plus la vie
politique et intellectuelle, non seulement en Algérie, mais aussi en France. En 1955, elle est la
première Algérienne à être admise à l’École normale supérieure de Sèvres. Une année plus
tard, deux événements ont lieu qui jouent un rôle décisif pour son évolution : les étudiants, qui
sont de plus en plus indignés par le comportement de l’armée française en Algérie et qui
s’enthousiasment en grande partie pour une Algérie libre, sont en grève pour montrer leur
solidarité avec le peuple algérien. Aussi en 1956, son frère est arrêté en Algérie et emprisonné
en France. Assia Djebar refuse de se présenter aux examens. Elle écrit son premier roman La
Soif qui paraît en 1957 chez Julliard. Ce refus de subir les examens lui vaut l’exclusion de
l’École normale. En 1958, elle publie son second roman Les Impatients chez Julliard. Elle se
marie avec un Algérien qui vit dans la clandestinité, le suit à Tunis où elle continue ses
études, elle y travaille à l’université et pour la presse du FLN. En 1960, elle publie son
troisième roman Les Enfants du nouveau monde. À l’indépendance de l’Algérie en 1962, elle
est convoquée à l’Université d’Alger pour y enseigner l’Histoire nord-africaine. En même
temps, elle travaille pour la presse algérienne et la radio. En 1965, elle quitte l’Algérie de
nouveau pour se rendre à Paris où elle écrit son quatrième roman Les Alouettes naïves qui
paraîtra en 1967. Il s’agit ici d’une « récapitulation » d’un passé proche et cruel, la guerre de
libération se trouvant au centre du roman. En même temps, elle décrit la situation complexe
de la jeunesse algérienne : Nfissa est (comme l’écrivaine) une jeune femme émancipée sans
être néanmoins loin de la culture traditionnelle avec ses coutumes et sa poésie ; Omar,
l’intellectuel, travaille dans le service social qui s’occupe des réfugiés algériens installés dans
des camps sur la frontière tunisienne ; il se souvient de son enfance et de son amitié avec
Rachid, homme fougueux qui traverse sans cesse et – si on peut dire ainsi – « aisément » les
deux mondes antagonistes ; Karim, le fiancé de Nfissa, un étudiant idéaliste, entraîne la fille
dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Assia Djebar y aborde déjà les grands sujets
qui continueront à occuper une place primordiale dans son oeuvre jusque dans ses toutes
récentes publications comme La Femme sans sépulture (2002) et La Disparition de la langue
française (2003) : les souffrances du peuple algérien pendant la guerre d’indépendance, le
sentiment de vertige qu’éprouvent les jeunes qui se retrouvent entre deux mondes, entre deux
cultures, entre plusieurs langues, la libération du corps et de la voix de la femme. Assia
Djebar aborde ces sujets sur la toile du fond d’une structure polyphonique qu’elle développera
par la suite, si bien qu’elle deviendra l’élément structurant des romans et nouvelles qu’elle publiéra à partir de 1980. En même temps, l’autobiographie s’infiltre inconsciemment dans le
texte, si bien que la romancière, qui se rend compte que sa main d’écrivaine l’a rejointe et
qu’il lui est donc impossible d’écrire loin d’elle96, se plonge dans un silence qui dure une
dizaine d’années. L’irruption de l’autobiographie dans la seconde partie du livre intitulée
« Au-delà » lui a causé une émotion tellement violente et pénible qu’elle croit indispensable
ces dix années de non-publication littéraire pour repenser à ses rapports avec l’écriture, et
notamment avec l’écriture autobiographique. Elle compare ce trouble intérieur à une brûlure
qui résulte du fait qu’elle s’est « mise à nue »97, si bien qu’une lumière écrasante a pu éclairer
des parties très intimes de sa mémoire (cf. « (…) j’avais l’impression que ça me brûlait, que
ça introduisait un désert dans ma vie. »98). Enfin, c’est son expérience cinématographique qui
a contribué à la relancer sur les voies de l’écriture : l’auteure a atteint un certain niveau de
maturité. Dans ce contexte, deux facteurs ont joué un rôle important : premièrement la
découverte d’un langage féminin, d’une langue arabe qui se distingue nettement de l’arabe
« momifié »99 des discours officiels et politiques, et deuxièmement la découverte du « sujet
collectif » qui est « (…) enraciné dans la « sororité » de ces femmes, unies par la même
histoire et la même émergence hors de l’enfouissement imposé par la tradition »100. Dans ce
qui suit, nous proposons d’étudier ces deux aspects puisqu’ils ont été d’une importance
primordiale pour l’évolution de l’écrivaine et cinéaste.
2.1.2 Découverte du cinéma
Convoquée à l’Université d’Alger en 1962 – donc immédiatement après l’indépendance et à
un moment où le jeune État algérien commence à mettre en pratique la politique d’arabisation
qu’il a déjà envisagée pendant les années des combats -, Assia Djebar y enseigne l’Histoire
nord-africaine, et toujours en français, puisque c’est sa langue de travail et des recherches
scientifiques ; dans les années 1960 et 1970, elle est confrontée – comme beaucoup d’autres
enseignant(e)s – à la politique d’arabisation de plus en plus agressive du jeune État
indépendant.101 Mais l’arabe littéraire par lequel on veut remplacer le français dans tous ses
domaines n’est plus l’arabe de la poésie andalouse et la langue de la philosophie, des sciences
et des arts, langue d’une culture millénaire, langue vivante, et encore moins la langue que
parlent les Algériens et les Algériennes, la langue dans laquelle ils ou elles expriment leurs
besoins, leurs désirs, leurs joies et leurs souffrances ; c’est une langue masculine, une langue
96 cf. Dehane, Kamal : Assia Djebar entre ombre et soleil (film), 199297 cf. Ibid
98 Ibid
99 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 178
100 Clerc, Jeanne-Marie : Assia Djebar : écrire, transgresser, résister. Paris/Montréal : L’Harmattan, 1997, p 17
du discours politique, une langue « momifiée »102 dont Assia Djebar se sent coupée : elle
raconte qu’elle a désiré, au milieu des années 1970, écrire de la poésie en arabe, mais le fait
que l’arabe soit devenu entre-temps une langue dominante et une langue masculine l’en a
empêché.103 Elle, qui a passé une partie importante de son enfance au milieu des femmes
traditionnelles et qui s’est laissée envelopper par leurs voix et par l’arabe féminin, donc par
cette langue de l’affectivité et du désir, mais aussi de la pudeur, éprouve un ressentiment
profond à l’égard de cette langue officielle et masculine.104 Cet arabe féminin s’oppose
clairement à l’arabe masculin des discours politiques.105 Elle désire retourner dans sa région
d’origine, à Cherchell / Césarée et au Mont Chenoua, afin d’y quêter les voix des femmes de
la tribu de sa mère et de renouer enfin avec cet arabe féminin et vivant.106 À cet égard, il est
intéressant de constater que non seulement ses débuts d’écrivaine, mais aussi ses débuts de
cinéaste, reposent sur l’image du « sable », ou, pour être plus précise, de la « poussière » ;
étant donné que ces deux substances sont comparables, une métaphore pour la légèreté,
l’instabilité, l’ancrage dans un passé lointain, mais à la fois symboles pour un nouveau depart
dans le sens où non seulement le sable, mais aussi la poussière bougent sans cesse au gré du
vent, nous pensons qu’il est tout à fait admissible de tracer un parallèle entre les deux
substances. Ainsi, pendant ses réperages dans la région du Mont Chenoua, Assia Djebar aime
particulièrement s’asseoir aux côtés des vieilles qui, « assises sur le bord de la route, dans la
poussière »107, attendent soit le car, soit une charrette, … Dans les textes d’Assia Djebar, le
sable est toujours un symbole fort pour désigner le flux des voix des femmes qui hantent la
romancière, nouvelliste et cinéaste. Pour Assia Djebar, l’écriture prend son départ dans le
grondement de la parole vive108, avec les « mots qui s’écrivent et qui se crient au-dessus du
vide, du vertige, de la catastrophe tout contre nous, ou si proche, si visible là-bas… »109. Dans
la troisième partie de son poème « Entre corps et voix », Assia Djebar introduit une
opposition entre Isabelle Eberhardt et son sort à elle. Cette opposition se reflète dans le vers
« Repères dans le sable ancestral »110. Isabelle, « l’aventurière », a couru dans le desert, a
mené une vie indépendante et libre, une « vie d’homme » presque. Mais pour Assia Djebar, le
101 cf. Dehane, Kamal : Assia Djebar entre ombre et soleil (film), 1992
102 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 178
103 cf. Ibid, p 177
104 cf. Ibid, p 177
105 Il en résulte – comme nous le verrons plus tard – ce qu’Assia Djebar appelle la « diglossie horizontale ».
Celle-ci s’ajoute à la « diglossie verticale » qui consiste en une coexistence de l’arabe classique et littéraire
comme variété prestigieuse et de l’arabe parlé ou dialectal comme variété basse.
106 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, pp 177-178
107 cf. Ibid, p 18
108 cf. Ibid, p 31
109 Ibid, p 31
110 Ibid, pp 11 et 15
« sable ancestral » n’est pas « le sable du desert », autant dire le sable d’une indépendance
farouche et d’une liberté violente, mais le cendre dans les voix des ancêtres, des aïeules
qu’elle a écoutées, encore enfant, accroupie à leurs pieds. Le sable doré du désert se transmue
en cendre, en « perles noires »111, symbole pour les morts qui resussicent passagèrement dans
les contes de minuit des aïeules. Dans la mémoire des aïeules s’engouffre le dehors et le
matin, si bien qu’il ne reste que la nuit, l’absence de lumière qui pourrait ici être interprétée
comme la nuit coloniale (ou, plus tard, la nuit de l’intégrisme) sanglante. Ainsi, avec les recits
des femmes revient le « temps des cavalcades » et le « passé sanguinolent » ; plus encore : le
passé n’est pas mort, il est toujours vivant.112 Le cendre dans les voix des femmes qui nous
pousse à la conclusion que le passé est mort et qu’il n’en reste que les ombres (le cendre) qui
témoignent des souffrances d’autrefois, se retransforme en feu, et c’est ce feu113 que
l’écrivaine essaie de dompter à l’aide de son écriture.114
La cinéaste quête ce « cendre » dans les voix des femmes, elle enregistre les voix des femmes
du Mont Chenoua (cf. « J’ai travaillé trois mois ainsi, parce que je voulais d’abord saisir le
son, la voix, enregistré (sic !) la parole et la langue du vécu, en particulier du vécu
féminin. »115). Mais son travail cinématographique ne lui permet pas seulement de travailler
enfin en arabe ; c’est grâce au cinéma qu’elle s’intègre dans ce « nous » qui désigne toutes les
femmes qui sont liées entre elles par le lien d’une « sororité »116 dans le sens où elles ont vécu
le même passé, la guerre de libération, et qu’elles sont toutes sorties (du moins
passagèrement) de l’ombre qui enferme normalement les femmes dans la culture
traditionnelle, grâce à leur engagement dans les combats. Assia Djebar a été coupée de ce
« nous » en raison de sa formation française ; grâce à la cinématographie, elle refait
maintenant le parcours du « je » au « nous ». Enfin, c’est ce « sujet collectif », ce « nous » qui
remplace le « je » qui est considéré comme « impudique » dans la culture algérienne
traditionnelle, notamment en ce qui concerne les femmes, qui lui a permis d’évoquer son
autobiographie ; ce n’est plus elle seule qui se trouve au centre, mais toutes les femmes : « En
se cherchant, en se disant, c’est toutes les femmes qu’elle exprimera. »117 Notons que ce
« nous » n’est jamais un « nous de la résignation »118, mais plutôt de l’émancipation, une
émancipation qui a lieu malgré les contraintes qui pèsent sur les corps des femmes et qui a été
111 Ibid, p 16
112 cf. Ibid, p 17
113 cf. aussi l’expression de l’écrivaine « Le sang ne sèche pas, simplement il s’éteint. » (Djebar, Assia : Vaste est
la prison, Paris : Albin Michel, 1995, p 347) et l’image du phénix, l’oiseau mystique qui renaît de ses cendres !
114 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 17
115 Ibid, p 178
116 Clerc, 1997, p 16
117 Ibid, p 17
encouragée par la guerre, parce que, lors des combats contre les Français, on avait besoin des
femmes. Dans le film La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978) et dons son roman
L’Amour, la fantasia (1985), elle donne la parole aux paysannes du Mont Chenoua qui
racontent comment elles ont nourri les maquisards, comment elles ont cousu leurs uniformes,
transporté des médicaments ; elles se rappellent le jour où l’ennemi français a détruit leur
maison, brûlé la ferme ; elles plaignent le frère ou l’époux tombé dans les combats, elles
chantent la gloire des femmes combattantes comme Zoulikha119 et déplorent leur mort
précoce. Dans le recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement qu’Assia
Djebar publie en 1980, elle décrit les souffrances des citadines, des Algéroises, pendant la
guerre d’indépendance. Beaucoup de femmes ont été arrêtées, enfermées, torturées ;
maintenant, après l’indépendance si chèrement acquise, elles doivent trouver une possibilité
de vivre, malgré les souvenirs terribles. En 1997, l’écrivaine et cinéaste publie avec Oran,
langue morte encore une fois un recueil de nouvelles dans le centre duquel se trouvent des
destinées de femmes : cette fois-ci, des Algériennes évoquent leurs souffrances pendant les
années de l’intégrisme ; l’ennemi a changé, les souffrances sont restées les mêmes.
2.1.3 L’historienne : entre fiction et « faction »
Les paroles des femmes qu’elle écoute – des dames du Mont Chenoua, mais aussi de ses
aïeules – transmettent une mémoire qui est aussi instable et éphémère que le sable du désert,
une mémoire qui est aussi ancienne que le sable et dont les racines se trouvent
(littéralement !) dans le sable lorsqu’il s’agit du berbère. De cette façon, la métaphore du
« sable » devient aussi significative pour son travail d’historienne. Dans la deuxième partie de
son roman Vaste est la prison (1995) intitulée « L’effacement sur la pierre », Assia Djebar
s’intéresse à l’alphabet berbère. L’alphabet libyque est extraordinaire, d’autant plus qu’il est
un des plus anciens alphabets de la terre, mais que la langue qu’il transcrit est toujours vivante
(cf. « Si cette écriture étrange s’animait, se chargeait d’une voix au présent, s’épelait à voix
haute, se chantait ? »120). Dans ses romans, dans ses nouvelles, dans ses films, Assia Djebar
s’appuie toujours – comme le fait chaque historien – sur de différentes sources. Dans les
chapitres historiques des romans L’Amour, la fantasia (1985) et Vaste est la prison (1995),
elle s’appuie sur des sources concrètes et écrites (chroniques, lettres d’officiers à leur famille
ou à leurs supérieurs, inscriptions sur la stèle bilingue de Dougga etc.). D’une part, une telle
118 Ibid, p 17
119 Zoulikha Oudai est l’héroïne du roman La Femme sans sépulture (Paris : Albin Michel, 2002) que l’écrivaine
a commencé en 1981, mais qu’elle ne termine qu’en 2001.
120 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 145
démarche augmente considérablement l’authenticité et la crédibilité des événements racontés,
mais d’autre part, Assia Djebar constate vite que ces sources écrites sont, quant à elles, aussi
problématiques dans la mesure où elles ne reflètent qu’un point de vue, à savoir celui des
conquérants, des soldats français. La volonté de l’écrivaine de faire entendre les voix de
beaucoup de témoins différents, est considérablement compliquée par le fait que les sources
disponibles sont presque exclusivement des sources françaises121 qui racontent le point de vue
français… Il existe deux issues pour sortir de cette impasse : premièrement, l’écrivaine
intègre dans ses textes la mémoire féminine qui n’existe que dans l’oralité ; deuxièmement,
elle recourt à la fiction pour élargir et compléter le point de vue français. Dans ce qui suit,
nous proposons d’étudier ces deux aspects.
Oralité et mémoire féminine
Les sources qu’Assia Djebar choisit sont remarquables, d’autant plus que celles-ci ne sont pas
seulement des sources écrites, mais aussi des sources orales.122 Nous avons déjà analysé le
grand rôle qu’a joué la « découverte » ou la « redécouverte » des voix des femmes de son
pays, grâce au travail audiovisuel, pour l’évolution personnelle de l’écrivaine : il serait donc
beaucoup trop faible de dire qu’Assia Djebar a seulement « introduit » l’oralité dans ses textes
puisqu’elle quête les voix des femmes qui ont été « ensevelies » durant des siècles, elle écoute
les femmes, jeunes et vieilles, souvent paysannes qu’elle rencontre dans les montagnes de son
enfance, elle cherche à libérer leur voix et à les sortir ainsi de l’ombre millénaire qui pèse sur
elles. À cet égard, on ne constate même pas la moindre hiérarchisation : oralité et écriture
s’entrelacent dans son oeuvre tout en formant un couple d’égales. Cela est vrai, d’autant plus
qu’elle recourt à l’oralité pour commenter, « corriger » et élargir les sources écrites dont le
grand désavantage est de provenir presque uniformement de témoins (masculins) français.
Non seulement ses romans ou ses nouvelles (cf. les recueils de nouvelles Femmes d’Alger
dans leur appartement (1980) ou Oran, langue morte (1997)), mais aussi ses films sont des
lieux où se font entendre les voix des femmes algériennes, où se fait sentir leur culture, une
culture qui n’existe normalement qu’à l’ombre et qui est confinée à l’oralité. Au centre de ses
textes et ses films se trouve donc toujours la voix de la femme algérienne et la mémoire
féminine. Dans le quatuor algérien, cette mémoire féminine rencontre l’Histoire, la fiction
ainsi que les souvenirs personnels de la romancière. Assia Djebar mélange méthodiquement la
121 cf. Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia (1985), 1995, p 66
122 cf. Kirsch, Fritz Peter : « Quelques réflexions sur l’Histoire dans les oeuvres narratives d’Assia Djebar ». In :
Chroniques allemandes no 8-2000 : Assia Djebar en pays de langue allemande. Centre d’études et de recherches allemandes et autrichiennes contemporaines (CERAAC) de l’Université Stendhal-Grenoble III, p 69
fiction (res fictae) et la « faction » (res factae) dans son oeuvre. Il est donc indispensable de
jeter un coup d’oeil sur la façon dont elle distingue la fiction de la « faction ».
Différenciation entre fiction et « faction »
D’habitude, Assia Djebar se sert de différentes possibilités syntactiques pour souligner à quel
moment précis elle introduit la fiction dans ses textes.123 Ainsi, elle dit clairement « je me
demande » ou « je m’imagine », elle se pose elle-même des questions qu’elle pose en même
temps aussi au lecteur. Les trois extraits suivants du roman L’Amour, la fantasia (1985)
reflètent ces différentes démarches (nous soulignons) :
(1) « Je me demande, comme se le demande l’état-major de la flotte, si le dey Hussein est monté sur
la terrasse de sa Casbah, la lunette à la main. Contemple-t-il en personne l’armada étrangère ?
(...) »124
(2) « Je m’imagine, moi, que la femme de Hussein a négligé sa prière de l’aube et est montée sur la
terrasse. (...) »125
(3) « L’agha Ibrahim, le gendre du dey, aurait-il aussi superbement négligé la défense, justement pour
voir les assaillants s’approcher de plus près ? (...) »126
Mais quel rôle la fiction joue-t-elle dans les textes de l’écrivaine et historienne ?
