Mon amie française qui m'a sauvé la vie
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Mon histoire remonte à la guerre de Libération nationale, plus précisément en 1955 où j’ai commencé à fréquenter un ami de mon regretté frère, en l’occurrence Belkacemi Hamou, un commerçant de profession qui faisait de la politique depuis 1948.
Il avait des antécédents politiques avec les autorités locales (caïd, administrateurs…) Je me suis lié d’amitié avec lui. Il me prêtait souvent un livre dont je me souviens, «Le Parfait secrétaire», qu’il utilisait pour écrire des requêtes, des revendications d’ordre politique. Un jour, au cours d’une discussion, il me demanda si j’avais vu l’emblème national de l’Algérie, je lui ai répondu : «Jamais.» C’est alors qu’il a tiré de dessous son comptoir un magnifique drapeau vert et rouge, qui illuminait mes yeux pour la première fois, et que la France a renié depuis plus de 130 ans. Le drapeau était parfumé et bien plié.
Je me suis alors empressé de l’embrasser. Je précise que Belkacemi Hamou a rejoint le maquis à partir de Tizi Ouzou, où il est tombé en martyr ; il était dans le groupe du valeureux chahid Si Amirouche. En 1957, j’avais pris contact avec Azzaz Rahmani Abdelaziz, moudjahid, qui habitait à El Abaziz où il avait un moulin à blé. Je partais avec lui pour livrer des denrées alimentaires et des effets vestimentaires militaires qui provenaient de mon beau-frère militaire, tombé au champ d’honneur, et une paire de jumelles et ceci jusqu’à son arrestation. Toujours en 1957, comme j’exerçais la profession de photographe, on m’a contacté pour développer des pellicules du FLN, tout en me disant que les photos étaient destinées à être envoyées à l’ONU pour faire reconnaître notre cause. Pour cela, j’utilisais du papier de premier choix, sans contrepartie, avec des moudjahidine toujours en vie : Boudouissa Yahia et Metahri M’hamed. En 1957 sont tombés les premiers chouhada de Khemisti (ex-Bourbaki) au nombre de sept, originaires de quatre familles. Ils étaient tous des notables du village, certains étaient conseillers municipaux de la commune de Bourbaki. Lors de l’appel du FLN à la grève des huit jours, tous les élus étaient invités à la démission et ils ont répondu favorablement à l’appel. Leur position était claire : cautionner la révolution. Cela a conduit à leur arrestation. Le chahid Allouet Tayeb, ex-joueur de football au Widad de Vialar (aujourd’hui Tissemsilt), un mercredi du mois de mars 1957, une personne étrangère à Bourbaki lui demanda de le conduire à Vialar avec sa voiture (une traction avant) en contrepartie d’une indemnisation.
Au cours du voyage, près de la ferme Aïn Sfaâ qui était un centre de torture, l’inconnu, sous la menace d’une arme, dévia Allouet Tayeb vers cette ferme. Trois jours après son arrestation, par une nuit sans lune, quelques colons de Bourbaki, accompagnés de militaires avec leurs chars, ont procédé à un ratissage ; ils ont arrêté les six autres membres dans des conditions atroces : les deux frères Boudouissa, les deux frères Nasri, Fekreche Mohamed et le frère de Tayeb, Allaout Abdelkader. Après les avoir tués sous la torture, ils furent amenés dans leur propre voiture à Taza (aujourd’hui Bordj Emir Abdelkader) où ils furent arrosés d’essence et brûlés. Comme cette région était classée zone interdite, aucun membre de leurs familles n’a osé se déplacer pour les ramener. Des moudjahidine ont procédé à leur enterrement. Boudouissi Abdelkader était un ancien politicien qui lisait beaucoup les journaux, dont Alger Républicain ; il m’envoyait lui chercher à Vialar des journaux qui n’étaient pas disponible à Bourbaki, comme le Monde et France Soir ; il me demandait d’envoyer un enfant les acheter afin de ne pas être remarqué. En 1958, je fus appelé sous les drapeaux pour faire mon service militaire à Orléansville (aujourd’hui Chlef) malgré l’état signalétique du maire de Bourbaki, transmis au sous-préfet de Theniet El Had sur les sentiments nationalistes de la classe 57/58 concernant l’opération de filtrage ou j’étais classé «élément douteux».
