Récit du lynchage de deux poseuses de bombes après un attentat manqué en janvier 1957.
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Perle dans un écrin, princesse courtisée faisant face avec dignité aux vicissitudes de l'histoire, Alger la Blanche brillait sous les rayons d'un soleil printanier en ce dimanche de ces années cinquante, années des zazous aux cheveux gominés et surtout années noires pour notre peuple.
Avec mes petits copains du quartier nous nous aventurâmes, des ruelles étroites et tortueuses de notre Casbah bien-aimée, jusqu'à «Bab El Oued l'interdit», ne nous doutant pas que cette journée ensoleillée allait marquer notre vie à jamais. Hauts comme trois pommes, prenant notre courage à deux mains et notre candeur aidant, nous dévalâmes la pente de la Rampe Valée qui longe le magnifique jardin Marengo, jusqu'à ce fameux quartier, repaire des pieds-noirs, juste pour admirer cette chose magique, pour nous, petits «Arabes» : une télévision allumée exposée dans une vitrine.
C’était grâce au «téléphone arabe» que nous faisions cette virée. Cette journée dominicale, était l'occasion, pour les plus pieux, d'aller prier là haut sur la colline dans la basilique Notre-Dame d'Afrique où le panorama était magnifique, pour certains de faire leurs emplettes au marché des Trois-Horloges ou au marché Nelson aux étals biens achalandés et aux odeurs méditerranéennes, pour d’autres de déambuler sur le front de mer d'El Kettani, profitant de cette chaude matinée qui appelait au farniente. Les plus âgés, en bras de chemise, béret basque sur la tête, jouaient à la pétanque à l'ombre des arbres tout en commentant le tiercé de la journée. Bab El Oued, ou Cantera comme l'appelaient les Algérois, Bab El Oued de nos jeunes années, Bab El Oued le frondeur, respirait la Méditerranée par ses odeurs, son ciel azur, ses belles filles aux yeux de feu et cet inimitable accent propre aux pieds-noirs, le «pataouète». Journée magnifique et calme où le pastis et l'anisette coulaient à flots dans les bars et où la gouaille s'entendait jusque dans la rue. Image d'Epinal !
Soudain, un bruit sourd, des cris, des gens apeurés et affolés courant dans tous les sens en criant. Une bombe venait d'éclater à l'arrêt de bus des Trois Horloges, en plein centre de Bab El Oued. Attirés par les cris et curieux comme pas un, nous nous précipitâmes vers les arrêts de bus et là, au milieu de cette foule dense qui gesticulait, nos yeux innocents virent une chose atroce : des corps mutilés gisant sur le trottoir, du sang, des gémissements, des pleurs ; deux femmes voilées, blessées aux mains et aux bras, étaient allongées par terre. Cauchemar ou réalité ? En quelques instants la police fut sur les lieux. Son premier geste fut d'évacuer les deux femmes vers le commissariat qui se trouvait à quelques dizaines de mètres de là, suivi par cette foule qui grossissait à vue d'œil et qui devenait de plus en plus menaçante. Nous faufilant au milieu de ces hommes et femmes de tous âges, nous nous retrouvâmes face au commissariat du 5e arrondissement où de nombreux policiers, venus en renfort, montaient la garde face à ce flot qui devenait de plus en plus agressif. Une émeute se préparait. Les esprits échauffés par ce spectacle macabre, les uns encourageant les autres, agglutinés face au commissariat, les pieds-noirs appelaient au meurtre des deux femmes arabes.
Pourquoi, nous demandions-nous, puisque ce sont des victimes, blessées aussi et nécessitant d’être soignées en toute urgence ? «Assassins, assassins, on veut les fatmas !» vociférait la foule en délire tout en avançant vers l'entrée du commissariat. Soudain, les policiers furent débordés et quelques «gros bras» réussirent à entrer dans le poste de police. Image gravée à jamais dans nos jeunes esprits : les «gros bras» ressortirent, traînant par les cheveux les deux femmes blessées. Notre coeur se serrât et nos yeux s'emplirent de larmes à la vue de ce spectacle inhumain. Sourds aux supplications et aux lamentations de ces deux malheureuses femmes aux vêtements en lambeaux et au visage tuméfié, ils les jetèrent en pâture à cette masse ivre de folie qui rend l'homme plus féroce qu'un animal sauvage et plus vil que jamais. Nous assistions à un lynchage en bonne et due forme, digne du Ku Kux Klan qui sévissait dans le sud des Etats Unis ! La foule, devenue incontrôlable, criait : «A mort, à mort les fatmas !» Tel des sables mouvants, cette ignoble masse humaine engloutit ces pauvres femmes à jamais, elles disparurent de notre vue ; lambeaux de chairs humaines. Pétrifiés, nous restions là, terrassés par cette atrocité commise sous nos yeux d'enfants, terrible scène qui hanta nos nuits et nos rêves innocents devenus cauchemars. Subitement, nous rendant compte que nous aussi étions des «petits mokhamed», nous prîmes nos jambes à notre cou jusqu'à notre fief, notre Casbah où nous nous sentions en sécurité.
En fait, c’étaient deux moudjahidas victimes de leur propre bombe artisanale dont le détonateur avait été mal réglé. Combien furent-elles à sacrifier leur jeunesse pour cette noble cause qu'on appelle liberté ? Cinquante ans après je revois, dans le détail, cette atrocité commise sous mes yeux. C'est le cœur déchiré que je me permets aujourd'hui de rendre hommage à ces deux Algériennes que je considère, avec fierté, comme mes sœurs. Valeureuses femmes !
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