« Faire comprendre » et « faire sentir »
Assia Djebar se sert de la fiction comme « Histoire possible », un « comme si »127, un outil
nécessaire qui permet enfin d’élargir et de compléter le point de vue français. Selon Le
dictionnaire du littéraire, les fonctions de la fiction sont le divertissement, la rêverie, le
polémique128... Mais la fiction remplit encore d’autres tâches essentielles qu’il est important
de connaître. Ainsi, la fiction est souvent tout simplement nécessaire pour comprendre
l’Histoire. Les formes d’historiographie qui y renoncent (comme, p. ex., les annales) sont
beaucoup plus difficiles à lire que les formes qui utilisent consciemment la fiction. Notons
que l’historiographie n’a pas seulement pour but de faire savoir l’Histoire, mais aussi de la
faire comprendre et de la faire sentir.129 Au moment où l’historiographie est plus que le
123 Ce point a déjà été abordé dans un devoir de séminaire intitulé « L’Amour, la fantasia. Orchestrierung der
Polyphonie des Romans oder Djebars Umgang mit Geschichte », semestre d’hiver 2002/2003, chez Mme Judith Bösch
124 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia (1985), 1995, p 16
125 Ibid, p 17
126 Ibid, p 28
127 cf. Saint-Gelais, Richard : « Fiction ». In : Aron, Paul, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (éd.) : Le
Dictionnaire du littéraire. Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p 225
128 cf. Ibid, p 225
129 cf. Pomian, Krysztof : « Histoire et fiction ». In : Débat no 54, mars-avril 1989 p 114-137, p 130
simple archivage des faits passés, la fiction y joue forcement un rôle important. Ainsi, le
grand philosophe Aristote a déjà remarqué que la fiction n’est pas une simple « fantaisie »,
mais donne plutôt accès à une vérité supérieure :« Dès Aristote, la poésie est envisagée
comme donnant accès à une vérité supérieure à celle de l’histoire : celle-ci traite de faits
advenus, donc singuliers, limités, alors que la poésie peut, par la fiction, proposer des faits
universels et atteindre à des vérités vraies en tout temps. »130
« Faire revivre » le passé
Assia Djebar rejette la thèse selon laquelle la fiction permet tout simplement d’écrire une
« fantaisie ». Pour elle, la fiction est un moyen de faire revivre le passé, puisqu’elle permet de
peupler un lieu du passé, soit à partir des « fantômes de ce lieu » (cela veut dire qu’elle
cherche à faire revivre les personnages historiques dont elle sait qu’ils ont été présents lors
d’un certain événement), soit à partir de ses « propres obsessions », c’est-à-dire qu’elle
introduit aussi des personnages fictifs dans le texte, qui, certes, n’ont jamais existé, mais qui
auraient pu exister. Dans son récit Ces voix qui m’assiègent (1999), elle constate :
« La fiction comme moyen de « penser », un lieu, un territoire, un continent : ce n’est pas, vous vous
en doutez, écrire une pure « fantaisie », j’allais dire une fantasia.
C’est plutôt retrouver, grâce à une construction imaginaire (que ce soit une intrigue, des situations
entrecroisées, des dialogues hasardeux ou banals), grâce à une fiction donc, c’est habiter, peupler ou
repeupler un lieu, une ville, à partir à la fois des fantômes de ce lieu, mais aussi de vos propres
obsessions… »131
Combler des lacunes
La fiction joue un rôle élémentaire dans les ouvrages d’Assia Djebar, surtout lorsque ses
romans partent d’une interrogation historique dont les racines remontent des siècles en arrière
(l’année 1830 pour L’Amour, la fantasia, et l’an 138 av. J.-C. pour Vaste est la prison !) ;
ainsi, ces deux romans se distinguent du dernier volet du quatuor algérien, le récit Le Blanc de
l’Algérie (1996) où l’écrivaine se consacre à un sujet actuel, à savoir le meurtre des
intellectuels en Algérie intégriste. La fiction sert à combler les lacunes. Puisque, s’il est vrai
que l’historien a toujours de différentes sources à sa disposition afin de restituer le passé, il est
aussi vrai que ces sources ne suffisent jamais, que le passé nous parvient toujours de façon
fragmentaire et lacunaire.
130 Viala, Alain : « Histoire ». In : Le Dictionnaire du littéraire, 2002, p 266
131 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, pp 233-234
Histoire, sciences de l’Histoire et historiographie
En se servant consciemment de la fiction, Assia Djebar touche à une vieille rivalité dont les
racines remontent jusqu’à l’Antiquité, à savoir celle entre l’historiographie et la littérature.
L’oeuvre de l’historienne et écrivaine Assia Djebar se situe donc à un point sensible, dans le
sens où le débat autour du rôle de la narration, de la fiction (et de la littérature) dans
l’historiographie a toujours suscité et suscite toujours de vives controverses parmi les
historiens. Nous considérons comme nécessaire d’étudier les rapports entre la littérature
(l’histoire) et l’Histoire, ces réflexions étant essentielles afin de mieux comprendre le
« noyau » historique du roman Vaste est la prison. À cet égard, nous tenons à souligner qu’il
nous est impossible d’aborder cette problématique dans son intégralité ; nous recommandons
donc le travail de magister de Mademoiselle Christine Okresek intitulé Re-dire l’Histoire132
(1997) qui propose une recherche beaucoup plus approfondie que la nôtre.
La littérature entretient avec l’historiographie un rapport étroit. Cette thèse est confortée par le
fait que le mot « Histoire » a des significations multiples :
« L’Histoire désigne au sens plein la connaissance des faits du passé ; en ce sens, la littérature du
passé appartient à l’Histoire. Mais par ailleurs l’Histoire désigne la discipline qui étudie ce passé, et
aussi le récit correspondant, donc une forme d’écriture. En ce sens, l’Histoire est un genre, qui a
longtemps été considéré comme une part des Belles-Lettres. Enfin, l’Histoire constitue un donné
sémantique essentiel, tant comme matériau du littéraire que comme contexte. »133
Face à ces réalités multiples du terme « Histoire », il est donc recommandé (et absolument
indispensable !) de tracer des frontières nettes entre les trois termes suivants : l’Histoire, les
sciences de l’Histoire et l’historiographie.134
132 cf. Okresek, Christine : Re-dire l’Histoire. Travail fictionnel et recherches historiques dans trois romans
d’Assia Djebar (L’Amour, la fantasia – Vaste est la prison – Le Blanc de l’Algérie). Vienne : Diplomarbeit
Universität Wien, 1997
133 Viala, Alain : « Histoire ». In : Le Dictionnaire du littéraire, 2002, p 264
134 Cette problématique a déjà été abordée dans un travail de séminaire intitulé « L’Image de la Russie chez
Prosper Mérimée », semestre d’été 2004, chez M. Fritz Peter Kirsch
On appelle « Histoire » le déroulement et la relation de tout événement lié au temps et à
l’espace. Au sens étroit on entend par « Histoire » surtout l’Histoire de l’homme, c’est-à-dire
de l’être agissant consciemment. Les sciences de l’Histoire ont pour tâche principale
d’analyser les sources de façon critique, d’examiner l’état des choses et de clarifier des détails
pour que l’historiographie puisse les présenter. La base indispensable de l’historiographie est
une certaine capacité artistique. D’habitude on distingue entre trois types d’historiographie :
1. L’historiographie pragmatique tente de comprendre les événements passés en
analysant leurs causes et leurs conséquences.
2. L’historiographie génétique, par contre, cherche à mettre en relief la genèse des faits.
Elle veut comprendre comment se produit l’Histoire.
3. Le type d’historiographie qui nous intéressera surtout dans le cadre de ce travail est
l’historiographie narrative. L’historiographie narrative, qui est en même temps aussi la
forme la plus ancienne, cherche à raconter le passé dans l’ordre strictement chronologique.135 Grâce à son caractère narratif, elle est très proche de la littérature.
L’influence nette de la littérature entraîne d’une part le problème de la fiction et
explique d’autre part la proximité des termes « Histoire » (« history ») et « histoire »
(« story »).
Ces réflexions sur le rôle de la fiction dans les textes d’Assia Djebar et sur les rapports entre
l’Histoire et l’histoire sont essentielles afin de mieux comprendre le chapitre suivant. Partant
d’une analyse détaillée de la partie historique du roman Vaste est la prison intitulée
« L’effacement sur la pierre », nous aborderons ensuite la problématique de « l’entre-deuxlangues
». Au centre de ce terme se trouve une conception plurielle de l’identité algérienne
qu’Assia Djebar essaie de justifier en effectuant un retour en arrière dans l’Histoire algérienne
pour arriver finalement à l’an 138 av. J.-C., au moment des cérémonies d’inauguration du
mausolée de Dougga. La recherche historique et linguistique de l’écrivaine la fait quitter le
présent ainsi que le passé proche pour l’amener à une époque où l’on ne parlait pas encore
arabe en Algérie136 - malgré le désir du FLN de présenter l’Algérie – une fois l’indépendance
acquise – comme un pays arabe avec comme seule Histoire une Histoire arabe et comme seule
tradition une tradition arabe et comme seule langue la langue arabe -, mais le berbère, le
punique et le latin. En se concentrant sur la situation des tribus berbères et sur l’inscription
bilingue de Dougga, Assia Djebar lutte donc pour une conception plus vaste et moins rigide
de l’identité algérienne.
2.1.4 « Entre-deux-langues » et alphabet libyque
Dans la partie « L’effacement sur la pierre », Assia Djebar retrace les circonstances dans
lesquelles l’alphabet libyque a été « retrouvé » et déchiffré au milieu du XIXe siècle. Il est
donc intéressant de résumer très brièvement l’histoire de l’alphabet berbère. Pour Camps
(1978137), le tifinagh apparaît le plus tôt au VIe siècle av. J.-C. Il se développe ensuite pour
atteindre ce niveau élevé au IIe siècle av. J.-C. Pendant les règnes des rois Masinissa et
Micipsa, l’alphabet tifinagh a été officialisé, et il a été utilisé jusqu’à la période romaine. Il
disparaît avec l’arrivée des Arabes.138 L’alphabet tifinagh s’est maintenu chez les Touaregs
jusqu’à nos jours, et depuis les années 1970, on assiste à une renaissance de l’alphabet
tifinagh parmi les Berbères d’Afrique du Nord, surtout au Maroc et en Algérie. Beaucoup
135 cf. Encyclopaedia universalis, corpus 11. Paris : 1990, p 464
136 Ce n’est qu’au VIIe siècle que les Arabes arrivent en Afrique du Nord !
137 cf. Camps, Gabriel : « Recherches sur les plus anciennes inscriptions libyques de l’Afrique du Nord et du
Sahara », Bulletin archéologique du C.T.H.S., n.s. 10-11 (1974-1975), 1978, pp 143-166
138 cf. http://tafsutn80.free.fr/langber.htm, le 28 décembre 2004
d’inscriptions en tifinagh ne sont pas encore déchiffrées. Chaque tentative de déchiffrer
l’alphabet se heurte à plusieurs difficultés qui sont soit de nature linguistique et géographique,
soit liées à la nature même de cet alphabet. Ainsi, il existe seulement deux travaux essentiels
sur cet alphabet (Chabot 1940139 et Galand 1966140). De plus, l’alphabet libyco-berbère ne
note pas les voyelles. Les chercheurs, qui sont souvent non-berbérisants, éprouvent des
difficultés énormes à comprendre le lexique. Des collaborations entre des berbérisants, des
archéologues, des sémitisants, des spécialistes de l’épigraphie latine et punique et des
historiens sont donc nécessaires et souhaitables. Deux millénaires séparent le libyco-berbère
de la langue berbère d’aujourd’hui. Tous les chercheurs qui ont essayé de déchiffrer
l’alphabet tifinagh ont buté tôt ou tard à la question suivante : « Y a-t-il une parenté entre le
libyque parlé il y a pus de deux milles ans et le berbère d’aujourd’hui ? »141 Le fait que
l’alphabet soit difficilement déchiffrable a poussé plusieurs chercheurs à la conclusion que la
langue dans laquelle sont écrites ces inscriptions a totalement disparu, ce qui veut dire qu’il
n’y a pas de parenté entre le libyque et le berbère d’aujourd’hui. On peut répondre tout de
suite à ces chercheurs (comme l’a fait Gabriel Camps, cf. Camps, 1980142) qu’on ne peut pas
nier la parenté entre le libyque et le berbère, puisque si l’on niait que le libyque soit une
ancienne forme du berbère, on ne pourrait pas expliquer comment ou quand le berbère se
serait constitué.143 En outre, la toponymie, l’onomastique ainsi que le lexique nous prouvent
assez la parenté libyque-berbère. Le travail de Marcy (1936144) conforte aussi cette thèse ; il
part du touareg, la variété berbère la mieux conservée et la mieux décrite, et il réussit ainsi à
déchiffrer et à traduire plusieurs textes intégralement.
Le retour en arrière dans l’Histoire algérienne
Assia Djebar fait découler son récit historique à partir de la stèle bilingue de Dougga. Cette
stèle porte une inscription bilingue libyque-punique et date du IIIe siècle av. J.-C.
Aujourd’hui, il se trouve à Londres, au British Museum. Assia Djebar commence ce retour en
arrière dans l’Histoire avec Thomas d’Arcos, qui, au XVIIe siècle, à l’âge de plus de soixante
ans, est capturé par des corsaires de Tunis et se retrouve esclave à Tunis. Il réussit à amasser
assez d’argent pour sa rançon, mais il ne quitte plus l’Afrique du Nord. Il se convertit à
l’Islam, prend le nom d’Osmann, et voyage dans le pays. Lors d’un de ces voyages, en 1631,
139 cf. Chabot, J.B. : Recueil des inscriptions libyques. Paris : Imprimerie Nationale, 1940
140 cf. Galand, L. : « Inscriptions libyques ». In : Inscriptions Antiques du Maroc. Paris, pp 1-79, XII pl.
141 http://tafsutn80.free.fr/langber.htm, le 28 décembre 2004
142 cf. Camps, Gabriel : Berbères aux marges de l’histoire. Éditions des Hespirides, pp 275-278
143 cf. http://tafsutn80.free.fr/langber.htm, le 28 décembre 2004
il découvre le mausolée de Dougga avec sa stèle bilingue. Il recopie scrupuleusement le texte
et l’envoie certes à ses amis Peiresc et Aycard (avec qui, d’ailleurs, les rapports sont bien
tendus après la conversion de Thomas d’Arcos à l’Islam), il offre même une copie à Abraham
Echellen, un savant en langues orientales qui jouit d’une certaine célébrité au Vatican, mais
dans un premier stade, personne ne réussit à déchiffrer cette inscription, et ainsi le texte dort
pendant deux siècles avant d’éveiller de nouveau l’intérêt scientifique. Thomas d’Arcos, qui,
sans aucun doute, n’est pas un grand personnage de l’Histoire et dont Assia Djebar retrace le
chemin d’un ton ironique (cf. les exclamations réitérées de l’écrivaine « Ce brave Thomas
d’Arcos ! »145), devient néanmoins, par un hasard inouï, le premier témoin de la stèle bilingue
du mausolée de Dougga.146 Ensuite, Assia Djebar quitte le XVIIe siècle pour arriver à l’année
1815, au moment où Napoléon est vaincu et où, sous le régime rigide de la Restauration,
l’ancien système est rétabli. En partant de la situation de sa femme, la comtesse Adélaïde, qui
s’ennuie nonchalamment dans son palais, Assia Djebar retrace les chemins du « comte
transfuge »147, du comte Camille Borgia. Après la chute de Napoléon, celui-ci se rend, par
précaution, à Tunis. Il fait, lui-aussi, halte au mausolée de Dougga et recopie scrupuleusement
chaque façade du monument dont aussi la stèle bilingue ; néanmoins, l’alphabet inconnu ne
l’intéresse pas particulièrement. Le comte envisage de publier le récit de son voyage, mais
déjà deux ans plus tard, il meurt, et ses documents resteront inédits jusqu’en 1959. Ce petit
périple dans l’Histoire se termine en 1832, deux ans après la conquête d’Alger par les
Français. En été, sir Granville Temple, qui s’enthousiasme pour l’archéologie, arrive à Alger.
Il se rend, lui-aussi, à Dougga, où il recopie l’inscription bilingue de la stèle du mausolée. Il
se lie d’amitié avec un Danois, Falbe. Les deux amis retournent en Algérie en 1837, au
moment où l’armée française commence son siège de Constantine afin de rompre la résistance
des habitants. À partir de ce moment-là, deux réalités se superposent : d’une part, les deux
amis s’enthousiasment pour l’archéologie, mais d’autre part, ils deviennent témoins de la
brutalité de l’armée française, mais, comme le dit Assia Djebar, ils deviennent témoins « (…)
dans une perspective inattendue, puisque apparemment « savante » (…) »148. Leur perspective
s’oppose donc à celle des assiégeants, des soldats, mais toutefois sans élargir cette dernière ;
puisque, une nouvelle fois, la brutalité du siège, les atrocités commises par les soldats
français, ainsi que les souffrances des habitants sont occultées. Face à la mort, sir Granville
144 cf. Marcy, G. : Les inscriptions libyques bilingues de l’Afrique du Nord. Paris : Cahiers de la société asiatique, 5, 1936
145 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 121, p 128
146 cf. Ibid, p 128
147 Ibid, p 129
148 Ibid, p 136
Temple et son ami Falbe ne s’intéressent qu’aux monuments historiques de Constantine. Lors
de leurs repérages, une statue de femme drapée leur saute aux yeux. Grâce à sa position tout
en bas, contre le ravin, elle a échappé à la destruction violente par les combats acharnés ; mais
néanmoins, ses traits, sa tenue, les éléphants à ses pieds montrent les signes nets de la
destruction lente et progressive qu’est l’effritement. Assia Djebar constate :
« La belle inconnue de pierre apparaît : immuable idole païenne, préservée, parce que installée en bas,
tout en bas contre le ravin. Au-dessus de sa tête, en ces jours d’octobre où les deux étrangers,
l’Anglais et le Danois, ne sont venus que pour le passé, la fureur et la mort en marche se déploient
devant eux mais ils ne s’inquiètent que d’elle, l’inconnue au visage érodé par les siècles, qui leur
annonce quoi, désormais, sinon la destruction ? »149
Au centre de cette interrogation historique se trouve donc la notion de la destruction. Ainsi,
par les traits érodés de son visage, la statue de la femme drapée devient pour l’auteure le
symbole de toutes les destructions qui accompagnent le déchiffrement de l’alphabet berbère :
destruction de la liberté de Cirta en 1837, destruction des ruines de Carthage depuis
l’expédition d’Égypte de Napoléon par les marchands et voleurs qui ont voulu tirer profit des
débris de la métropole antique, destruction du mausolée de Dougga en 1842 quand, sur les
ordres de Thomas Reade, consul général d’Angleterre à Tunis, la stèle bilingue a été
transportée à Londres où l’écriture inconnue continuera à occuper les savants et les
paléographes tout au long du XIXe siècle (cf. « C’est ainsi que la stèle bilingue emportée à
Tunis laisse derrière elle un champ de ruines ! »150) ; puis a – certes – lieu la reconstruction du
mausolée peu après le tournant du siècle, il retrouve son élégance, mais il reste néanmoins
dépourvu de sa stèle bilingue.
Ce qui est tout particulièrement intéressant, c’est que ce questionnement historique amène
l’auteure en arrière : ainsi, Assia Djebar a commencé la partie historique de son roman avec la
« redécouverte » de l’inscription bilingue qui s’échelonne sur deux siècles, à partir de la
première transcription de la stèle par Thomas d’Arcos au XVIIe siècle, jusqu’au travail du
comte Camille Borgia et enfin les efforts de sir Granville Temple et de son ami danois Falbe
au XIXe siècle. Après, elle retrace les différentes étapes dans le déchiffrement de l’alphabet
tout au long du XIXe siècle, jusqu’à ce que, en 1857, le secret qui entoure l’écriture inconnue
de Dougga enfin se dévoile. Puis intervient la rupture où l’écrivaine quitte le passé proche
pour retourner à l’an 138 av. J.-C., au moment des cérémonies pour fêter le dixième
anniversaire de la mort du grand Masinissa. Cela fait huit ans que Carthage a été vaincu par
les Romains. Le fils de Masinissa, Micipsa, a été témoin de la destruction de la métropole
149 Ibid, pp 138-139
150 Ibid, p 142
antique par les flammes. Afin de retracer les événements cruels qui ont eu lieu à Carthage,
Assia Djebar s’appuie sur le témoignage de l’historien Polybe qui, du côté des vainqueurs,
rend compte de la défaite définitive de la métropole antique ; Polybe, l’historien romain, qui
« (…) s’apprête à écrire sur la destruction ; à écrire à partir de la destruction. »151. À cet égard,
il est intéressant d’étudier la perspective que choisit l’écrivaine. Ainsi, il est certes vrai
qu’Assia Djebar s’appuie sur le témoignage de Polybe ; mais ce sont les Berbères, le roi
Micipsa et son neveu Jugurtha, qui occupent le devant de la scène, et non, comme on aurait pu
le croire, les Romains, qui, néanmoins, étaient les acteurs principaux de l’époque. En
s’appuyant sur la source romaine et en introduisant consciemment la fiction dans son texte là
où l’historiographie ne dit rien, Assia Djebar raconte de petits épisodes qui ont eu lieu à côté
du grand cheminement de l’Histoire : l’ordre donné par Scipion de sauver les livres puniques
des flammes, l’inauguration solennelle du mausolée en présence de Micipsa et de Jugurtha,
Jugurtha lisant à haute voix l’épigraphe bilingue, la première rencontre entre le petit Jugurtha
et Scipion dans le palais de Cirta quand le garçon lui souhaite la bienvenue en libyque, et non
en latin ou en punique.