J’étais détaché comme moniteur de sport non armé, ce qui ne m’a pas empêché de récolter une trentaine de balles de Mat 49 auprès d’amis militaires musulmans. Durant une permission de 24 heures où j’ai regagné ma ville natale, à mes risques et périls durant le voyage, j’ai remis ces munitions à Boudouissa Yahia (toujours vivant). Malgré cette courte permission, j’ai pris le temps de développer quelques pellicules. Libéré en 1960, je continuais à participer à la révolution. C’est ainsi que Metahri Laouni, frère de la personne avec qui je travaillais, m’apporta trois pellicules de moudjahidine de Vialar, me demanda de les développer, ce que j’ai fait. Je lui ai remis les photos et, deux jours après, la personne qui lui avait remis les pellicules à Vialar a été arrêtée et, sous la torture, m’a dénoncé.
Le service du 2e bureau de Vialar où cette personne a été arrêtée ont projeté de venir perquisitionner chez moi où ils auraient pu trouver non seulement les trois pellicules de l’intéressé, mais une dizaine d’autres que je devais développer pour le FLN. C’est alors que Servoles Gaston, capitaine de l’unité territoriale de Bourbaki dont il est originaire et où il est colon, qui connaissait ma famille, a pris l’affaire en main. Il est venu me trouver, devant l’épicerie de mon père, et m’a invité à monter dans sa Jeep. Tout juste installé, je lui dis : «Ça va Monsieur Gaston ?» D’un air sévère, il me répliqua : «Non, ça va pas !» «Pourquoi ?» Il me répondit : «Parce que tu as fait le con.» Puis me raconta, dans le détail, l’affaire des trois pellicules. Réflexion faite, je n’avais pas d’autre choix que de reconnaître les faits car craignant une perquisition, ce qui aurait été catastrophique. Après avoir récupéré les photos, il me conduisit au 2e bureau où j’ai été fixé en compagnie de la personne qui m’a ramené les pellicules et comme consigne : interdiction de quitter le village. En 1958, mon beau-frère Belacheb Abdelkader (chahid) qui était militaire à Douéra et en contact permanent avec le FLN, projetait de déserter l’armée française ; je l’ai accompagné à Douéra pour ramener la voiture. Quelques jours après, j’ai appris sa désertion. Afin de détourner l’attention des services de sécurité, je lui ai écrit une lettre, puis une deuxième lettre de rappel, pour avoir de ses nouvelles.
Ces correspondances ont été transmises à la gendarmerie de Bourbaki qui donna l’ordre au receveur de la poste de les détourner vers la gendarmerie pour contrôle et ce, jusqu’à 1962. En 1961, le groupe d’autodéfense des Chouaïmia était implanté à Sidi Mamour où les moudjahidine venaient se reposer ; parmi eux les frères Chami Mohamed, Benaïcha et Abderahame à qui je fournissais des burettes d’huile et de la graisse pour l’entretien des armes du FLN. Je leur développais aussi des pellicules. Le 4 septembre 1961, ils ont déserté pour rejoindre le maquis avec armes et munitions. Le lendemain matin, soit le 5 septembre 1961, j’ai été arrêté avec deux autres moudjahidine, les frères Tchikou M’hamed et Abdelkader. Détenus dans la cave du PC militaire de Bourbaki, le soir nous fûmes transférés au 2e bureau de Vialar (la remonte) qui était un centre de torture. A peine arrivés, on nous sépara. On m’emmena dans la salle de l’horreur où on me déshabilla. Une fois tout nu, ils commencèrent les séances de torture sans répit. J’ai été torturé à la gégène dans les parties intimes, aux oreilles.
Le plus insupportable était l’eau mélangée à du sel. Lorsqu’ils me plongeaient la tête et le tronc dedans, c’était écœurant et insupportable. J’ai fini par perdre connaissance. Ceux qui me torturaient étaient deux militaires, dont un sergent-chef du nom de Mistral qui parlait couramment l’arabe. En présence du capitaine chargé de la torture, celui-ci ne cessait de me rappeler : «L’autre jour c’étaient des photos, mais aujourd’hui ce sont les armes disparues», faisant référence aux membres du groupe d’autodéfense qui avaient déserté. Vingt jours après, on m’emmena dans une salle où il y avait deux lieutenants ; je connaissais l’un d’eux, qui était originaire de Bourbaki ; on était à la même école et son père avait été tué par le FLN. Ce dernier me dit qu’il ne s’était pas occupé de mon affaire me conseilla de vider le sac pour être laissé tranquille. Je lui ai répondu par la négative, que je n’avais rien dans le sac. Le lieutenant qui l’accompagnait, chargé de mon interrogatoire, m’invita à m’asseoir devant une table et me remit un stylo et une feuille blanche, tout en me dictant un sujet pour comparer mon écriture avec une lettre du FLN.