Mais aussi le choix du témoignage de Polybe est remarquable. Au moment où l’Histoire
apparaît dans l’Antiquité grecque avec Thucydide, elle est encore un genre mineur en
comparaison avec l’épopée, la poésie (et le théâtre) ainsi que l’éloquence. L’Histoire est
définie comme la parole du témoin (histor) qui se distingue de celle du poète (c’est-à-dire de
la personne qui invente) et de celle de l’orateur. Mais en même temps, il faut constater qu’à
l’origine, ce qu’on avait coutume de nommer « Histoire » incluait aussi des mythes, des
légendes… L’Histoire et la littérature sont donc, dans ce premier stade, encore très proches.
Ainsi, il n’est pas étonnant que l’Histoire fournisse de la matière aux poètes, tandis que la
littérature devient un lieu de mémoire et de constitution de l’Histoire ; c’est la littérature (les
épopées, la poésie, le théâtre) qui permet aux souvenirs (d’une guerre, d’un grand personnage)
de subsister. A cela s’ajoute encore l’éloquence politique qui constitue, quant à elle, aussi un
acte historique.152 Ce n’est que sous le positivisme – et donc au XIXe siècle ! – que l’Histoire
se constitue finalement comme discipline autonome et n’est désormais plus regardée comme
l’un des genres littéraires.153 Mais malgré cette « séparation », l’Histoire reste toujours, même
aujourd’hui, très proche de la littérature. A cet égard, il suffit de penser à la volonté tenace de
tant d’écrivains contemporains de faire entendre dans leurs ouvrages sur les guerres
mondiales, sur les camps de concentration ou d’extermination nazis, sur les guerres récentes
151 Ibid, p 158
152 cf. Viala, Alain : « Histoire ». In: Le Dictionnaire du littéraire, 2002, p 264
153 cf. Ibid, pp 264-266
(dont aussi la guerre d’indépendance de l’Algérie !) les voix de différents témoins. Comme il
a déjà été constaté, Assia Djebar ne s’appuie pas seulement sur les sources françaises, mais
aussi sur la mémoire féminine ; ainsi, dans ses textes entre le point de vue féminin et algérien
grâce aux témoignages des femmes qu’elle écoute. Néanmoins, l’oeuvre de Polybe se
distingue de la tradition historiographique antique, tout d’abord parce que l’historien montre
une attitude critique à l’égard de ses sources, il les questionne et les examine tout en cherchant
des liens de causalité au lieu d’avoir recours aux mythes.154 Deuxièmement, son écriture n’est
pas une « écriture de poésie ». Assia Djebar constate :
« (…) Polybe, presque malgré lui, renversait l’envers de la cotte de mailles de toute résistance – celle
que signifierait une langue de poésie.
Pour lui, en effet, l’écriture de l’histoire est écriture d’abord : il instille dans la réalité mortifère dont
il s’obstine à saisir trace un obscur germe de vie… Lui qui devrait être fidèle aux siens, justifie,
console et tente de se consoler : surtout, voici qu’il brouille les points de vue, que son écriture
s’installe au centre même d’un étrange triangle de la destruction, dans une zone neutre qu’il découvre,
qu’il n’attendait pas, qu’il ne recherchait pas. »155
Mais l’oeuvre de Polybe n’attire pas seulement l’intérêt de l’écrivaine pour son attitude
critique à l’égard des sources et pour sa langue neutre ; Assia Djebar est aussi fascinée par cet
historien romain puisque son oeuvre, tout comme l’alphabet libyque de la stèle bilingue de
Dougga, est aussi soumise à une destruction, à une perte, à un effacement, si bien qu’elle
n’existe, aujourd’hui, en grandes parties que dans les textes d’épigones.156
Questionnement linguistique
Assia Djebar effectue ce retour en arrière dans l’Histoire algérienne (et donc berbère) afin de
mieux comprendre la situation actuelle en Algérie. Ainsi, l’interrogation historique de
l’écrivaine est inséparablement liée au questionnement linguistique qui naît du vif besoin de
contredire la conviction absurde que l’Algérie est un pays monolingue arabe. Cette
interrogation linguistique est abordée, sous des aspects différents, dans toutes les parties du
roman. Dans la première partie intitulée « L’effacement dans le coeur », Assia Djebar montre
les impossibilités de « dire » l’amour et le désir à cause de la situation linguistique complexe
en Algérie ; ainsi, les rapports de désir sont compliqués par les rapports des langues. Dans la
seconde partie du roman, sur fond des destructions successives que nous venons d’évoquer
(destruction de la liberté de Cirta, destruction des ruines de Carthage, destruction du mausolée
de Dougga, destruction de Carthage par les Romains), a lieu le questionnement linguistique de
154 cf. Encyclopaedia universalis, corpus 11. Paris: 1990
155 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 159
156 cf. Ibid, p 159
l’écrivaine et historienne Assia Djebar, cette fois sous forme d’une interrogation sur les
langues avant l’arrivée des Arabes. On peut dégager trois étapes.
Ainsi, dans un premier stade, elle évoque l’inscription bilingue où figurent la « langue des
ancêtres » (le libyque) et « la langue des autres » (le punique) à égalité sur la pierre (cf. « (…)
quel réconfort de se retrouver enfin entre soi, parlant la langue ancestrale que l’on creuse cette
fois à égalité, sur la pierre ! »157). L’inscription bilingue de la stèle de Dougga ne devient pas
seulement point de départ pour le déchiffrement de l’alphabet libyque ; elle devient un
symbole pour l’Histoire multiple du Maghreb, une Histoire qui ne se définit pas par un
monolinguisme arabe, mais par une pluralité de langues. Dans un deuxième stade, Assia
Djebar s’attarde sur les discours lors de l’inauguration du mausolée de Dougga. Ces trois
discours, dont le premier est en punique, le second en libyque (c’est-à-dire en berbère) et le
troisième en latin, illustrent très bien la pluralité linguistique au Maghreb avant l’arrivée des
Arabes. Chaque langue qui est, à l’époque, présente à Dougga, a un autre statut. Tandis que le
punique jouit encore – malgré la chute de Carthage – d’un certain prestige, le latin, la langue
des vainqueurs de la métropole antique, dont se sert le troisième orateur, est considérée
comme « la langue de l’avenir »158. Entre ces deux langues dont l’une est ancrée dans le passé
glorieux de Carthage et l’autre dans le présent et l’avenir prestigieux de Rome, se situe le
berbère, langue chaleureuse puisque suscitant chez ses locuteurs le sentiment d’être « entre
soi », langue de l’intimité donc.159 Ensuite, Assia Djebar raconte comment Micipsa invite son
neveu Jugurtha à lire à haute voix les deux inscriptions, l’une dans « la langue des Autres »,
l’autre dans « la langue des Ancêtres ».160 Là encore se voit le statut particulier de la langue
berbère : tandis que le punique, langue des ennemis orgueilleux et acharnés de Masinissa,
continue à être considérée comme la langue des autres, le berbère renvoie intimement ses
locuteurs au passé de leur peuple, à leurs ancêtres. Dans un troisième stade, Assia Djebar
raconte la petite scène qui s’est produite dans le palais de Cirta, quand Scipion, le héros
romain, rend visite au roi Micipsa, à peine deux heures après la mort de Masinissa. Tandis que
Micipsa et Scipion se parlent en latin, le jeune Jugurtha écoute les hommes. Puis, il s’avance
afin de saluer l’hôte romain non en latin, ni en punique, mais en libyque, dans sa langue à
lui.161
Sur la toile de fond des paroles de Jugurtha lisant à haute voix l’inscription bilingue de
Dougga, Assia Djebar interroge d’abord les sources antiques pour constater que Jugurtha et sa
157 Ibid, p 153
158 Ibid, p 154
159 cf. Ibid, p 153
160 cf. Ibid, p 154
161 cf. Ibid, p 155
passion de la lutte ne sont pas inscrits dans l’alphabet libyque, ni dans l’alphabet punique,
mais que c’est une source latine (l’historien Polybe) qui en témoigne. Elle explique en partie
ce paradoxe de l’Histoire. Ainsi, elle décrit l’alphabet berbère comme une écriture instable et
éphémère, une écriture qui est ancrée dans les sables, bref – une écriture de la fuite :
« La geste de Jugurtha ne sera pas écrite en langue berbère : les lettres de cet alphabet, traînant à
terre, tels les quadriges et les déesses ailées du monument démantelé de Dougga, semblent d’ellesmêmes
avoir pris la fuite, avoir glissé dans les sables jusqu’au désert des Garamantes, pour se fixer
sur les rochers immémoriaux. »162
Elle se sert de la même image pour l’écriture punique, qui, en dépit de la destruction de
Carthage, reste en usage. Elle décrit la langue punique comme une langue qui court, qui ne se
fixe pas, une « langue libérée » et mouvante.163 Au moment où la langue est transcrite, elle se
fixe. En même temps, la langue est, d’une certaine façon et malgré le risque de la disparition
de l’alphabet, immortalisée, et avec la langue, la mémoire qu’elle contient, devient, elle-aussi,
immortelle. Ainsi, toujours en s’appuyant sur le témoignage de Polybe, Assia Djebar évoque
le moment où Scipion, face à Carthage en flammes, donne l’ordre de sauver les livres
puniques pour les offrir ensuite aux alliés des Romains, les rois berbères. C’est ainsi que
Micipsa obtient enfin les livres des ennemis acharnés de son père. Avec les livres qui ont été
sauvés des flammes, la mémoire punique a aussi été sauvée de la destruction complète et de
l’effacement (cf. « (…) c’est comme si la mémoire des orgueilleux ennemis de son père se
mettait à flotter, intacte, au-dessus des flammes. »164).
Dans la troisième partie du roman qui porte le titre « Un silencieux désir », elle regroupe deux
types de textes. Ainsi, dans les chapitres « Femme arable I-VII », elle évoque son expérience
cinématographique quand, dans les années 1970, elle a tourné son premier film de cinéaste
arabe dans les montagnes du Mont Chenoua : elle parle des sensations fortes que lui a
procurées la découverte du regard vivant et bougeant, elle évoque les femmes et les enfants
qu’elle a rencontrées dans la ferme où l’équipe a tourné, la Madone, à qui la belle-mère n’a
pas permis de figurer dans le film puisque le fils était absent, Aichoucha, la petite fillette qui a
dû remplacer, une seule fois, l’enfant qui jouait dans le film (cf. « J’ai rencontré deux reines
ici : la Madone absente, et la petite bergère, celle-ci, première figurante. »165), Zohra, la jeune
fille dont le sort a bouleversé Assia Djebar (cf. « (…) Zohra la paysanne, la fillette qui aurait
dû être danseuse et qui reste pour l’instant analphabète, qui se meut avec une grâce royale
162 Ibid, p 156
163 cf. Ibid, p 156
164 Ibid, pp 152-153
165 Ibid, p 2
dans un espace que, dans un ou deux ans, en la cloîtrant, on va lui limiter (…) »166), elle se
souvient du moment où elle a découvert, lors de repérages dans la région, la stèle en l’honneur
d’un de ses ancêtres. Dans les sept « mouvements » de cette partie, elle évoque le sort de sa
grand-mère maternelle, de sa mère et son sort à elle. La question linguistique est étroitement
liée à un désir de libérer le corps, le regard et la voix des femmes (cf. « Brusquement, la
nécessité du travail d’images-sons se dissoudrait, inutilité de la fiction puisque, ô miracle,
toute femme pourrait soudain sur cette terre aller et venir. »167).
« Entre-deux-langues »
« Mais cet alphabet, aussi ancien que l’alphabet étrusque, alphabet donc d’âge millénaire, mais support d’une langue encore vivante – « notre » alphabet est évoqué ici comme métaphore ! »168
Dans le roman, l’alphabet tifinagh est évoqué comme métaphore pour l’ « entre-deuxlangues
», pour le passage entre les langues, pour le flux des corps, des voix, des yeux et des
musiques cher à la romancière, mais impossible en Algérie. Mais comment pourrait-on
caractériser cet « entre-deux-langues » ou cet « entre-des-langues »169 ? Qui écrit ne peut pas
rester à la surface de la langue ; ainsi, Assia Djebar a inventé le terme « l’entre-deuxlangues
» pour décrire la situation dans laquelle se trouvent tous les écrivains ex-colonisés. À
l’aide de ce terme, elle souligne que ces écrivains ne se situent pas « sur les marges » de la
langue (d’une langue, de deux langues, de trois langues, etc.), donc sur un terrain incertain, un
« no man’s land », mais qu’ils avancent forcement jusqu’au « feu » de la langue170, donc
jusqu’au coeur du conflit ; parce qu’il y a toujours conflit, guerre et lutte en Algérie quand il
est question des langues. Il suffit de penser justement à la situation du berbère : longtemps
marginalisé et même nié voire parfois brutalement rejeté parce qu’on reprochait aux
berbérophones des aspirations néo-colonialistes171, le berbère commence seulement
maintenant à jouir d’un mininmum de reconnaissance officielle. Si l’on prend le cas personnel
d’Assia Djebar, on peut constater que son écriture naît à l’endroit où les différentes langues
présentes en Algérie (l’arabe littéraire, l’arabe dialectal, le berbère et le français)
s’entrecroisent – à l’endroit où elles s’entrecroisent, et non dans ce terrain-frontière peu sûr
166 Ibid, p 302
167 Ibid, p 224
168 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 33
169 cf. Ibid, p 32
170 cf. Ibid, p 30
171 cf. Bouchentouf-Siagh, Zohra : « La Politique linguistique algérienne de 1985 à 1989 ». In : Bulot, Th. et Martin, G.-V. : Sociolinguistique, didactique du français langue étrangère. Cahiers de linguistique sociale, IRED, SUDLA, Univ. de Rouen, p 95
qui entoure les langues.172 Le vif besoin d’écrire qu’éprouve Assia Djebar, naît toujours du
besoin de témoigner avec son écriture (de littérature ou de cinéma) de la vie même. Elle parle
de la « langue-en-action »173, de la langue en mouvement, d’une langue d’écriture qui ne
s’éloigne pas de la réalité de ses langues maternelles (l’arabe dialectal qu’elle parle ainsi que
le berbère perdu mais qu’elle ne peut ni ne veut oublier), mais qui reste, au contraire, très
proche du « grondement de la parole vive »174. L’informe qui pèse sur la parole vive et
vivante, qui étouffe presque ceux qui parlent (et ceux qui les écoutent), ce gargouillis de la
colère, de l’impuissance, de la blessure, devient enfin langue, « (...)et toujours, et à chaque fois,
le bruit de la parole pas encore discours (…) devient (après un saut, un trou, un élan dans
l’inconnu), (…) devient phrase liée et déliée, écrite, fixée enfin, et silencieuse. »175 Il faut se
poser une question : le bruit de la parole vive, ce gargouilles de la colère, des souffrances, de
l’impuissance, se calme-t-il vraiment quand l’écrit en rend compte ? Assia Djebar donne une
réponse à cette question dans la dernière partie de son roman Vaste est la prison (1995) qui
porte le titre « Le sang de l’écriture ». Elle s’y demande comment on peut écrire avec le sang
qui se cache derrière chacun des mots, et qui ne cesse pas de couler, qui ne sèche pas. Le sang
de l’écriture devient une métaphore pour le sang du peuple algérien qui a été versé non
seulement pendant la conquête de l’Algérie par les soldats français, mais aussi pendant la
guerre d’indépendance et, plus récemment, pendant les années intégristes qui ont causé la
mort de beaucoup d’Algériens et d’Algériennes. Derrière ces combats se cachent toujours des
conflits linguistiques : ainsi, avec l’arrivée des Français en Algérie, le français est devenu la
seule et unique langue, l’arabe, malgré sa culture et sa tradition millénaires, a été marginalisé
et l’enseignement en arabe a été en grandes parties supprimé. Avec l’indépendance de
l’Algérie, l’arabe a été « réintroduit » dans l’enseignement et dans l’administration, il est
devenu la langue nationale, mais en même temps, on a marginalisé le berbère, le français et –
l’arabe dialectal que parle le peuple. Sous la pression de l’intégrisme, les hostilités envers les
francophones ont atteint un paroxysme de terreur avec les lâches assassinats de journalistes,
de professeur(e)s, d’écrivain(e)s et d’autres intellectuel(le)s qui ont pris ouvertement parole
pour la pluralité linguistique et culturelle de leur pays. Assia Djebar termine son roman avec
un poème où elle oppose directement le sang / la mort et son désir de témoigner de la vie,
malgré tout. En s’adressant à un inconnu (un lecteur potentiel ? à soi-même ?), elle évoque
son insatiable besoin de la vie. Ainsi, elle refuse l’idée de coucher le corps dans la terre ou
172 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 30
173 Ibid, p 31
174 Ibid, p 31
175 Ibid, p 31
dans un puits sec (c’est-à-dire dans la poussière). En rapprochant la terre de la poussière (cf.
« Ne me couchez ni en terre, ni au fond d’un puits sec »176), la terre, qui, d’habitude, est un
symbole de la fécondité, se transforme en symbole de la stérilité et de la mort. À cette stérilité
s’opposent ensuite l’eau ainsi que les feuilles du vent comme symboles du mouvement et de
la vie (cf. « (…) plutôt dans l’eau / ou dans les feuilles du vent (…) »177) ; symboles du
mouvement dans le sens ou non seulement l’eau, mais aussi les feuilles bougent (il suffit de
penser aux rivières et fleuves, mais aussi à l’eau jaillissante des sources et au bruissement des
feuilles quand le vent les frôle ou les secoue) ; symboles de la vie dans le sens où l’eau est la
condition incontournable pour l’existence de la vie sur notre planète et que les feuilles
fraîches avec leur vert intense et leur capacité de se renouveller chaque saison témoignent de
la souplesse de la vie même. Le corps une fois entré dans les sphères de l’eau ou de l’air (cf.
les feuilles du vent), tous les sens s’éveillent. Assia Djebar à constater :
« Que je persiste à contempler le ciel de nuit
à humer les frissons de l’herbe
à sourire dans la zébrure de chaque rire
à vivre, à danser pieds devant
à pourrir doucement ! (nous soulignons) »178
Certes, une fois le bruit des souffrances, de la colère et de la mort transcrit, il se calme et le
sang s’éteint. Mais néanmoins, le sang ne sèche pas. Cette idée inquiète Assia Djebar dans le
sens où elle ne veut pas croire que l’écrivain, qui écrit car il ne peut pas faire autrement179, qui
est donc entièrement langue, devienne inévitablement un témoin de la souffrance puisque la
langue rend compte de la violence et de la mort. Pourquoi de la souffrance ? Pourquoi pas de
la vie ? « Est-ce que cela voudrait dire que, n’étant entièrement que langue, nous ne sommes
finalement que souffrance ? Et pourquoi pas que musique ? Que souffles ? »180 L’ « entredeux-
langues » est donc un terrain complexe, chaque interrogation sur l’ « entre-deuxlangues
» pousse l’écrivain inévitablement à une interrogation sur le passé, sur les morts
« sans langue vive », avec une langue donc qui est figée parce que le passage entre les langues
n’était pas possible. Le passage des mots qui est ainsi devenu rupture, doit redevenir véritable
passage. C’est le grand projet d’Assia Djebar pour qui « il s’agit d’expérimenter le passage
entre les langues… »181 La violence, le « sang dans la langue » résultent du fait que ce
passage n’est pas assuré. C’est ce blocage qui pousse le peuple à la destruction, au meurtre, au
176 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 347
177 Ibid, p 347
178 Ibid, p 347
179 cf. Dehane, Kamal : Assia Djebar entre ombre et soleil (film), 1992
180 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 31
181 Ibid, p 32
moment où un monolinguisme artificiel rend impossible le flux des corps, des voix, des yeux
et des musiques.182 De cette façon, on ne peut pas seulement expliquer (en grandes parties) la
violence de la colonisation française et de la guerre d’indépendance, mais aussi la folie
meurtrière dans laquelle l’Algérie sombre dans les années 1990. La redécouverte de l’alphabet
berbère au XIXe siècle devient ainsi une métaphore pour la situation linguistique en Algérie
après l’indépendance, qui a été caractérisée par un monolinguisme pseudo-identitaire avec
l’arabe comme seule et unique langue. Toutes les deux situations sont caractérisées par une
perte et une absence : perte de l’alphabet libyque qu’on redécouvre enfin grâce à la stèle
bilingue de Dougga, perte volontaire de la pluralité des langues et des voix au profit d’une
unité trompeuse. Assia Djebar à constater :
« En effet, toujours entre deux langues, se profilent la perte, l’absence et quelque fois même l’oubli
de cette perte (qui devient alors perte absolue) : derrière deux langues, presque toujours subsiste l’aile
de quelque chose d’autre, de signes suspendus, de dessins rendus hagards de sens, ou allégés de leur
lisibilité (…). »183
2.2 « Fugitive et ne le sachant pas » : en quête de l’image de l’aïeule, en quête de l’image
de la mère
Il est indéniable que la grand-mère ainsi que la mère jouent un rôle primordial dans la famille.
Quand on parle de la famille, il faut tout de suite préciser qu’il n’existe pas de modèle de
« famille traditionnelle », l’institution familiale ayant évolué au fil du temps, selon les
sociétés, les valeurs en vigueur ou le contexte économique etc. C’est, d’ailleurs, ce que
souligne clairement non seulement la sociologue Martine Segalen184, mais aussi Yvonne
Castellan185. Néanmoins, il est tout à fait admissible de dire qu’il existe des « types culturels »
de familles (afin d’emprunter le terme d’Yvonne Castellan), ce qui veut dire qu’on trouve, en
dépit du nombre non-négligeable de variantes qu’il ne faut surtout pas nier ( !), des traits
structuraux communs à toutes les familles qui vivent dans des aires culturelles spécifiques.
Dans la grande majorité des cas, ce que Madame Castellan appelle des « aires culturelles »186,
sont des Etats, ce qui veut dire que les familles qu’on trouve dans un même État montrent
beaucoup de ressemblances dans leur structure interne. Dans le cadre de ce travail, c’est le
modèle de la famille musulmane qui nous intéressera particulièrement. Mais justement dans
182 cf. Ibid, pp 32-33
183 Ibid, pp 33-34
184 cf. « Familles : de quoi héritons-nous ? ». Entretien avec Martine Segalen. In : Ruano-Borbalan, Jean-Claude (coordonné par) : L’Identité. L’individu, le groupe, la société. Etat des savoirs. Auxerre : Editions sciences humaines, 1998, p 163
185 cf. Castellan, Yvonne : La Famille. Que sais-je ?, PUF, 19913, p 7
186 Ibid, p 7
ce cas-là, il faut tout de suite préciser qu’on ne parle pas d’un seul État, l’Islam étant la
religion et la base de la culture dans plusieurs États dont les conditions de développement sont
très différentes. Vu les situations divergentes dans les pays à majorité musulmane, il ne faut
pas confondre le Maghreb avec la Libye, l’Iran avec l’Egypte, etc. La situation se complique
si l’on inclut dans ce nombre encore l’Irak ou l’Afghanistan, qui sont, certes, des États laïcs
dans leurs principes, mais où la religion de la majorité de la population est l’Islam.187
L’Algérie occupe une place spécifique parmi les États à majorité musulmane, puisque sa
législation est, en général, très moderne. Néanmoins, quant au droit familial, il faut nuancer ce
constat. À cet égard, nous recommandons le travail de Magister de Mademoiselle Katharina
Heiss intitulé Personnages féminins – modèles de femmes188 (1997). Dans la première partie,
elle propose un aperçu sur la situation de la femme en Algérie qui commence avec le système
traditionnel et se termine avec l’Algérie « moderne » des années 1990. Certes, il est
indéniable que l’Algérie a tenté avec le Code de la famille un compromis entre le modèle
traditionnel dont les racines remontent au VIIe siècle189 et pour lequel la vie du Prophète sert
de modèle, et un modèle moderne. Néanmoins, le Code de la famille a suscité de vives
controverses et un rejet unanime de la part des féministes. Une scène dans le film de Kamal
Dehane intitulé Femmes d’Alger (1992) nous donne une idée précise de la violence des
combats : ainsi, on voit des femmes algériennes qui, jeunes ou vieilles, voilées ou nonvoilées,
sont descendues dans la rue afin de lutter pour l’égalité des sexes en criant le slogan
« Citoyenne à part entière ».190
2.2.1 « Citoyennes à part entière » ? et « fugitives »
Il est net que le Code de la famille n’a pas vraiment amélioré la situation des femmes, et pour
beaucoup, la dépendance complète du mari reste la réalité primordiale, avec toutes les
conséquences négatives que cela engendre : mariée dès que la loi le permet, la scolarité de la
jeune fille est arbitrairement interrompue par sa famille, de même qu’il lui est souvent interdit
de travailler, surtout quand elle est en âge de procréer.191 La famille en Islam est caractérisée
par une descendance patrilinéaire. Dans le pire des cas, cela favorise l’émergence d’un
système rigide qui se définit par une stricte séparation des sexes : à la femme la maison, qui
devient, comme le souligne souvent Assia Djebar, son royaume mais aussi sa prison, à
187 cf. Ibid, p 27
188 cf. Heiss, Katharina : Personnages féminins – modèles de femmes. Une analyse de deux romans d’Assia
Djebar : L’Amour la fantasia et Vaste est la prison. Vienne : Diplomarbeit Universität Wien, 1997
189 = l’arrivée des Arabes en Afrique du Nord
190 cf. Dehane, Kamal : Femmes d’Alger (film), 1992
191 cf. Castellan, 19913, p 29
l’homme le dehors ; à la femme un espace limité, à l’homme un espace illimité ; à la femme la
vie domestique au sein des autres femmes de la famille, à l’homme les contacts avec les
autres. Les valeurs centrales de la femme sont sa virginité avant le mariage, puis sa fécondité ;
dans ce contexte, la naissance d’un garçon est une joie, tandis que la naissance d’une fille ne
suscite guère de vives émotions auprès des parents et des parentes. Cela n’est pas étonnant si
l’on prend en considération que le but principal des chefs de famille est de faire accroître leur
propre fortune. Comme Germaine Tillion l’a tout à fait correctement constaté, des fils qui
contribuent avec leur travail à faire augmenter les biens de la famille, jouissent d’un grand
estime, tandis que les filles, dont les enfants, les filles une fois mariées, fortifient une famille
peut-être même rivale, sont marginalisées.192 Dans son roman Les Alouettes naïves (1967),
Assia Djebar donne la parole à Mma Rékia, une vieille femme qui raconte son sort à la jeune
femme de son petit-fils avec qui elle partage la chambre. Elle évoque le moment où elle a
accouché de son premier bébé en pleine guerre d’indépendance, tandis que les Français
s’apprêtaient à entrer dans la ville. C’était une fille :
« Or, dans ces jours d’effroi, voici que Mma Rékia accoucha, et d’une fille. Dehors, on entendait le
bruit du carnage des balles, mais à côté d’elle sa belle-soeur s’était mise à maudire le sort de
l’accouchée : « Une fille ! tu nous donnes une fille !… tout juste bonne pour une race
d’esclaves !… » »193
Néanmoins, le mépris de la femme n’est pas un résultat direct des révélations de Mahomet.
Assia Djebar s’intéresse beaucoup à ce sujet. Son roman Loin de Médine (1991) qu’elle a
consacré aux femmes du début de l’Islam, en témoigne. Le Prophète estimait non seulement
ses femmes dont la jeune Aïcha était sa préférée et avec qui il abordait même des questions
assez difficiles, mais aussi sa fille. Fatima, la fille du Prophète, n’était pas la propriété de son
père, il ne disposait pas de son corps, mais il la respectait – et l’aimait. Leïla Sebbar constate
dans son article « Des pères et leurs filles » qui a été publié dans la revue Arabies :
« La première, Fatima, la fille du Prophète, l’illettré inspiré, Fatima, son père l’aime. Elle n’est pas sa propriété, son bien, ni celle qui doit obéissance absolue au père après Dieu, et il ne dispose pas de soncorps pour la maison de l’époux imposé, ni de son âme. Elle est sa fille, l’unique, la précieuse,
l’héritière de la parole révélée par la bouche paternelle. »194
Il est vrai que la polygamie que permet l’Islam complique considérablement la vie des
femmes et les rend souvent malheureuses. Assia Djebar évoque les souffrances des femmes
tout en s’interrogeant sur les possibilités d’un dialogue entre les deux co-épouses, dans le
192 cf. Les Images oubliées de Germaine Tillion (film), 2001
193 Djebar, Assia : Les Alouettes naïves (1967). Actes Sud : Babel, 1997, p 176
194 Sebbar, Leïla : « Des pères et leurs filles ». In : Arabies, décembre 1995, Tribune, no 108
second volet de son quatuor algérien Ombre sultane (1987)195. Elle raconte le sort d’Isma et
de Hajila qui sont toutes les deux épouses du même homme. La polygamie reste une réalité
tangible dans les pays musulmans, même s’il s’agit souvent plutôt d’une polygynie (cela veut
dire que l’homme demande le divorce de son épouse pour pouvoir se remarier). Mais
néanmoins, il ne faut pas généraliser les faits, puisque cela signifierait nier l’existence de
Musulmans qui forment avec leur épouse un vrai couple. Et ces couples existent. Ainsi, le
père et la mère d’Assia Djebar constituent une exception positive à cette règle rigide qui fait
de la femme un « objet » qui appartient à l’homme. Ses parents s’aiment, et c’est dans ce
climat tendre que les enfants grandissent et s’épanouissent. Assia Djebar souligne souvent
dans ses textes que sa libération a commencé dès sa première enfance, au moment où son père
l’a conduite à l’école. Mais en fait, cette libération s’est déjà annoncée plus tôt, à savoir au
moment où son père a regardé sa femme non comme sa « propriété », mais comme sa
partenaire. Plus tard, il a considéré sa fille comme un être précieux qu’il ne voulait plus
enfermer.
« Maison » et « prison »
Ce qui est intéressant, c’est que sa libération personnelle a suscité des sentiments ambigus
auprès de la romancière. Elle va à l’école, elle continue ses études, elle écrit et prend donc
publiquement parole (certes, elle se cache derrière un pseudonyme, mais elle sort néanmoins
de l’ombre), mais elle ne se considère pas, paradoxalement, comme une femme qui a toujours
joui de la liberté, mais comme une « fugitive », c’est-à-dire comme une femme qui a connu la
prison avant d’avoir été libérée ou avant de s’être libérée. Dans son récit Ces voix qui
m’assiègent, elle décrit son rapport avec l’écriture en français :
« Pour qui veut écouter, puis transmettre, puis précautionneusement dire, à peine laisser perler, ne pas déformer par l’enflure, par l’hyperbole d’une révolte attendue, en somme pour qui a souci de faire le passeur – la passeuse – sur un ton juste, d’une voix sûre, et prolonger cette parole pleine, grave ou hésitante, ou fragile, pour la fixer sans la souiller, ni l’exhiber – seulement pérenniser cette trace, tatouage de l’origine -, serait-ce cela vraiment écrire, quand on est femme et que l’écho de la tribu fantôme vous devient maison et prison ? (…) Maison et prison, ai-je prétendu, mais j’ajoute aussitôt : dans la langue de l’autre, de l’ailleurs, du conquérant d’hier, de l’hôte ouvert ou hostile d’aujourd’hui. »196
L’ancrage dans l’univers féminin traditionnel ou, pour emprunter le terme d’Assia Djebar,
« l’écho de la tribu fantôme », devient « maison et prison » aux femmes algériennes qui
écrivent en français, qui essaient donc de faire passer la voix féminine dans la langue
195 cf. Djebar, Assia : Ombre sultane. Paris : Lattès, 1987
196 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, pp 88-89
étrangère, néanmoins sans toucher à cette parole, à ses hésitations, à sa fragilité, à sa
plénitude ; « maison » dans le sens où les femmes (et aussi Assia Djebar) grandissent le plus
souvent dans le milieu traditionnel (ou, en tout cas, pas loin de ce milieu), dans le cercle des
aïeules et des parentes qui les enveloppent de leur parole ; « prison » dans le sens où cet
univers traditionnel est caractérisé par des interdits millénaires qui concernent le regard, la
voix et le corps de la femme. Ce rapport ambigu se reflète surtout dans l’image du voile.
Ainsi, Assia Djebar souligne clairement que le voile n’est pas seulement un moyen
d’enfermer le corps de la femme, de le rendre invisible et de faire de la femme un « fantôme »
- donc une « prison » -, mais aussi une façon toute naturelle de se protéger (une « maison » ?).
Dans le chapitre « De l’écriture comme voile » dans son récit Ces voix qui m’assiègent, elle
évoque un souvenir d’enfance qui la hante. Ainsi, avant de sortir, il y avait toujours le
moment où la femme (sa mère, une tante ou une autre parente) dépliait le voile dans le
vestibule avant de franchir le seuil. L’enfant, en suivant attentivement les gestes de la femme,
s’est vite rendue compte que chacune avait sa manière inimitable de se voiler. En même
temps, la fillette était sûre que, si les hommes dans la rue reconnaissaient sa mère, c’était
parce qu’elle avait évidemment les plus beaux yeux et les plus belles chevilles.197 L’idée que
le voile mutile le corps de la femme en le rendant invisible et en le réduisant aux yeux audessus
de la voilette et aux chevilles, ne lui est donc jamais venue à l’esprit. Au lieu de cela,
le voile était intimement associé à cet univers féminin dont l’écrivaine faisait certes partie,
mais qu’elle avait aussi le privilège de quitter, même une fois l’âge nubile atteint, grâce à sa
formation à l’école française. Plus tard, Assia Djebar condamne sévèrement l’attitude
occidentale selon laquelle chaque femme voilée est automatiquement « (…) une prisonnière,
une victime, une réprouvée, et qu’on doit pleurer sur elle. »198
Écriture de « l’aurore »
Ce qui est intéressant, c’est qu’Assia Djebar compare l’écriture des femmes maghrébines à
l’aurore (« (…) l’écrit des femmes au Maghreb ne peut signifier que cela : une aurore
(…). »199). La femme algérienne qui écrit est forcement une « fugitive », puisque l’écriture la
ramène au « double interdit » du regard et du savoir.200 La femme qui écrit sort donc de la
pénombre, elle se libère de la nuit qui pèse sur son corps, sur sa voix et sur son regard, afin de
s’exposer à la lumière de plus en plus forte de l’aurore. C’est ainsi qu’elle devient une
197 cf. Ibid, pp 97-98
198 Ibid, p 181
199 Ibid, p 94
200 cf. Ibid, p 93
« fugitive » : « fugitive » de l’ombre, « fugitive » de la nuit derrière elle. Assia Djebar se
réfère pour l’évocation de cette aurore à Maria Zambrano, philosophe andalouse
contemporaine, qui écrit que « (l)a vie… continue aveuglément à donner des êtres qui
demandent à voir, dont certains arrivent à créer leur propre lumière sans s’y brûler et sans
brûler… »201. Ainsi, ces « fugitives » « demandent à voir » et cherchent leur « propre
lumière ». Mais la dernière partie de la phrase fait hésiter Assia Djebar qui s’interroge s’il est
vraiment possible pour une femme en Algérie de chercher sa lumière « sans s’y brûler et sans
brûler ».202 Trois femmes-symboles se dressent dans la lumière de cette aurore : la princesse
berbère Tin Hinan qui, comme le veut la légende, a emporté, lors de sa retraite dans le
Hoggar, l’alphabet libyque, Fadhma Aït Mansour-Amrouche, la mère du poète Jean et de la
célèbre chanteuse Taos Amrouche, ainsi que la figure mystique de Zoraidé de Don Quichotte
de Cervantès, la femme qui, en écrivant, réclame le seul bien que son père ne lui donne pas :
la liberté. C’est dans le sillage de ces trois femmes symboliques qu’Assia Djebar évoque le
sort de sa grand-mère maternelle et de sa mère.
Fadhma Aït Mansour-Amrouche
Quant à Fadhma Aït Mansour-Amrouche, Assia Djebar la décrit comme « notre mère à
toutes »203. Enfant illégitime (sa mère est veuve, son père refuse de la reconnaître), elle se
retrouve dans la première école ouverte pour fillettes kabyles pour y apprendre la langue
« illégitime »204 - le français. Cinquante ans après sa sortie d’école, elle rédige en un seul mois
la première autobiographie écrite par une Algérienne en langue française qui porte le titre
Histoire de ma vie. Fadhma s’adresse avec cette autobiographie à un seul lecteur potentiel :
son fils Jean, le lettré, dont elle espère qu’il en fera un roman. Elle y évoque son enfance, son
adolescence, son mariage avec Belkacem avec qui elle forme un vrai couple malgré la
pression familiale, sa vie à Tunis avec son mari et ses six enfants, dont cinq garçons et une
fille. Malgré son exil, malgré sa vie loin de la Kabylie, Fadhma n’oublie jamais sa langue
maternelle, le berbère.205 Elle vit, écrit et souffre au croisement de deux langues : tandis que
ses souffrances et ses joies s’expriment dans ses chants berbères que sa fille unique Taos
interprétera plus tard d’une façon inimitable, le français lui devient « refuge » (« (…) elle
semble même se réfugier – elle et ses rêves – dans cette langue, langue de son mariage, de son
201 Zambrano, Maria, citée d’après Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 94
202 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 94
203 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 91 ; Dans ce contexte, il est surtout intéressant de remarquer qu’Assia Djebar se sert de la forme féminine « toutes » !
204 cf. Ibid, p 116
205 cf. Ibid, pp 121-122
secret conjugal, de ses évasions. »206). Grâce à son institutrice de français à l’école en
Kabylie, Madame Malaval, elle se réfugie dans ses livres de poésie française, elle lit Victor
Hugo et Lamartine, elle parle français avec ses enfants. Plus tard, l’écriture se fait pour elle
uniquement en français, le berbère n’existant que dans l’oralité. L’écriture en français est pour
la mère de Taos et Jean Amrouche ce qu’elle était pour un nombre certes restreint mais
néanmoins non-négligeable de fillettes paysannes : une chance inouïe (cf. « Écriture en langue
française : don offert pour des fillettes paysannes, déjà dans l’Algérie des campagnes du siècle
dernier ; chance unique. »207). Le français comme chance unique qui a permis aux filles
(qui deviennent ensuite femmes) de libérer corps et voix en prenant ouvertement parole, bref :
en écrivant.