Durant ma détention, une amie, Française de souche, avec laquelle j’étais lié depuis notre enfance, est intervenue auprès d’un membre du 2e bureau, Plantier Max, qui était son voisin, pour obtenir ma libération en contrepartie d’un chantage. La personne arrêtée pouvait être violée et exécutée, mais elle pouvait s’en sortir à une condition ; donner son honneur. Sans hésitation, elle a accepté. Deux jours après, j’ai été libéré. Ce n’est qu’en 1966 que j’ai eu connaissance de ces faits, lors d’une visite à Toulouse, en France. Elle me dit avec un soupir «Tu sais Aïssa, tu m’as coûté très cher !» En 1961, mon amie Viviane – on habitait l’un en face de l’autre et elle venait souvent chez moi – m’appris que le capitaine de l’unité territoriale, Servoles Gaston, avait remis à son mari une arme de guerre et des munitions. Je lui ai demandé si elle pouvait me les donner ; sans hésiter, elle était d’accord. Elle m’a indiqué où se trouvait l’arme et il était convenu entre nous qu’elle me laisserait la porte de la cour ouverte. Pour me laisser le terrain libre, elle a emmené son mari chez sa mère, qui habitait un peu plus haut, au café. J’ai contacté un moudjahid, en l’occurrence Ahmed Ighoud, et nous avons été prendre l’arme de marque Garand et les munitions. J’ai fait un signe de la tête à Viviane : mission accomplie. C’est alors qu’elle est revenue chez elle avec son mari ; faisant l’innocente, elle s’exclama : «Oh Henry, les armes ont disparu !» Et celui-ci sortit en courant pour alerter son chef de la disparition de l’arme. Autre fait marquant, toujours avec mon amie Viviane : l’ex-caïd Ferhat Benyoucef, qui avait été détenu à Orléanville pour collaboration avec le FLN, venait d’être libéré. De passage chez la mère de mon amie « Viviane qui était sa locataire, celui-ci a projeté de passer la nuit à Bourbaki.
Des membres de l’OAS ayant appris cette nouvelle, ont projeté de l’assassiner dans la nuit. Mon amie, qui avait été témoin du projet, est venue toute affolée en me disant : «Ce soir ils vont tuer le caïd Benyoucef !» Sur le champ, j’ai été voir Ferhat Benyoucef pour lui dire de ne pas passer la nuit à Bourbaki. C’est ce qu’il a fait et il est allé à Taine, à 6 km de Bourbaki. Me voyant menacé, mon amie m’a remis un pistolet 6/35 pour me défendre au cas où l’OAS viendrait frapper à ma porte. Je me souviens du 11 décembre 1960, j’ai vécu un jour pas comme les autres devant le courage et la foi de cette jeunesse, de ces vieux, de ces femmes qui répondaient par des youyous de joie… je ne les oublierais jamais car c’était l’image la plus belle, la plus vraie. J’étais si ému en regardant deux jeunes filles brandissant l’emblème vert et blanc avec une telle vigueur qu’il semblait que même la mort ne le leur aurait pas fait lâcher.
Ce jour-là, je me trouvais chez la famille au 120, rue de Lyon à Belcourt (Alger). J’étais sur la terrasse du magasin Sator où un jeune homme, avec un micro, prononçait un discours révolutionnaire. Il y avait des banderoles «Algérie, Algérienne», «Abbas + De Gaulle = négociations». Nous n’étions pas loin du Monoprix de Belcourt, où des jeunes ont mis le feu, la nuit. De crainte d’une propagation de l’incendie, nous avons, ma famille et moi-même, passé cette nuit-là chez des parents, au boulevard Cervantès. En conclusion je dirais ceci : jeunesse de l’Indépendance, pour refaire l’Algérie et vous montrer dignes de nos chouhada et de nos vrais moudjahidine et moudjahidate qui ont tant souffert, vous devez relever le flambeau. Gloire à nos martyrs et vive l’Algérie !
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