Assia Djebar commente le titre qu’elle a choisi pour le chapitre consacré à Fadhma Aït
Mansour-Amrouche dans son récit Ces voix qui m’assiègent : « D’un silence l’autre ». Pour
elle, il n’aurait pas suffi d’intituler ce chapitre « Cinquante ans de silence », puisqu’en effet, il
s’agit de « cinquante siècles de silence »208, chaque femme maghrébine qui prend
publiquement parole, qui écrit, rompant non seulement le silence qui l’a maintenue elle-même
à l’ombre, mais aussi le silence qui a enfermé toutes les femmes qui ont vécu avant elle. Ce
n’est qu’à l’âge de plus de soixante ans que Fadhma Aït Mansour-Amrouche est arrivée à un
point décisif dans sa vie où le retour en arrière dans la mémoire, jusqu’au personnage de sa
mère Aïni, femme combattive, lui est devenue essentiel.209 Mais ensuite, elle plonge dans un
second silence : une fois le livre terminé, il est enfermé à clef dans un tiroir jusqu’à la mort de
Belkacem, malgré des tentations de voir le livre publié, de s’imaginer en auteure d’un texte
qui raconte sa vie, d’imaginer quelques lecteurs. Mais elle ne veut pas chagriner son mari à
qui cette prise de parole publique, cette récapitulation publique de toute une vie, semblent
déplacées. Écrite pour sortir du deuil (en 1946, Fadhma vient de perdre trois de ses fils),
l’autobiographie sera publiée afin de sortir d’un nouveau deuil. Ainsi, en 1962, Fadhma se
retrouve veuve. En outre, son fils Jean, le lettré, est mort. C’est à ce moment-là, en été 1962
quand l’Algérie obtient enfin son indépendance, que Fadhma rédige l’épilogue où elle raconte
ses dernières années à Ighil Ali et la mort de son mari. Elle dédie ce livre à sa fille Taos.
Histoire de ma vie paraîtra finalement en 1967.
206 Ibid, p 122
207 Ibid, p 89
208 cf. Ibid, p 116
209 cf. Ibid, p 122
Tin Hinan, princesse berbère
Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué l’Histoire de l’alphabet berbère. Nous avons
justifié l’intérêt qu’Assia Djebar apporte à cette écriture millénaire par le fait qu’il s’agit
certes d’un ancien alphabet, mais que la langue pour laquelle il est utilisé est toujours vivante.
Dans ce chapitre, il sera finalement question d’un autre trait remarquable de l’alphabet
berbère. Ainsi, l’écriture berbère est l’apanage des femmes. Dans la société touarègue, ce sont
donc les femmes qui conservent l’écriture, et non les hommes comme dans la société arabomusulmane.
Il n’est pas vraiment étonnant qu’Assia Djebar, qui réclame toujours le droit des
femmes à l’écriture, soit fascinée par cette particularité berbère.210 Dans le chapitre
« Abalessa »211, elle raconte l’histoire de la princesse Tin Hinan, qui, au IVe siècle après J.-C.,
s’est retirée avec ses compagnes dans le Hoggar où elle a emporté avec elle le secret de
l’écriture touarègue. Tin Hinan devient ainsi d’abord un « songe auréolé de légendes », une
« silhouette aussi évanescente qu’une fumée », un « fantôme » et un « mythe »212, puis, après
la redécouverte de ses dépouilles dans la nécropole d’Abalessa, une femme bien réelle, une
fugitive bien réelle dont le sort incroyable fait néanmoins toujours rêver Assia Djebar (cf.
« Que je rêve, oui, à la fugitive Tin Hinan, la princesse qui s’avança jusqu’au coeur du désert
des déserts ! »213). Dans le roman Vaste est la prison, l’interrogation sur la princesse berbère
marque la fin de la seconde partie « L’effacement sur la pierre » que l’écrivaine a consacrée à
la restitution de l’alphabet libyque à partir de l’inscription bilingue de Dougga, tandis que la
troisième partie « Un silencieux désir » qui sera consacrée au sort de la grand-mère et de la
mère, commence avec une évocation de Zoraidé. Elle rapproche ainsi la princesse touarègue
légendaire du personnage mystique de Cervantès.
Zoraidé, « fugitive » de Cervantès
Zoraidé, la « fugitive » de Don Quichotte, est un symbole de la libération de la femme grâce à
l’écriture ; mais dans le cas de Zoraidé, il ne s’agit pas d’une fugue heureuse. Zoraidé, la
première Algérienne qui écrit, se trouve à l’origine de l’intrigue qui fait fuir l’esclave chrétien
et qui la fait fuir elle-même, maudite par son père, et en laissant derrière elle la maison
paternelle, le père qui lui a offert toutes les richesses sauf une seule : la liberté. Elle se voit
finalement réduite au rôle de sourde-muette qui est « étrangère à la langue de Cervantès » et
210 cf. Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar, 1997, p 21
211 Abalessa est le nom de la nécropole où les dépouilles de la princesse Tin Hinan ont été retrouvées en 1925.
Son squelette a ensuite été transporté à Alger.
212 cf. Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 161
213 Ibid, p 161
qui n’écrit plus.214 Assia Djebar est fascinée par la figure mystique de Zoraidé, par son aura
de « fugitive et ne le sachant pas » ; c’est, d’ailleurs, le titre du chapitre où elle évoque son
sort. Elle y imagine Zoraidé en femme vive et vivante (cf. « (…) j’imagine, pourquoi pas, que
cette entrée de l’Algérienne dans le premier grand roman de la modernité a réellement eu lieu
à Alger, entre 1575 et 1579, quelque part sous une fenêtre aveugle (nous soulignons). »215). Le
dialogue qui s’établit entre l’Algéroise cloîtrée et le captif est donc un dialogue de prison en
prison ; à l’aide de la missive en langue arabe, Zoraidé dans sa prison dorée et
hermétiquement fermée, s’adresse au captif dans la prison ouverte (cf. « (…) ces bagnes qui
furent prisons ouvertes (…) »216) et misérable.
C’est avec le sort de ce personnage littéraire qu’Assia Djebar commence la troisième partie de
son roman Vaste est la prison, où elle retrace le chemin de sa grand-mère maternelle et de sa
mère. Sa grand-mère maternelle était une femme forte et émancipée : mariée très jeune à un
vieillard riche, elle devient bientôt veuve. Elle se remarie encore deux fois, puis exige d’être
divorcée de son troisième mari. Elle mène une vie indépendante : elle vit seule, elle élève ses
enfants seule, elle a ses métayers. Bahia, la mère d’Assia Djebar, s’inscrit aussi dans cette
lignée de femmes fortes. Citadine traditionnelle et voilée (certes, avec le voile citadin et
raffiné, mais néanmoins soumise à la contrainte de voiler corps et visage), elle découvre sa
force de femme au moment où son fils unique est incarcéré dans des prisons françaises. Peu
après 1960, à l’âge d’environ quarante ans, elle enlève le voile pour rendre visite à son fils en
France. Ces voyages ont pour sa fille Assia la même aura mystique que l’écriture de Zoraidé –
ils marquent tous les deux le début d’une libération dans le sens où ces deux femmes quittent,
chacune, un espace limité (la maison où elles sont protégées et où elles sont estimées, où elles
exercent un certain pouvoir), afin de s’aventurer sur un terrain illimité, mais aussi incertain217
(cf. « L’audace de ces voyages, de ce qu’ils impliquaient en courage silencieux, en secrète
pudeur, il me semblait qu’ils méritaient cette aura de la première Algérienne, créée par
Cervantès en personnage littéraire… »218). En même temps, Assia Djebar s’identifie ellemême
avec le sort de Zoraidé. En tant qu’écrivaine, elle transgresse les mêmes limites que
Zoraidé avec sa missive adressée au captif, elle rompt avec les mêmes interdits de la voix, du
corps et du regard que l’Algérienne de Cervantès, si bien que l’histoire de Zoraidé « (…) est
214 cf. Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 168
215 Ibid, p 167
216 Ibid, p 167
217 cf. aussi « Elle troque un espace cerné (la maison la plus riche d’Alger où elle était reine) pour un ailleurs
illimité mais incertain. » ; In : Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 168
218 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 92
bien la métaphore des Algériennes qui écrivent aujourd’hui, parmi lesquelles (elle se)
compte. »219
Dans ce qui suit, nous jetterons un coup d’oeil sur la façon dont Assia Djebar se rapproche de
l’image de la grand-mère et de la mère. Ces approches ont lieu au croisement de trois
langues : le berbère comme langue maternelle de sa grand-mère maternelle et de sa mère,
l’arabe que sa mère parle comme seule et unique langue après le rejet de la langue berbère, et
le français comme langue étrangère que sa mère apprend sur le tard, grâce à son mariage avec
le père d’Assia Djebar et grâce à ses bavardages avec ses voisines, qui étaient toutes, dans
l’immeuble où la famille habitait à l’époque, des femmes d’instituteurs.
2.2.2 En quête de l’image de l’aïeule
Dans le système archaïque, les femmes sont cloîtrées, opprimées, elles doivent se voiler
entièrement pour pouvoir circuler dehors ; mais les « vieilles » femmes (c’est-à-dire les
femmes qui ont déjà atteint un certain âge, qui ont cinquante ans, cinquante-cinq ans et qu’on
ne considère plus comme des « femmes désirables »220 puisqu’elles ne peuvent plus accoucher
d’enfants) jouissent de certains privilèges, dont le premier est sans aucun doute de se reposer
dans leur rôle de mère ayant accouché d’un fils (ou même de plusieurs fils). C’est un des rares
mérites qu’on reconnaît à la femme. La mère voit dans le fils son soutien, son défenseur
éventuel221, et c’est la raison pour laquelle elle contribue souvent elle-même à maintenir le
système patriarcal dont elle souffre en préférant ses fils à ses filles. Leïla Sebbar s’intéresse
aux rapports mère-fille dans son article « Mère et fille »222 qui a été publié dans la revue
Arabies. À travers des prises de parole de quatre mères différentes qui s’adressent à leur fille,
elle montre combien les femmes s’efforcent de transmettre les limites de l’univers féminin à
leurs filles. Néanmoins, une certaine rupture se fait déjà sentir entre la génération des mères et
celle des filles ; ainsi, les filles n’acceptent pas ces interdictions, elles sentent clairement
qu’elles ne peuvent pas vivre avec ; enfin, elles tournent le dos à cet univers qui risque de les
étouffer. Un exemple illustre bien cette thèse. Ainsi, à propos de la dernière fille, Leïla Sebbar
constate :
219 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 169
220 cf. « Entre douze ans, quelquefois quatorze ou quinze ans, et cinquante ou cinquante-cinq (quand on a une vie fatigante à la campagne, à quarante ans, on en fait soixante), donc à ces âges où la femme est supposée être une
femme désirable, évidemment il y a la chape du voile, et pas seulement du voile, il y a la porte qui se ferme. ».
Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 182 – rappelons-nous qu’il est toujours question du système archaïque !
221 cf. Castellan, 19913, p 29
222 Sebbar, Leïla : « Mère et fille ». In : Arabies, novembre 1994, Tribune, no 95
« La fille écoute sa mère, elle lui dit qu’elle a raison, mais qu’elle s’en va, elle quitte la maison, le
village, le pays. C’est sa vie qui s’en va, si elle reste. Elle aura une fille, et sa fille sera la première
cosmonaute, on la verra dans le ciel et à la télévision dans le monde entier. La mère ne dit rien.
Sa fille aura une fille qui ira loin dans les étoiles et sur la terre. C’est la vérité. »223
La « vieille » femme jouit de la liberté de circuler dehors, tandis que les jeunes femmes sont
souvent cloîtrées et n’ont pas le droit de quitter la maison, sauf pour aller au hammam.224 En
tant que grand-mère, la femme peut même s’adoucir dans son rôle de « protectrice », comme
le montre le cas particulier d’Assia Djebar. Dans toutes les cultures, les grands-parents – et
surtout la grand-mère – jouent un rôle très important pour l’évolution de l’enfant, et la culture
arabo-musulmane ne constitue pas une exception à cette règle. Ils existent pour consoler,
permettre ce qui est défendu par les parents. Le sevrage est la première rude épreuve pour
l’enfant. Seule la grand-mère est dans la position d’atténuer momentanément la souffrance. À
partir de ce moment, elle offrira pour le reste de sa vie un espace médiateur aux problèmes de
l’enfant.225 Non seulement dans son roman L’Amour, la fantasia, mais aussi dans Vaste est la
prison, on trouve une évocation assez tendre de la grand-mère paternelle. Ainsi, c’est cette
femme humble et silencieuse qui a pris soin de la fillette à partir du moment où celle-ci a dû
quitter la chambre conjugale après la naissance de son second frère. On peut aisément
s’imaginer que le fait d’avoir dû abandonner à son frère cadet le lit dans la chambre conjugale
et d’être sortie ainsi, d’une certaine façon, déjà très tôt de l’ombre protectrice des parents, a
suscité des sentiments ambigus voire désagréables auprès de la petite fillette qu’Assia Djebar
était alors ; nous pensons que ces sentiments sont, dans leur profondeur et leur violence,
comparables au sevrage. La situation était difficile parce qu’il y avait la guerre avec ses bruits
angoissants, avec les bombardements pendant la nuit, avec les nuits passées dans les
tranchées. C’est la grand-mère paternelle qui la protégeait226, la consolait et l’enveloppait de
sa chaleur et de sa tendresse : « (…) cette grand-mère douce, humble, à la tendresse
murmurante dans la pénombre nocturne, devient pour moi une sorte de statue immobile (un
dieu Lare au féminin), postée en deçà de ce souvenir qui, le premier, fait ressac. »227
Tandis que l’image de sa grand-mère paternelle reste pour Assia Djebar inséparablement liée
à son silence et à sa tendresse qui adoucissait sa retenue, sa grand-mère maternelle s’imposait
223 Ibid
224 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 182
225 cf. « La grand-mère au Maghreb, sa fonction ». Textes tirés de la thèse d'État de Hossaïn BENDAHMAN.
http://perso.wanadoo.fr/jacques.nimier/page5413.htm, 20.11.2003. Cet aspect a aussi été abordé dans un travail de séminaire intitulé « Bilinguisme littéraire et double identité dans la littérature maghrébine de langue française.
Assia Djebar : Ces voix qui m’assiègent, Leïla Sebbar : Je ne parle pas la langue de mon père. », semestre d’hiver 2003/2004, Mme Zohra Bouchentouf-Siagh
226 La comparaison de la grand-mère maternelle avec le dieu Lare en est révélatrice. Ainsi, chez les Romains, Lare était chargé de protéger la maison, la cité, les rues. Il existait même la notion de « Lares domestiques ». Ce terme désignait les âmes des ancêtres devenues protectrices du foyer.
à elle comme gardienne de la mémoire familiale. Au sein de la maison, dans le cercle des
femmes de la famille, la femme, surtout quand elle a atteint un certain âge, se retrouve dans le
rôle de gardienne de la tradition, de transmetteuse de la mémoire ; c’est elle qui transmet
l’histoire de la famille et de la tribu, les légendes, les gestes, les rites à ses filles, à ses petitsenfants
et aux autres jeunes parentes. Les grands-mères sont vénérées, parce qu’elles ont
défendu, pendant la colonisation française, les moeurs et les coutumes contre le grand danger
de l’acculturation coloniale, et qu’elles les défendent, même aujourd’hui, de l’évolution du
temps et des changements que celle-ci apporte. Ce grand respect vis-à-vis des grands-mères
ne témoigne pas de nostalgie ; le passé est tout simplement la base nécessaire pour construire
le présent, et la mémoire familiale est une composante essentielle de la construction de
l’identité individuelle. Dans ce qui suit, nous suivrons les réflexions d’Anne Muxel sur la
mémoire familiale.
Trois fonctions de la mémoire familiale d’après Anne Muxel
En fait, selon Anne Muxel, on peut distinguer trois fonctions de la mémoire familiale. La
première est ce qu’elle appelle la « fonction de transmission »228 ou « la transmission
symbolique »229, pour emprunter le terme de Martine Segalen. Il s’agit là de certains objets
qui, en soi, n’ont souvent aucune valeur, mais qui ont une valeur inestimable pour l’individu,
qui sont donc un véritable trésor dont se nourrit son identité. Dans Vaste est la prison, Assia
Djebar évoque la douleur qu’a causée la perte de ses cahiers de musique andalouse à sa mère.
Sa mère était toujours très fière de sa culture arabe. Tout en sachant déjà les couplets par
coeur, elle gardait néanmoins les cahiers où elle avait noté les textes pendant son adolescence.
Mais pendant la guerre d’indépendance, des soldats français les ont déchirés. Ainsi, un objet
de la transmission symbolique a une fois pour toutes disparu ; en ayant déchiré les cahiers, les
soldats l’ont blessée puisqu’ils ont touché à un trésor dont se nourrissait son identité, ce qui
explique son chagrin énorme (cf. « Son chagrin pouvait paraître incongru en ces temps où,
autour de nous, maintes femmes pleuraient, qui un fils, qui un frère. »230), qui n’est pas
incongru du tout.
La seconde fonction centrale de la mémoire familiale est la « fonction de reviviscence »231.
Cette fonction est, toujours d’après Anne Muxel, inséparablement liée à l’expérience
227 Djebar, Assia: Vaste est la prison, 1995, p 254
228 « La mémoire familiale ». Entretien avec Anne Muxel. In : L’Identité. L’individu, le groupe, la société, 1998, p 161
229 « Familles : de quoi héritons-nous ? » Entretien avec Martine Segalen. In : L’Identité. L’individu, le groupe,la société, 1998, p 166
230 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 171
affective. Dans ce contexte, il s’agit de souvenirs privés qui constituent l’identité intime de
chacun. Ainsi, l’individu se remémore son passé dans la famille, ses émotions, les sensations
que lui ont procurées certains événements. À cet égard, la mémoire sensorielle occupe une
place importante. Dans L’Amour, la fantasia, mais aussi dans Vaste est la prison, Assia
Djebar raconte comment sa grand-mère paternelle avec qui elle partageait le lit après la
naissance de son frère, lui réchauffait les pieds. C’est ce petit geste qu’elle associe intimement
à l’image de sa grand-mère, et elle se rend compte que ses caresses et ses tendresses ont été
pour elle comme une seconde naissance (cf. le moment dans Vaste est la prison où elle dit :
« (…)de m’être, à partir de là, assoupie chaque soir dans ses bras, de m’être laissé réchauffer
les pieds dans ses mains, d’avoir été ainsi enveloppée, quelques années, par cette chaleur
maternelle fut, je le sais, comme une seconde naissance pour moi. »232). Assia Djebar avait à
peine six ans quand sa grand-mère paternelle est morte. Dans le chapitre intitulé « Le cri dans
le rêve » dans son roman L’Amour, la fantasia, elle évoque le jour de la mort de sa grandmère
quand elle, encore petite, a quitté la maison paternelle pour dévaler la rue, toujours
déchirée par un cri silencieux qui l’habitait entièrement.233 Elle se rend compte que cette
grand-mère silencieuse reste liée à elle, même après sa mort, grâce à sa tendresse qui se
reflète dans le petit geste de ses mains réchauffant ses pieds. C’est par son silence qu’elle se
distinguait nettement de sa grand-mère maternelle qui se détendait régulièrement dans ses
sessions de transes, qui se libérait ainsi, par ses complaintes, de ses souffrances, et dont la
voix d’autorité l’enveloppait à chaque veillée. La course de la petite fillette et le fait qu’elle
revive ce jour, une fois adulte, dans ses rêves, s’expliquent par le fait que cette femme a perdu
la voix dans sa mémoire ; en dévalant la rue tout en étant déchirée par un cri profond qui
s’exhale néanmoins dans un silence compact, elle essaye de redonner une voix à sa grandmère
silencieuse (cf. « (…) ma course de fillette tente désespérément de lui redonner
voix. »234), et de la libérer finalement, même après sa mort, en vengeant son silence
d’autrefois (cf. « Je tente plutôt de venger son silence d’autrefois, que sa caresse dans le lit
d’enfant adoucit… »235). Un autre souvenir très intime d’Assia Djebar concerne sa grandmère
maternelle qu’elle respectait beaucoup et dont la force presque virile l’intimidait. Elle se
souvient qu’elle prenait toujours ses mains de fillette pour les enfermer dans ses mains
rougies de henné ; elle se souvient de la chaleur de ses paumes (cf. « Elle s’est masquée pour
moi, elle, la gardienne ; elle me racontera avec persévérance chaque soir – ses paumes rougies
231 « La mémoire familiale ». In : L’Identité. L’individu, le groupe, la société, 1998, p 161
232 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 254
233 cf. Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia (1985), 1995, p 271
234 Ibid, p 272
235 Ibid, p 273
de henné réunissant mes menottes dans leur chaleur – l’histoire de la tribu. Elle s’adoucissait
enfin dans ce rôle, pour ce dire, pour ce fil doré. »236).
La troisième fonction essentielle de la mémoire familiale est celle de « réflexivité »237.
L’individu interroge sa mémoire afin de se positionner par rapport à sa famille et de tirer une
leçon – une leçon positive dans le sens où il décide de retransmettre une certaine valeur ou un
certain rituel à son tour à ses enfants, mais aussi, parfois, une leçon négative dans le sens où il
décide consciemment de ne pas refaire une certaine chose avec ses enfants, de ne pas leur
transmettre un certain souvenir, puisque cela lui a fait mal. Ainsi, la grand-mère maternelle
d’Assia Djebar, Fatima, décide de ne plus jamais évoquer le sort de sa mère à elle qui meurt le
jour des secondes noces de son époux. Au moment où son mari entre dans la chambre
conjugale (« leur » chambre) avec la jeune mariée, elle s’évanouit, reste muette et souffrante
pendant trois jours au bout desquels elle meurt. Fatima, qui se trouve dans la maison au
moment de la défaite maternelle, soit en jeune mariée, soit peu de temps avant son premier
mariage, décide de ne pas transmettre cette mémoire cruelle à ses enfants et, plus tard, à ses
petits-enfants.238
Chaîne de transmission
On constate non seulement chez Assia Djebar, mais aussi chez Leïla Sebbar, une grande
fascination pour la génération des grands-mères.239 Dans une interview dans la revue
Africultures (2003), Leïla Sebbar reconnaît la grande importance des femmes pour le maintien
de la tradition. Elle y souligne que « les femmes sont les porteuses de la mémoire », qu’elles
sont du côté « de la mémoire domestique et de la maison », tandis que « les hommes seraient
davantage du côté de l’histoire et de la politique ».240 Le rôle des femmes comme gardeuses
de la mémoire l’impressionne beaucoup. Leïla Sebbar est fascinée par cette chaîne où les
conteuses transmettent aux jeunes filles et enfants les légendes de leur région, légendes et
contes que celles-ci transmettront à leur tour à leurs enfants.… Dans son « carnet de
voyages » Mes Algéries en France (2004), elle constate que cette chaîne est ininterrompue
jusqu’à l’an 2002, où Nora Aceval écoute toujours patiemment et attentivement la voix des
236 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 141
237 « La mémoire familiale ». In : L’Identité. L’individu, le groupe, la société, 1998, p 162
238 cf. Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, pp 140-141
239 cf. Segarra, Marta : Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb. Paris : Éditions
L’Harmattan, 1997, p 54
240 cf. « Je ne parle pas la langue de mon père. Entretien avec Leïla Sebbar. » Dans : Africultures. Le site et la revue de référence des cultures africaines. http://www.africultures.com/index.asp?menu=revue_affiche_article
&no=2817. 20.11.2003 ; ce point a déjà été abordé dans un travail de séminaire intitulé « Bilinguisme littéraire et double identité dans la littérature maghrébine de langue française. Assia Djebar : Ces voix qui m’assiègent, Leïla Sebbar : Je ne parle pas la langue de mon père. », semestre d’hiver 2003/2004, Mme Zohra Bouchentouf-Siagh
conteuses, qui parlent des ogres et des djinns.241 Leïla Sebbar a lu le recueil de contes de Nora
Aceval intitulé L’Algérie des contes et légendes, hauts plateaux de Tiaret.242 Cette chaîne de
transmission qui la fascine tellement s’est interrompue chez elle pour des raisons
linguistiques. C’est la langue française ou plutôt l’incompréhension de l’arabe parlé par le
père et les tantes qui rend impossible la transmission des contes, elle reste l’étrangère. Elle
souffre de cette aliénation ; elle dit « (J)’étais une étrangère, la fille du frère préféré, oui, mais
pas la fille de la cousine. »243 Cette aliénation résulte du silence du père qui a refusé, pendant
toute sa vie, de lui apprendre la langue arabe. Ainsi, en théorie, Leïla Sebbar aurait certes pu
écouter les contes traduits par un ami, vingt ou trente ans après244, mais cette possibilité reste
purement théorique : le silence du père l’a coupée une fois pour toutes de la chaîne de
transmission. Des histoires, il y en avait beaucoup dans la maison paternelle, mais ces
histoires étaient « enfermées » dans des livres ; personne ne les racontait, les enfants des
instituteurs ayant très tôt appris à lire. Pendant son enfance, Leïla Sebbar était donc en contact
avec des histoires « muettes »245 et non vivantes, et cela malgré son désir insatiable d’écouter
ses parentes arabes, étendue sur un tapis à haute laine, et de s’endormir dans le son apaisant
de leurs voix :
« Jamais, dans l’enfance algérienne, je n’ai entendu le plus petit mot de légende arabe ou française.
(...) Pour moi, pas d’aïeule pour des contes, pas même de lecture à haute voix le soir, père ou mère,
dans la maison d’école, pas d’histoires, les enfants du maître et de la maîtresse ont appris à lire si tôt qu’ils ont leur livre, chacun le sien, et ils lisent. Les contes sont dans les livres, les lettres, les lignes, pas dans la voix. Ils ne sont pas contés, ils sont écrits. Des livres, il y en a beaucoup dans la maison mais la voix du conte est muette. J’aurais aimé, comme Nora, ensommeillée sur un grand tapis d’Aflou, fille prodigue, m’endormir parmi « les miens » dans les chants et les mots des femmes qui dessinaient les motifs de la tradition, pieds et mains rougis, décorés avec le henné de la fête. »246
Quand nous avons rencontré Leïla Sebbar en mai 2005 247, elle a souligné clairement que la
possibilité d’écouter maintenant, tant d’années après, une traduction française des contes, ne
pourrait jamais égaler la joie enfantine de se laisser envelopper par la voix des « siennes ». On
pourrait tracer ici un parallèle avec le sort d’Assia Djebar, qui, quant à elle, a aussi été coupée
d’une partie de la mémoire féminine par le fait que sa mère a tourné le dos au berbère. C’est
cette incompréhension de la langue (arabe ou berbère) qui éveille chez les écrivaines le vif
désir de se rapprocher de l’image des aïeules pour qu’elles ne soient plus étrangères à ces
241 cf. Sebbar, Leïla : Mes Algéries en France. Carnet de voyages. Préface de Michelle Perrot. Saint-Pourçainsur-Sioule : Bleu autour, 2004, p 52
242 Aceval, Nora : L’Algérie des contes et légendes, hauts plateaux de Tiaret. Maisonneuve et Larose, 2003
243 Sebbar, Leïla : Mes Algéries en France, 2004, p 56
244 cf. Ibid, p 56
245 Ibid, p 58
246 Ibid, p 58
247 Leïla Sebbar dans l’interview avec Roswitha Geyss, Paris, le 16 mai 2005
femmes et pour que ces femmes ne leur soient plus étrangères non plus. Dans son récit Ces
voix qui m’assiègent (1999), Assia Djebar évoque cet espoir quand elle écrit qu’« (elle)
rêvai(t) qu’elles (lui) transmettraient, elles, leur secret de survie, pour peu (qu’elle) tente cet
effort de remonter le courant, d’affronter les eaux violentes du reflux, de la dispersion par
l’oralité… »248 Mais elle a vite dû constater que la voix des aïeules qui lui parvient est une
voix qui a renié sa première réalité, un « (…) parler ancien bariolé de formules religieuses
telles des plaques de cuivre étincelant sur une cuirasse (…) » certes, mais aussi un parler
dépourvu de tout espoir juvénile.249 Des trous dans la mémoire apparaissent dans le roman
Vaste est la prison (1995). Assia Djebar éprouve un vif besoin de revenir à ces trous pour
faire quoi, sinon tenter de les combler ?
Dans le récit Ces voix qui m’assiègent, elle évoque le sort de son aïeule. Ainsi, comme nous
l’avons déjà constaté, la mère de la grand-mère maternelle de la romancière est morte dans un
accès de douleur violente : ayant dû veiller aux secondes noces de son mari, elle a vu de ses
propres yeux entrer « son » époux avec la jeune mariée dans la chambre conjugale avant de
tomber et de mourir au bout de trois jours. Cette défaite de la première mère a sans doute
bouleversé sa fille Fatima, la grand-mère d’Assia Djebar, qui était présente, si bien que celleci
a éprouvé un vif besoin d’oublier cet événement tragique. Elle tourne le dos à cette
mémoire cruelle qu’elle cache derrière un silence vorace et impénétrable, et au lieu de cela,
elle se munit de force masculine, elle devient « (…) la transmetteuse, la parolière des hauts
faits et gestes. »250 Elle se transmue en gardeuse de la mémoire de l’histoire de la tribu, des
combats masculins. Ainsi, la mémoire s’est inversée251, comme le constate Assia Djebar : en
évoquant la gloire de la tribu, la grand-mère garde le fil doré, « fil de vie », certes, mais
derrière celui-ci se cache une mort dont on n’a jamais parlé parce qu’une partie de la mémoire
a été reniée et engouffrée dans un silence qu’on ne rompt pas ; s’agit-il donc d’une trahison
des femmes au profit de la gloire masculine ? Assia Djebar semble avoir trouvé la réponse :
pour elle, il s’agit d’une « (s)tragégie obscure pour, sur la cime de cette mémoire cahoteuse,
pouvoir continuer, survivre, espérer en dépit de tout. »252. Reniement de la mère « faible » qui
a succombée à la douleur insupportable ; l’oubli lui semblant la seule issue de cette angoisse,
sa fille décide d’oublier ce qui fait mal, d’oublier donc les « aspérités »253 de la mémoire.
Mais en même temps, la première femme morte de douleur reste présente dans l’évocation du
248 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 145
249 cf. Ibid, p 145
250 Ibid, p 141
251 cf. Ibid, p 141
252 Ibid, p 142
253 Ibid, p 141
passé, de façon sous-jacente, certes, mais aussi de façon bouleversante. Ainsi, malgré le
reniement de la mère défunte, sa mémoire est réapparue furtivement dans les récits d’une
vieille parente de l’écrivaine, si bien qu’Assia Djebar se rend compte que derrière la gloire
restituée de la tribu et des combats masculins, dans ce silence avide, s’est immobilisée
l’image de la femme en train de tomber, le silence ayant empêché la prise en conscience de ce
souvenir tragique, si bien que « (…) derrière l’écran de cette gloire restituée, une femme
pourtant n’en finit pas de tomber, syncope fatale de l’épouse vaincue à en mourir et elle meurt
encore. »254
« Présence de l’absente »
La langue (arabe ou berbère), justement par son absence, a une présence très forte dans les
textes d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Dans son roman Je ne parle pas la langue de mon
père (2003), Leïla Sebbar essaie de reconstituer la personnalité de son père. Comme elle le
souligne clairement dans son interview dans la revue Africultures, elle a dû comprendre au
cours de ce processus de remémoration qu’elle ne trouverait la personnalité de son père que
« (…) dans les femmes de mon père. Non pas dans la femme de mon père, mais dans les
femmes derrière mon père, à côté de mon père ». Le titre d’une des parties de son récit est
donc consacré à sa grand-mère : « Mon père ne m’a pas appris la langue de sa mère »255. C’est
justement la partie dans laquelle elle parle des insultes des garçons arabes que ses soeurs et
elle subissaient sur le chemin d’école. Une opposition entre l’incompréhension de la culture
maghrébine par la mère qui habillait ses filles « à la française » et le personnage de la grandmère
comme symbole du maintien des traditions devient donc visible. Cette opposition
revient plus tard dans le récit, quand la famille passe un jour dans la maison de la grand-mère.
Bien que Leïla Sebbar ne comprenne pas l’arabe oral (ou justement parce qu’elle ne
comprend pas la langue ?), elle suit le discours attentivement, et elle s’interroge :
« J’écoute sans chercher à savoir ce qu’ils disent. La langue de mon père, dans la maison de sa mère,
n’est pas la langue des garçons qui nous guettent, mes soeurs et moi, sur le chemin de l’école, mon
père, enfant, a-t-il parlé cette langue brutale ? Allait-il crier devant l’école des filles françaises ? »256
A cette opposition entre la mère française qui ne comprend pas vraiment la culture
maghrébine et la grand-mère comme « gardienne » de la tradition s’ajoute maintenant aussi
une opposition entre le son agréable de l’arabe que parlent le père et la grand-mère, et la
langue brutale des garçons qui insultent régulièrement les jeunes filles.
254 Ibid, pp 141-142
255 Sebbar, Leïla : Je ne parle pas la langue de mon père, 2003, p 33
Dans le chapitre suivant, il sera question de l’image de la mère. De nouveau, des questions
psychologiques se cachent derrière les questions linguistiques, de nouveau, nous tenterons de
mettre en relief les différences et les ressemblances concernant les situations personnelles
d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar.
2.2.3 En quête de l’image de la mère
La maternité est un thème peu courant dans la littérature maghrébine écrite par les femmes.
Ainsi, il n’y a que très peu de mères parmi les héroïnes et les narratrices du roman. La figure
de la mère apparaît beaucoup plus souvent à travers les yeux de la fille (ou parfois aussi du
fils). Dans ce chapitre, il sera donc en premier lieu question de l’image de la mère dans
l’oeuvre d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Néanmoins, nous étudierons aussi la façon dont
Assia Djebar évoque sa maternité dans son roman Vaste est la prison.
Odeur maternelle
Comme le constate Yvonne Castellan, la première grande épreuve dans la vie de l’enfant est
sa naissance. Immédiatement après la naissance, dans les minutes ou dans l’heure qui suit, le
bébé repose, encore sans besoins, au mieux contre sa mère. L’enfant est ainsi enveloppé par
sa chaleur et son odeur. C’est ce qu’on appelle dans la psychologie, selon l’école du Rêve
Éveillé Dirigé, la « relation à un ».257 En fait, grâce à la chaleur et à l’odeur maternelles,
l’enfant, qui a été « arraché », avec sa naissance, à cette coexistence silencieuse, retrouve
l’unité rassurante avec sa mère. Même une fois adulte, l’image de la mère reste pour lui
intimement liée à certaines odeurs, qu’il associe soit à la peau de la mère, soit à ses vêtements,
à sa chambre, à la maison où il a passé son enfance avec elle… Dans son roman Parle mon
fils, parle à ta mère (1984), Leïla Sebbar raconte l’histoire d’un fils qui, après une longue
absence, rend visite à sa mère qu’il a quittée pour des raisons diverses, complexes et obscures
qui l’ont poussé à errer dans le monde à la recherche de quoi, sinon de son identité et d’un
petit espace qui s’ouvre enfin, pour lui et pour tous les autres Beurs, entre le pays d’origine de
leurs parents dont ils ne font pas / plus partie, et le pays d’accueil (la France), où ils restent
aussi des « étrangers » – même s’ils y sont nés, même s’ils y fréquentent l’école, même s’ils y
travaillent.258 La situation de la famille est assez précaire : le père est « en asile », la mère
habite avec ses enfants dans une HLM en banlieue parisienne. La mère, qui est à la fois
256 Ibid, p 106
257 Castellan, 19913, p 55
258 Leïla Sebbar a consacré ce roman « À tous les Beurs ». Il y est question, entre autres, de la « Marche des Beurs » lors duquel les jeunes gens, mais aussi les filles ( !), ont montré leur désarroi et leur volonté tenace de se construire une identité.
surprise et heureuse de revoir son fils, entame un dialogue avec celui-ci, un dialogue qui se
transforme, néanmoins, vite en monologue d’une femme qui parle à son fils de ses espoirs, de
ses déceptions, de sa vie de tous les jours… bref : de son âme. La voix de la mère est associée
à des parfums très différents : les odeurs de la cuisine maternelle (l’oignon frit et la tomate),
l’odeur du café, du thé à la menthe… mais aussi l’odeur de sa peau qui sentait toujours soit
l’eau de rose, soit la fleur d’oranger, quand elle prenait son fils dans ses bras. Ce que tous ces
parfums ont en commun, c’est qu’ils ne changent pas (cf. « (...) on observe, on renifle, ça n’a
pas changé...(...) »259) ; ils lui rappellent son enfance et témoignent ainsi d’une stabilité
trompeuse car (paradoxalement) éphémère, puisque le fils a grandi, il a évolué, et le bonheur
parfait de son enfance a fait place à un désarroi profond, à un malaise qui l’habite et qui ne le
laisse pas tranquille, mais qui le pousse toujours en avant, à la recherche de son identité. En
même temps, l’intimité avec la mère s’oppose au « dehors », aux autres villes du monde que
le fils a parcourues, mais qui ne lui ont jamais su remplacer sa maison260 :
« Dans les villes, ça ne sent jamais l’oignon frit avec la tomate. Il est allé dans beaucoup de villes, des grandes, outre-Atlantique et outre-mer... Il ne sait pas pourquoi, il a trouvé que même les plus propres sentent la merde, ou c’est lui qui sent la merde partout, même les ville du Grand Nord où il fait très froid. »261
Uniquement les parfums à l’intérieur de l’appartement ont pour lui une connotation positive
parce qu’ils sont en rapport avec l’image de la mère. Le fils se souvient toujours de l’odeur de
sa peau lorsqu’elle l’embrassait : « (…) ça sentait l’eau de rose ou la fleur d’oranger, si elle
avait fait des gâteaux. (...) »262 À ces connotations positives s’oppose son refus brutal des
odeurs du « dehors ». Cela concerne aussi les parfums de son pays d’origine, l’Algérie, dont il
ne sait rien, justement parce qu’il n’a rien voulu savoir. Ainsi, après son service militaire en
Algérie, dans un petit village perdu dans le désert, il a tout de suite quitté le pays sans visiter
Alger. Il n’a pas d’image d’Alger, il ne sait rien des parfums de la ville blanche, sauf ce que
ses amis lui ont raconté.263
Dans la nouvelle « Le jasmin » (1993), on trouve presque la même opposition entre le
« dedans » et le « dehors » avec leurs odeurs respectives, bien que cette opposition y soit
moins violente, le jasmin servant de lien entre ces deux univers antagonistes. Cependant, la
vieille femme, qui se repose dans la cour de sa maison, à l’ombre du vieux jasmin, se rend
compte que l’odeur de celui-ci se distingue nettement du jasmin qu’elle cueille avec les autres
259 Sebbar, Leïla : Parle mon fils, parle à ta mère, 1984, p 9
260 cf. aussi : « (...) Ça sent déjà le café. Il a cherché l’odeur partout où il est allé, c’était jamais la même. (...) ».
Sebbar, Leïla : Parle mon fils, parle à ta mère, 1984, p 12
261 Ibid, p 10
262 Ibid, p 66
263 cf. Ibid, p 11
femmes sur les champs (cf. « Elles n’ont pas la même odeur que celles des champs de
jasmin. »264). Une opposition moins violente, puisque la cueillette des fleurs représente un
espace minime de liberté pour les femmes, qui chantent, qui rient, qui bavardent sans être
surveillées (cf. « (…) les hommes sont loin, ils ne les surveillent pas. »265). En même temps,
l’odeur du jasmin des champs est inséparablement liée à l’odeur de la peau maternelle (cf.
« Qui ignore que le jasmin est la fleur de l’amour ? Personne ne le dit et les enfants portés
dans les bras des femmes, cueillant la première fleur la reniflent, voluptueux, avec l’odeur de
la sueur maternelle. »266).
Les parfums différents déclenchent un procès mnémonique auprès des enfants, qui ne perd
rien de sa véhémence durant les années où ceux-ci ne sont plus constamment exposés aux
odeurs de l’univers maternel et enfantin ; au lieu de cela, les souvenirs semblent même gagner
en violence, si bien qu’ils dépassent le cadre d’une simple nostalgie ; ils peuvent
profondément émouvoir voire bouleverser les enfants. Ainsi, dans le roman Parle mon fils,
parle à ta mère, le fils est ému par l’odeur du café et du thé ; quand sa mère lui prépare une
tasse de café, ensuite un verre de thé à la menthe, ces parfums lui rappellent presque malgré
lui son enfance et son adolescence dans le bloc de la cité.267 Dans la nouvelle « Le jasmin », la
jeune fille qui a quitté la maison de sa mère, la cour au figuier et le jasmin de la maison et des
champs, pour gagner de l’argent en ville où elle travaille comme femme de chambre dans un
hôtel, est étranglée par ses souvenirs d’enfance qui reviennent avec violence en raison du
jasmin autour du lit d’hôtel où un couple a passé une nuit d’amour. L’odeur agréable du
jasmin s’est transformée en odeur violente parce qu’elle est tellement chargée de souvenirs
douloureux et tendres à la fois, et qu’elle lui rappelle ainsi un passé qu’elle voulait oublier
mais qu’elle ne peut renier (cf. « Sur le seuil de la chambre, elle suffoque. A peine quelques
secondes pour voir, tout autour du lit, en chapelets serrés, le jasmin pourrissant. »268).
Mais ce retour en arrière dans la mémoire enfantine grâce aux différentes odeurs ne peut pas
seulement être regardé comme une expérience douloureuse dans le sens où l’enfant a enseveli
des souvenirs qui resurgissent maintenant avec violence ; ce retour peut aussi avoir un aspect
tout à fait positif et inviter les enfants à croire que les odeurs des jours de leur enfance
peuvent rapporter le bonheur d’autrefois. Dans la nouvelle « Le corps de Félicie » qu’Assia
Djebar a publiée dans le recueil Oran, langue morte, Ourdia soigne sa mère dans le coma.
264 Sebbar, Leïla : « Le jasmin » (1993). http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/virtuel/jasmin.html, le 28 décembre 2004
265 Ibid
266 Ibid
267 Sebbar, Leïla : Parle mon fils, parle à ta mère, 1984, pp 70-71
Elle lui brosse les cheveux, elle la parfume, elle va même jusqu’à acheter du khôl pour la
maquiller.269 Avec ces gestes simples, elle n’essaie pas seulement de lui rembourser ses soins
d’autrefois ; de cette façon, elle veut la sortir de son coma en la considérant comme une
femme vivante et même coquette.
L’image de la mère est souvent associée au parfum des fleurs. Dans le récit intitulé « Le
jardin de ma mère » dans son « carnet de voyages » Mes Algéries en France (2004), Leïla
Sebbar se souvient du jardin où sa mère a fait pousser des fleurs diverses : des violettes, des
capucines, des iris, des lilas, des pois de senteur. Elle associe ces fleurs à sa mère, si bien
qu’elle la compare implicitement à des iris :
« (...) toujours les iris bordent une allée. Sur la robe d’été de ma mère des iris bleus et verts, et sur le boléro, il me semble qu’un boléro de coton avec les mêmes iris couvrait ses épaules le soir en
promenade, ma mère et ses amies aux yeux verts marchaient au bord d’une mer sombre à Port-Say
vers le rocher de la Moscarda, elles parlaient et riaient, les iris de la robe, tantôt bleus, tantôt verts,
ondoyaient, souples, au pas des jeunes mères, ce n’était pas encore la guerre. »270
La comparaison des jeunes femmes à des iris peut être interprétée différemment : d’une part,
Leïla Sebbar fait ainsi allusion à la jeunesse et aussi la fragilité des jeunes femmes. Dans le
récit « Le jardin de mon père », elle décrit sa mère comme une femme « (...) jeune et frêle, ses
bras sont blancs comme la peau de son visage, trop fragile pour le soleil d’Afrique. Sur sa
robe, des iris (...). »271. L’iris devient ainsi le symbole de la fragilité : la légèreté de ses pétales
et son odeur éphémère en témoignent. D’autre part, les jeunes femmes qui se promènent le
soir au bord de la mer sont insouciantes : elles bavardent, elles rient. La guerre n’a pas encore
éclaté. L’iris devient ainsi le symbole de l’insouciance : c’est pour l’instant même que la fleur
cherche à plaire, le passé ou l’avenir lui importent peu. Mais aussi bien la fleur que les jeunes
promeneuses ne peuvent pas échapper à la destruction qui s’annonce déjà : dans le cas de
l’iris, il s’agit de la pourriture, dans le cas des jeunes femmes au bord de la mer, il s’agit de la
guerre d’indépendance qui les mettra devant les plus grandes épreuves de leur vie.
Mais le jardin de sa mère lui rappelle aussi Aïsha et Fatima, les deux Algériennes qui ont
travaillé comme bonnes dans la maison d’école. Ces fleurs, les roses trémières, les pois de
senteur, les capucines et les iris sont pour Leïla Sebbar des symboles de son enfance. Elles lui
rappellent les jours algériens dans la maison du père : ses jeux d’enfant quand elle cherchait
les fleurs de violettes, Aïsha et Fatima qui faisaient la lessive dans la buanderie et que le
268 Sebbar, Leïla : « Le jasmin » (1993). http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/virtuel/jasmin.html, le 28 décembre 2004
269 cf. Djebar, Assia : « Le corps de Félicie » (1996). In : Oran, langue morte, 1997, pp 280-281
270 Sebbar, Leïla : « Le jardin de ma mère ». In : Mes Algéries en France, 2004, p 224
271 Ibid, p 220
rideau des roses protégeait.272 C’est à travers les roses trémières, les capucines, les violettes et
les pois de senteur qu’elle essaie de faire pousser qu’elle quête ses souvenirs d’enfance et
l’image de sa mère.273
Voix maternelle
Mais l’image de la mère n’est pas seulement associée à des odeurs ; elle est la gardienne du
savoir oral, basé sur la voix et non sur l’écriture. La mère représente donc une tradition
culturelle, différente de celle du père, bien que complémentaire. Ce savoir oral s’exprime
surtout à travers des narrations et des chansons. La voix de la mère est toujours soit en arabe
oral, soit en berbère. D’habitude, les connaissances d’arabe classique de la mère sont
restreintes parce que l’école coranique est surtout ouverte aux garçons. Le berbère ou l’arabe
oral sont donc les vraies langues « maternelles », l’arabe classique ainsi que le français sont
mal connus ou tout à fait ignorés. Cette langue orale est liée aux passions les plus primaires et
à la toute première enfance, au stade prélogique ou « sémiotique ».274 Tandis que l’heure qui
suit immédiatement la naissance est caractérisée par le repos du bébé qui n’a encore aucun
besoin et qui retrouve, enveloppé par la chaleur et par l’odeur maternelles, encore une fois
l’unité perdue avec la mère (c’est ce qu’on appelle une « relation à un »), ce premier instant
une fois passé, l’enfant connaît les premiers désirs, les premières exigences pulsionnelles, il
entre en contact avec les objets de satisfaction, il apprend ce que c’est la frustration et l’attente
et il apprend à vivre avec ces sentiments négatifs.275 La « relation à un » fait place à une
« relation à deux » qui se définit par le fait que les exigences du bébé sont satisfaites par son
entourage. Néanmoins, cet entourage reste, dans les premières heures, la mère. Il s’établit un
« jeu » entre l’enfant et la mère : « L’enfant cherche, exige, rêve d’épuiser la mère et ses
objets, cette mère qui ne fait qu’un, encore, avec les objets qu’elle présente. La mère va à la
rencontre de ces désirs, aime ce jeu, donne et dérobe. Avec des intentions différentes, les deux
partenaires ont un objet commun d’investissement : la vie du bébé. »276 La demande de
l’enfant est satisfaite immédiatement et constamment, le plus souvent sur un mode oral. La
réponse orale immédiate est souvent associée à des manipulations corporelles : bercements,
massages, jeux corporels etc. De cette façon, le son de la langue maternelle est étroitement lié
272 cf. Ibid, p 224
273 cf. Ibid, p 224
274 cf. Segarra, Marta, 1997, p 101 ; Cet aspect a aussi été abordé dans un travail de séminaire intitulé « Bilinguisme littéraire et double identité dans la littérature maghrébine de langue française. Assia Djebar : Ces voix qui m’assiègent, Leïla Sebbar : Je ne parle pas la langue de mon père. », semestre d’hiver 2003/2004, Mme Zohra Bouchentouf-Siagh
275 cf. Castellan, 19913, p 55
276 Ibid, p 55
à l’aspect corporel. Cette démarche fait que l’enfant s’ouvre sur un monde extérieur. En
même temps, la mère devient le seul « bon objet » pour l’enfant.277 Il s’agit là de ce qu’on
appelle l’identification primaire. Cela veut dire que l’enfant se définit par sa mère, son Moi
n’est pas encore différencié de celui de sa mère. En psychologie, on parle du « phénomène
d’attachement ».278
La langue maternelle est souvent associée au lait, comme par exemple chez Assia Djebar, qui
décrit l’arabe comme sa « (…) langue maternelle avec son lait, sa tendresse, sa luxuriance,
mais aussi sa diglossie (nous soulignons) »279 Dans la société arabo-musulmane traditionnelle,
les premières deux années dans la vie de l’enfant sont le véritable royaume de la mère.
Pendant ce temps, la mère est constamment présente pour l’enfant, l’enfant est enveloppé par
sa voix et par ses tendresses. Le père, par contre, est nettement moins présent dans cette
phase. Pour l’évolution de l’enfant, le père joue un rôle tout à fait autre que la mère ; il rompt
leur dualité pour que l’enfant s’ouvre aux autres. C’est ce qu’on désigne comme la « relation à
trois ». En fait, dès qu’il est présent, il attire une partie de l’attention de la mère à lui ; en
même temps, sa présence auprès de l’enfant permet à la mère de s’éloigner. Finalement, le
père forme avec la mère un couple, ce qui veut dire qu’il y a, dans leur relation, l’aspect
sexuel (p. ex. quand le père s’enferme avec la mère dans la chambre conjugale ou quand les
parents se trouvent dans le lit conjugal). L’enfant reste forcement exclu de cette relation, mais
ce rapprochement entre les parents ne lui échappe pas.280 Dans le chapitre « L’adolescente en
colère » dans le roman Ombre sultane (1987), Assia Djebar évoque le sort d’une de ses
cousines qui accouchait régulièrement d’un enfant. À l’époque, le couple en avait déjà huit,
mais ce qui l’a vraiment bouleversée, c’était le fait que leur fille aînée avait à peine seize ans !
Dans la maison, la famille partageait une chambre. Les enfants devenaient donc
inévitablement témoins du rapprochement sexuel entre les parents. Ce qui pis est, ce
rapprochement engendrait un rituel bizarre à cause de l’étroitesse des lieux. Ainsi, les enfants
une fois endormis, l’époux se saisissait de sa babouche pour en heurter le sol de trois petits
coups, sur quoi la femme quittait sa couche pour se rendre chez son mari. La fille aînée du
couple, Houria, qui avait à peine seize ans, était écoeurée par ce rituel, si bien qu’un jour, elle
a reproché à sa mère nouvellement enceinte de se soumettre toujours à la volonté de son
mari.281
277 cf. « La mère au Maghreb et en exil ». Textes tirés de la thèse d'État de Hossaïn BENDAHMAN.
http://perso.wanadoo.fr/jacques.nimier/page5412.htm, 20.11.2003
278 cf. Castellan, 19913, p 56
279 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 34
280 cf. Castellan, 19913, pp 56-57
281 cf. Djebar, Assia : Ombre sultane, 1987, p 143
Langue maternelle et refus de cette langue
La mère d’Assia Djebar est d’origine berbère, mais la langue maternelle de l’écrivaine est
l’arabe citadin. Quand sa mère descend des montagnes à la ville, elle tourne le dos au berbère
pour plusieurs raisons psychologiques. Dans l’entretien « La mémoire familiale », Anne
Muxel évoque le rôle fondamental de l’oubli pour la constitution d’une identité. Selon elle,
l’oubli est indispensable pour permettre l’intrusion de la nouveauté. C’est ainsi qu’on permet
le changement social d’une génération à l’autre. L’oubli est aussi la condition incontournable
pour une mémoire vive et vivante dans le sens où l’oubli entraîne inévitablement un processus
de réflexion au cours duquel on va se demander ce qu’on veut garder et transmettre et ce
qu’on ne veut plus garder et donc oublier. Dans le domaine affectif, l’oubli remplit, toujours
selon Anne Muxel, une fonction de refoulement. Cela veut dire qu’on ne veut plus se souvenir
de choses qui ont fait trop mal.282
En 1920, Lla Fatima, la grand-mère maternelle d’Assia Djebar, descend définitivement en
ville avec ses enfants, dont son fils unique et ses trois filles ; sa fille aînée a déjà été mariée.
Mais dans la ville, l’arabe est la langue prédominante tandis que le berbère est considéré
comme la « langue des campagnards ». En même temps, Lla Fatima quitte son troisième mari
en demandant au cadi l’autonomie afin de gérer, seule, ses biens. La seule enfant issue de
cette union est Bahia, la mère d’Assia Djebar, qui avait à l’époque à peine deux ans. Cette
descente en ville constitue un changement profond pour Bahia, une rupture qui l’a tellement
blessée qu’elle n’en parlera jamais avec ses enfants, mais qu’elle cherche à oublier ou, à
défaut, à passer au moins sous silence.283 À cette première rupture s’ajoute une deuxième qui
pèse encore plus. Ainsi, le père de Bahia que Lla Fatima vient de quitter, rend visite à sa
femme chaque vendredi, avec le but de la persuader de retourner chez lui (cf. « (Il) tente de
ramener à la raison (à la soumission ?) Lla Fatima (…). »284). Enfin, il lui envoie une lettre de
répudiation afin de pouvoir se remarier. Bahia souffre de cette séparation du père, mais non
seulement de cette séparation : les taquineries de son frère Hasan qui lui propose d’aller
demander à son père de l’emmener avec lui, l’attristent encore plus. Le seul point stable pour
la fillette dans cette période de mutations douloureuses est sa soeur aînée Chérifa qui la défend
face à son frère Hasan.
Tandis qu’autour du personnage de la grand-mère maternelle se manifestent des trous dans la
mémoire, une tentative obscure de celle-ci d’échapper à l’angoisse paralysante dans laquelle
282 « La mémoire familiale ». In : L’Identité. L’individu, le groupe, la société, 1998, p 162
283 cf. Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 226
284 Ibid, p 227
la mort tragique de sa mère à cause des secondes noces de son époux avec une jeune femme
l’a jetée, ce sont des pertes (et des gains) de voix qui caractérisent l’image de la mère, surtout
son aphasie après la mort de sa soeur préférée Chérifa de la fièvre typhoïde. Dans son entretien
avec Lise Gauvin, Assia Djebar constate :
« (...) Ce qui m’a frappée quand j’ai fait cette remontée, qui était une interrogation sur moi-même,
c’était que les femmes passaient d’un territoire à l’autre, ne s’ancraient pas. J’ai compris peu à peu
que ce n’étaient pas seulement des lieux géographiques et des mouvances que je restituais à travers
ces personnages, mais des pertes et des gains de langues. »285
Assia Djebar esquisse le rôle de sa mère dans cette tragédie qui l’a rendue muette, sa traversée
de ce « tunnel », de ce « silence blanc » qui l’a enfermée pendant une année entière. Face à la
soeur morte, sa voix ne la quitte pas seulement ; elle la précède, elle suit la défunte pour
attendre la fillette de l’autre côté. La traversée de ce silence blanc pousse la fillette au bord
d’un gouffre, la fillette dont il ne reste que le regard qui fait face aux autres sans les fixer, les
yeux qui semblent regarder plus loin, « (…) quêtant quoi donc, sinon la voix qui ne revenait
pas… »286, est tirée d’un côté de l’autre, elle chancelle, bouleversée par cette douleur
immense. Soudain, Bahia occupe le devant de la scène, bien que « (l)es fillettes, d’ordinaire,
ne hantent pas les tragédies. Elles sont dans l’ombre, elles stationnent derrière le rideau, tout
au plus en coulisses (sans doute est-ce seulement au moment où le sang de leur nubilité coule
qu’elles sont censées approcher de la scène fatale, du danger !). »287 Dans le roman Vaste est
la prison, Bahia quitte littéralement l’ombre en s’accroupissant devant la tête de sa soeur
morte. Elle y reste, malgré les tentatives des parentes de la tirer vers elles. Seule la complainte
en langue berbère d’une cousine de la morte, semble apaiser momentanément ses
souffrances.288 À partir de cet incident du passé, Assia Djebar s’interroge dans son récit Ces
voix qui m’assiègent sur le présent de son pays qui, dans les années 1990, était bouleversée
par des atrocités incroyables à cause de l’intégrisme. Bahia devient ainsi le symbole des
femmes-martyres de l’Algérie, c’est-à-dire de toutes les femmes et filles qui ont souffert ou
qui souffrent toujours en Algérie. En comparant les femmes souffrantes de l’Algérie
ouvertement à Iphigénie et Antigone, Assia Djebar les inscrit dans la lignée des grands
personnages féminins mythiques des tragédies grecques (nous soulignons) :
« Oui, si tout se passait ainsi : à savoir que pour toutes, les disparues (…), pour chacune de celles-ci,
pour chaque Iphigénie d’Algérie actuelle, ou pour chaque Antigone par nul fiancé accompagnée à la
tombe, vivante pour y attendre la mort, oh oui, à la suite de la première mère – la mienne -, et à cet
285 Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar, 1997, p 22
286 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 143
287 Ibid, p 144
288 cf. Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, pp 237-238
effort d’anamnèse que sa douleur si ancienne m’a imposé, je sais donc, je suis sûre que, pour chaque
femme contrainte à mourir en plein soleil, pour chaque sacrifiée, pour chaque départ d’immolée, une fillette, une seule, tout près dans ce voisinage perd sa voix, des semaines ou des mois, ou plus
longtemps encore, quelquefois définitivement. »289
La tragédie, dans la tradition classique, met en scène des personnages nobles (d’habitude, des
rois, des princes ou des seigneurs) qui, dans un combat contre la fatalité (le pouvoir des dieux
ou des hommes) prouvent leur héroïsme. Ils sont confrontés à des choix difficiles (le dilemme
tragique), de sorte qu’ils ne peuvent éviter un dénouement tragique qui, à son tour, est
caractérisé par le sacrifice, la violence ou même la mort. Selon le philosophe grec Aristote
(IVe siècle av. J.-C.), la tragédie doit permettre au public – grâce à une action inspirant la pitié
et la terreur – de se libérer de ses passions (catharsis). Dans la conception d’Assia Djebar, les
femmes, les filles deviennent les héroïnes d’un « théâtre pour muettes », d’un « théâtre du
regard vidé »290. Ainsi, le silence des fillettes qui ont été confrontées avec la mort et son
absurdité, pourrait être regardé comme le chemin choisi par celles-ci pour arriver à la
catharsis, la nécessaire purification (cf. « Ainsi, des fillettes qui ont dû regarder la mort, et
braver jusqu’à ses grimaces, auraient pris le large pour cet office-là, pour cette liturgie ?…
Peut-être pour la nécessaire purification. »291). Grâce à cette purification silencieuse, cette
« catharsis » provoquée par l’arrivée brusque de la mort qui inspire la pitié et la terreur à la
fois et qui emporte ou leur voix, ou leur coeur, ou leur mémoire, les fillettes se munissent
d’une nouvelle force, d’une force inattendue, qui les rend prédestinées à toute sorte
« d’écriture » : sur la feuille, sur la pierre, dans le vent, pourvu qu’elles puissent enfin laisser
une trace292 ; compte tenu du fait que l’écriture, pour Assia Djebar, naît toujours à l’endroit où
la dimension du corps et de la voix se croisent et s’entrelacent, cette prédestination des filles à
l’écriture pourrait aussi être interprétée comme une prédestination au « mouvement » : une
fois la purification, la « catharsis » terminée, elles deviennent nécessairement des
« fugitives ». Ainsi, Bahia, la mère d’Assia Djebar, sort de cette longue aphasie « purifiée » et
plus forte qu’avant. En son début d’âge de femme, elle se transmue en « fugitive » : elle
tourne le dos au berbère, langue de la mère et du père qu’elle perd à cause du divorce de sa
mère et qui ne revient plus, elle parle l’arabe oral algérien qu’elle transmet à ses enfants tout
en se servant de l’arabe classique pour ses prières quotidiennes et pour ses chants andalous
qu’elle apprécie particulièrement. Elle aime le père d’Assia Djebar, l’instituteur de français,
elle se hasarde ensuite sur le terrain inconnu de la langue française grâce à ses dialogues avec
289 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, pp 143-144
290 Ibid, p 144
291 Ibid, p 144
292 cf. Ibid, p 146
ses voisines, toutes femmes d’instituteurs, dans l’immeuble où la famille habite. Assia Djebar
se rend compte que sa mère, qui était toujours très fière de sa culture arabe, de son arabe
citadin et de sa descendance noble, perdait en français un peu de son statut de reine (cf.
« (...)pour l’enfant qui écoute ainsi sa mère, c’est comme si cette dernière perdait un peu de
son statut. »293) ; mais en même temps, elle gagne une nouvelle « voix », une nouvelle langue.
L’apprentissage de la langue française représente un changement profond pour la mère, parce
qu’en arabe, la femme ne nomme pas directement son mari.294 La femme le nomme par le
pronom personnel arabe qui correspond à « Lui ». Dans le roman L’Amour, la fantasia, Assia
Djebar se rend compte combien cette nomination directe de l’époux a coûté à sa mère :
« Je ne sais exactement quand ma mère se mit à dire : « mon mari est venu, est parti… Je demanderai à mon mari », etc. Je retrouve aisément le ton, la contrainte de la voix maternelle ; le tour scolaire des propositions, la lenteur appliquée de l’énonciation sont évidents, bien qu’en apprenant ainsi sur le tard le français, ma mère fît des progrès rapides. Je sens, pourtant, combien il a dû coûter à sa pudeur de désigner, ainsi directement, mon père. »295
Puis, elle enlève le voile pour se retrouver en voyageuse : elle quitte l’Algérie afin de
s’aventurer en France pour rendre visite à son fils unique, le prisonnier politique. Sa mère,
une femme maghrébine qui a grandi avec les coutumes traditionnelles qui interdisent à la
femme l’accès au dehors et qui limitent son rôle à la maison, se libère d’une certaine façon de
ces contraintes qu’impose la culture à la femme, elle devient même mobile. Assia Djebar
admire cette « mobilité victorieuse de (sa) mère »296.
La situation de Leïla Sebbar se distingue nettement de celle d’Assia Djebar. Leïla Sebbar est
née d’un père algérien et d’une mère française. Comme son père refuse de parler sa langue à
lui avec ses enfants, elle ne maîtrise que le français, sa « langue maternelle » au sens strict du
terme. Dès leur naissance, la fillette et ses deux soeurs sont vêtues et traitées comme de petites
Françaises. Une distance infranchissable entre le monde maghrébin traditionnel, qui exige un
comportement pudique des êtres féminins (c’est-à-dire aussi des fillettes), et la culture
occidentale française, qui accorde une plus grande liberté aux femmes, se fait sentir. Cette
différence se manifeste très visiblement dans la description de la tenue vestimentaire des
fillettes dans son récit Je ne parle pas la langue de mon père (2003). Sa mère ne comprend
pas le choc qu’une telle tenue vestimentaire provoque parmi les autochtones, et – pis encore –
elle ne prévoit pas les conséquences de son comportement pour Leïla et ses soeurs. A cause de
293 Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar, 1997, p 22
294 Cet aspect a aussi été abordé dans un travail de séminaire intitulé « Bilinguisme littéraire et double identité
dans la littérature maghrébine de langue française. Assia Djebar : Ces voix qui m’assiègent, Leïla Sebbar : Je ne
parle pas la langue de mon père. », semestre d’hiver 2003/2004, Mme Zohra Bouchentouf-Siagh
295 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia (1985), 1995, pp 54
296 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent, 1999, p 146
cette différence provocante, les filles sont toujours injuriées par les garçons arabes quand elles
se rendent à l’école française.297 Cette différence nette et visible entre les trois « petites
Françaises » et les filles algériennes revient plus tard dans le récit, quand Fatima, une des
bonnes dans la maison du père de Leïla Sebbar, se rappelle les après-midi de couture. Au
cours de ce paragraphe, il devient de nouveau évident que la mère ne comprend pas les
traditions maghrébines. Ainsi elle donne quelques robes « européennes » à Fatima si celle-ci
aura un jour une fille. L’étonnement et la honte de Fatima quand elle voit un journal de mode
français deviennent donc compréhensibles :
« Elles (les petites filles françaises, R.G.) s’habillaient ainsi et personne dans les maisons européennes ne pensait qu’il aurait fallu les (elle parle des jupes et des robes, R.G.) allonger de
quelques centimètres, pour couvrir la cuisse, au moins jusqu’au genou. Les tissus étaient si beaux, les
robes, elle en a gardé que la mère lui a données, si un jour… Mais jamais elle n’aurait habillé ainsi sa
fille… La honte sur la famille… »298
Des mères et leurs filles
Il est certes vrai que la maternité occupe une place inférieure dans la littérature maghrébine
féminine ; mais néanmoins, il ne faut pas généraliser les faits. Ainsi, dans le sixième
« mouvement » de son roman Vaste est la prison intitulé « Du désir et de son désert », Assia
Djebar aborde ce sujet d’une façon très personnelle. Dans ce chapitre à caractère nettement
autobiographique, elle écrit sur l’impossibilité d’accoucher d’un enfant, sur sa décision
d’adopter un bébé abandonné, sur le jour où le couple a dû se rendre à la crèche afin de
choisir leur future fille ou leur futur fils. On remarque clairement que cette évocation de sa vie
à elle était très difficile pour l’écrivaine. Ainsi, elle essaie de brouiller le caractère
autobiographique du texte en abandonnant le récit à la première personne (donc le « je »
autobiographique) en faveur d’un récit à la troisième personne grâce auquel elle introduit une
distance entre l’héroïne, pour qui elle choisit le nom « Isma », et elle. Néanmoins, la
signification du mot « Isma », « le nom » en arabe, renvoie le lecteur automatiquement à
l’écrivaine. En outre, afin d’insérer sa propre expérience de mère dans un contexte plus
ample, elle divise le sixième « mouvement » de son roman en différentes parties qui portent
les titres suivants : « Celle qui console », « Celle qui guide », « Celle qui s’en va »,
« Nubilité », « Maternité » et « La jeune fille ». Dans toutes ces parties, elle n’aborde pas
seulement les rapports mère-fille, mais les histoires qu’elle raconte se tissent aussi autour de
l’image de la « fugitive ». Ainsi, soit les mères, soit les filles, soit toutes les deux sont des
297 cf. Sebbar, Leïla : Je ne parle pas la langue de mon père, 2003, p 41
298 Ibid, p 61
« fugitives » : transgresseuses de frontières, femmes en quête d’ « (…) une respiration à l’airlibre »299.
Les évasions et les transgressions des femmes sont toujours inséparablement liées à des
questions linguistiques. Dans la première partie de ce chapitre qui porte le titre « Celle qui
console », Assia Djebar parle de sa grand-mère maternelle qu’elle craignait beaucoup pour sa
force virile et son âpreté. Elle se rappelle les soirs où sa grand-mère est passée chez eux pour
parler avec son gendre et où elle s’est endormie dans le bourdonnement monotone de sa voix,
ainsi que les étés qu’elle a passés dans la ville et sa demeure. Elle avait à peine dix ans, avait
trop vite grandi et ne portait pas le voile, ni même un châle. La grand-mère examinait toujours
attentivement les traits de son visage, l’expression de ses yeux pour se détourner brusquement
en soupirant amèrement : « Eh bien quoi, vous en ferez un garçon peut-être ? »300 Elle
reprochait toujours de façon plus ou moins ouverte à sa fille de ne pas voiler la fillette et de
lui permettre de continuer ses études. Cette décision parentale se trouvait en totale
contradiction avec sa conception du rôle d’une femme. Encore fillette, Assia Djebar se
retrouvait déjà dans le rôle d’une fugitive dans le sens où elle avait échappé aux vieilles
contraintes qui obligent les filles à prendre le voile dès qu’elles commencent à ressembler à
des femmes. Les reproches maternels mettaient la mère d’Assia Djebar dans l’embarras. Elle
ne savait comment éviter d’affronter sa propre mère tout en défendant sa fille.301 Les rapports
entre sa mère et sa grand-mère étaient donc très complexes : à son amour et au respect que la
fille avait pour sa mère et qui suscitait chez elle le désir de ne pas l’affronter, mais de lui
obéir, s’ajoutait la tendre complicité qui la liait à sa propre fille. Assia Djebar s’échappait
régulièrement de la maison de l’aïeule afin de se rendre chez une tante paternelle qui la
cajolait et qu’elle aimait beaucoup. Non seulement dans son roman Vaste est la prison, mais
déjà dans L’Amour, la fantasia, elle évoque les tendresses de sa tante paternelle. Elle
l’appelait à tout propos « fille de mon frère », et la chaleur maternelle qu’elle retrouvait dans
ses gestes et dans sa voix la touchaient :
« Surtout, elle m’interpellait à tout propos : « Ô fille de mon frère ! » commençait-elle. Ce ton était
chargé d’une telle tendresse que sa voix me poursuit encore aujourd’hui, comme si, de la langue
maternelle, la vibration secrète avait besoin, pour m’atteindre, de passer par l’amour d’une soeur…
Ai-je dit « langue maternelle », alors que je devrais évoquer cet écho sororal, ou son
chavirement ! »302
299 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 320
300 Ibid, p 304
301 cf. Ibid, p 304
302 Ibid, p 304 ; cf. aussi : « « Fille de mon frère », m’appelait-elle avec un rire fier et sa tendresse me réchauffait. ». Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia (1985), 1995, p 275
La chaleur maternelle est donc étroitement liée au son de la langue, au choix des mots, aux
gestes qui accompagnent les mots. L’arabe se transmue en langue chaude et chaleureuse qui
enveloppe la fillette et qui la rassure. Dans la seconde partie du chapitre intitulée « Celle qui
guide », Assia Djebar tourne le dos à cette langue chaude au son rassurant afin de montrer son
visage froid et masculin. Elle retourne au moment de son divorce. Elle raconte comment sa
mère l’a conduite chez une avocate. Dans la voiture, elle se défend face à sa mère soucieuse.
C’est ainsi qu’elle rompt avec les tabous de la langue maternelle, de l’arabe « langue
masculine » :
« Je me tus un moment ; puis je me forçai à exprimer ce que je ressentais : que mon divorce était une répudiation de ma part. Elle eut un sursaut de surprise au terme arabe de « répudiation » que
j’utilisai ! »303
En fait, dans la culture arabo-musulmane traditionnelle, le mari a le droit de répudier sa
femme, et cela pour des raisons parfois ridicules. Ainsi, Driss Chraïbi raconte dans son roman
Le Passé simple (1954) que l’oncle de Driss Ferdi a répudié sa femme Kenza simplement
parce que la soupe était froide. Mais déjà le jour suivant, il a conclu un nouvel acte de
mariage pour l’épouser une nouvelle fois. Driss Ferdi, avec toute l’ironie et le sarcasme qui
dominent son regard sur le monde dont il fait, malgré tout, partie, conclut : « Ni simple ni
simpliste. L’on baise ou pète et honni soit qui juge. Fonction naturelle ! »304 La femme, qui
est souvent illettrée ou dont la scolarité a été interrompue à son mariage, qui n’a donc pas de
niveau scolaire suffisant pour être financièrement indépendante de son époux, se trouve dans
une situation précaire, tandis que le pouvoir de l’époux – justement pour les mêmes raisons –
ne connaît pas de bornes. Même aujourd’hui, leur situation difficile empêche souvent les
femmes de quitter leur mari. La répudiation et aujourd’hui le divorce restent des réalités
masculines, et l’emploi de ce mot est donc l’apanage des hommes. Ainsi, le son inattendu du
mot « répudiation » en arabe a fait sursauter la mère d’Assia Djebar qui ne s’attendait pas à un
tel mot nettement masculin de la part de sa fille. En demandant le divorce, Assia Djebar
devient une nouvelle fois une fugitive ; elle quitte un époux qui lui est devenu étranger, avec
qui elle ne peut plus parler, qu’elle n’aime plus et qui, pis encore, l’a frappée après avoir su
que sa femme était attirée par un autre homme. Cette « prison conjugale » s’oppose à la
liberté de se voir dehors et aux sensations fortes que lui procure la mobilité de son corps dans
l’espace. C’est comme si elle était enfin sortie d’une prison pour revoir le soleil et pour sentir
de nouveau sa chaleur sur son corps (cf. « Moi, lorsque je sortis de la mahakma, ce midi, je ne
303 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 305
304 Chraïbi, Driss : Le Passé simple (1954), 1986, p 93
vis dehors que le soleil. La seconde d’après, je sentis même sa chaleur, sa vibration exploser
presque contre moi, en pleine poitrine. »305). À cette fin d’un amour s’oppose la maternité de
sa soeur cadette qui vient d’accoucher à Paris d’une fille. Face à ce bébé innocent, Assia
Djebar fait preuve d’une timidité étrange ; ainsi, elle n’ose même pas toucher la petite fille. La
chaleur maternelle dont l’enveloppent sa mère, sa grand-mère paternelle ainsi que sa tante
paternelle est complétée et élargie à la fois par la tendre complicité qui la lie à sa soeur. La
sororité se manifeste souvent en dehors du champ restreint du langage et aussi du langage du
corps, elle s’insinue inconsciemment dans les rapports entre les soeurs, si bien que celles-ci
découvrent, en delà de toutes les ressemblances et de l’enfance commune, une base
extraordinaire et stable où elles peuvent se reposer. D’après Assia Djebar, la sororité est donc
un « (é)tat de semblance qui, en dépit de la parenté parfois, ou malgré l’enfance commune, se
découvre peu à peu, se dévoile brusquement : un soleil d’après la pluie. »306
Dans la troisième partie de ce sixième « mouvement », Assia Djebar parle de « Celle qui s’en
va », de Hania, son amie qui habite dans un HLM à Alger. Un détail de cette amitié s’est
ancré dans sa mémoire puisqu’il l’a profondément émue : Hania accouchait régulièrement,
une fois tous les deux ans. Ces grossesses la fatiguent infiniment, mais elle ne sait pas
vraiment comment échapper à sa destinée. D’après les conclusions qu’on peut tirer du langage
de la jeune femme, Hania et son mari ne forment pas un couple d’égaux ; ainsi, comme la
tradition arabe l’exige des femmes, elle ne nomme pas directement son mari, mais elle utilise,
au lieu de cela, le pronom arabe correspondant à « Lui » (cf. « elle dit en fait : « je demande à
Lui ! » »307 ; « La prochaine fois, ce que je me souhaite, murmura-t-elle avec dureté, une
bonne fausse couche, ou sinon rester là-bas, ne plus revenir vers Lui ! »308). En même temps,
une aphasie étrange la saisit régulièrement pendant sa grossesse : une fois arrivée au
quatrième mois, Hania perd sa voix ; elle s’en va pour accoucher dans son oasis, parmi les
siens, puis sa voix revient. Mais la dernière fois, cette aphasie est définitive, puisqu’elle meurt
de fausses couches. C’est un peu comme si sa voix l’avait devancée dans son oasis.
Dans les trois parties suivantes qui portent les titres « Nubilité », « Maternité » et « La jeune
fille », Assia Djebar évoque sa maternité à elle. Dans le chapitre « Nubilité », elle s’adresse
d’abord à sa mère (cf. « Faudrait-il le dire, ô mère (…), oui, faudrait-il te rappeler, ô mère
(…) »309), mais très vite, son dialogue avec sa mère se transforme en monologue où elle
évoque sa réaction lorsque le gynécologue lui a expliqué qu’elle n’accoucherait jamais d’un
305 Djebar, Assia : Vaste est la prison, 1995, p 307
306 Ibid, p 309
307 Ibid, p 311
308 Ibid, p 312
309 Ibid, pp 312-313
enfant à cause d’une méchante maladie. Elle réfléchit à la façon dont elle a mené jusqu’alors
sa vie, « (…) (e)ntre ombre et soleil, entre ma liberté vulnérable et l’entravement des femmes
de « chez moi », sur la frontière et le tranchant d’une terre amère et vorace (…) »310. Elle
constate :
« J’ai eu une adolescence, une nubilité blanches. Comme on dirait une mort blanche. (…) je serais
donc merveilleusement stérile, disponible pour des enfants de coeur, doublement de coeur, et jamais de sang ! »311
En effet, le blanc qu’elle associe à sa stérilité est très proche du blanc de l’effacement et de la
perte dont elle parle dans son récit Le Blanc de l’Algérie (1996). Dans Le Blanc de l’Algérie,
cette couleur est un symbole pour la mort qui ravage en Algérie et qui fait d’un pays riche en
voix, en langues et en idées une terre stérile.
Dans la partie suivante qui porte le titre « Maternité »,
elle s’attarde sur le moment où son mari et elle ont dû choisir leur bébé dans la
crèche. Ce moment était sans aucun doute l’un des plus bouleversants et des plus douloureux
de sa vie, si bien que ce retour en arrière la fait, même tant d’années plus tard, encore souffrir,
puisqu’elle a dû « (l)onger le scabreux et veiller intensément à ne point en être altérée ! »312
L’évocation de cet événement du passé lui coûte beaucoup ; elle n’a pas la force d’écrire ce
récit à la première personne, mais elle choisit un récit à la troisième personne. De cette façon,
elle introduit une distance entre l’héroïne du récit, « Isma », et elle. Ce n’est que vers la fin de
cette partie qu’elle revient de nouveau au récit à la première personne, quand elle évoque le
moment où elle a commenté l’instant pour sa fille adolescente, quinze ans après.
Dans la dernière partie de ce chapitre intitulée « La jeune fille », Assia Djebar raconte
comment, en octobre 1988, lors des émeutes à Alger, elle a pris le premier avion afin de
rejoindre sa fille qui, toute seule, se trouvait dans la capitale où elle faisait à l’époque ses
études. Lors de son séjour à Alger, sa fille lui raconte qu’on lui a offert un poste
d’enseignement dans la ville de son père. Assia Djebar est choquée par cette annonce, et elle
essaie de la persuader de refuser cette offre d’emploi. Derrière ce refus net de la mère et
écrivaine se cache de nouveau une question linguistique. Ainsi, dans la ville de son père, les
femmes se servent entre elles du mot « l’e’dou », « l’ennemi » en arabe, pour désigner leur
époux. Confrontée à une telle réalité linguistique, comment une femme pourrait-elle donc y
être heureuse ? Comment pourrait-elle y tomber amoureuse ?313 Enfin, elle se rend compte
qu’en ayant interdit à sa fille de s’installer en Algérie, dans le pays de son père et de ses
310 Ibid, p 313
311 Ibid, p 313
312 Ibid, p 319
313 cf. Ibid, p 320
ancêtres, elle a fait d’elle une nouvelle « fugitive », une « fugitive » qui s’insère dans la lignée
de « fugitives » dont la première est l’aïeule qui a quitté son époux afin de s’installer en ville,
dont la seconde est sa mère Bahia qui a tourné le dos au berbère, qui a appris le français, qui a
même voyagé en France pour rendre visite à son fils dans les diverses prisons, dont la
troisième est elle-même qui a quitté l’ombre millénaire qui enferme les femmes en allant à
l’école, en continuant ses études et en écrivant. Elle dit : « (…) je faisais de ma fille, prête
alors à s’ancrer dans la terre de son père, une fugitive nouvelle. »314
.
ROSWITHA GEYSS
BILINGUISME ET DOUBLE IDENTITÉ DANS LA
LITTÉRATURE MAGHRÉBINE DE LANGUE FRANÇAISE
Le cas d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar
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