Azouz Begag: "La colonisation est un viol"
"Leçons coloniales" aux éditions Delcourt. Photo Delcourt
L’ancien ministre délégué à la Promotion de l'égalité des chances sous la présidence de Jacques Chirac a écrit le scénario d’une bande dessinée historique sur les massacres de Sétif, «Leçons coloniales» aux éditions Delcourt. Nous l’avons rencontré en compagnie du dessinateur Djillali Defali.
Quel a été le point de départ de votre collaboration?
Azouz Begag. Une connaissance en commun, obsédée par le sort des tirailleurs algériens après la Seconde Guerre mondiale, nous a mis en relation. Il voulait à tout prix faire une bande dessinée sur le destin de son grand-père mais je ne voulais pas écrire une histoire ex-nihilo. Comme j’avais déjà écrit un scénario de film sur les massacres de Sétif, le 8 mai 1945, je pensais intégrer un tirailleur à mon récit. Il m’a alors mis en contact avec un dessinateur qui vivait à Bordeaux . Je lui ai envoyé le texte et c’est ainsi que l’album «Leçons coloniales» est né.
Djillali Defali. Le récit parlait du massacre de Sétif mais aussi de la vie en Algérie sous la colonisation. Tout de suite, j’ai eu envie de le transposer en bande-dessinée. J’ai contacté l’éditeur Delcourt qui a accepté le pari. Au départ, c’était un gros scénario de cinéma qu’il a fallu condenser. J’ai avant tout voulu servir l’histoire par le dessin.
Azouz Begag. Ses parents sont de l’Ouest algérien, je suis originaire de Sétif et on avait tous les deux le désir de parler de nos racines sans esprit guerrier ni volonté de revanche ou quoi que ce soit. Ce qui m’intéressait aussi était de pouvoir répondre à une question qui m’a longtemps hanté : pourquoi nos parents étaient analphabètes alors que l’Algérie était un département français. Grâce à des recherches historiques, nous avons retrouvé un décret de novembre 1944 qui établissait un vaste plan de scolarisation des populations indigènes en Algérie. Le gouvernement français de l’école décide d’emmener un million d’enfants sur le chemin de 20 à 30000 classes et de former puis d’envoyer des milliers de professeurs. Parmi ceux-ci, notre héroïne, Marie Delmas, qui arrive en Algérie comme un dernier recours. A mon sens, si tous les enfants – gens d’ici ou gens d’ailleurs – avaient pu être à l’école de France dès 1830 à égalité des chances, la fin de la colonie ne se serait pas déroulée dans la violence.
Elle arrive six mois avant les massacres de Sétif dans une dernière tentative d’éviter que ne coule le sang. Mais le 8 mai 1945, alors que la guerre est finie en Europe, on apprend que la liberté et la démocratie sont contagieuses. Les Algériens se mettent à rêver d’indépendance et réclament des droits et une plus grande autonomie. Mais les Français refusent ce qu’ils viennent d’obtenir… A partir du 8 mai, des destroyers de guerre vont bombarder en aveugle les montagnes et les villages kabyles pour faire peur et éteindre la révolution qui vient de naître. Quelques jours après, l’avion française a été envoyée pour raser la région. On ne saura jamais combien de victimes exactes sont mortes dans cette opération militaire – par milliers des corps ont été brûlés dans des fours à chaux. Comme cette douloureuse page de notre histoire est insuffisamment connue du public français, on a pensé qu’une bande dessinée serait le médium idéal pour toucher les jeunes. C’est à mes yeux un acte pédagogique alors que l’on commémore les 50 ans des accords d’Evian. Il est important que les millions de Français qui portent une part d’Algérie en eux – pieds-noirs, immigrés, anciens envoyés du contingent, harkis – connaissent mieux le passé pour construire une histoire commune.
Comment expliquer cette réticence à parler de la guerre d’Algérie cinquante ans après?
Azouz Begag. La communauté pied noir et la communauté des harkis représentent une force électorale importante, surtout dans le Sud de la France. C’est pour ça que les gens qu’ils élisent à l’Assemblée nationale sont capables en 2005 de voter une loi sur les aspects positifs de la colonisation français, alors que les millions d’Arabes qui vivent dans l’Hexagone ne participent pas au jeu électoral et n’existent pas sur le plan politique. Il est plus facile de leur taper dessus, d’engager un débat en 2012 sur la viande Halal à quelques mois de l’élection présidentielle plutôt que sur la guerre d’Algérie. Avec «Leçons coloniales», je voulais enseigner l’universalisme français. On aurait pu profiter de cet incroyable mélange de culture, de cette diversité qui existait encore pour en faire un creuset universel digne et emblématique de ce qu’est l’esprit français aux yeux du monde entier. Hélas, ce ne fut jamais l’ambition française. Sur le plan politique, un colon valait dix Algériens, cela ne pouvait pas marcher.
Toutes les colonisations doivent être considérées comme un viol. Un viol commis à mains armées – on n’arrive pas avec des fleurs et des gâteaux mais avec une armée. On pille toutes les richesses d’un peuple. On ne peut pas dire 20, 30, 50 ans après qu’il y a eu des aspects positifs. De la jouissance pendant le viol. C’est impossible. Il faut reconnaître que la France a violé l’Algérie depuis 1830. Nous devons des excuses aux peuples colonisés, des réparations. Les pieds-noirs qui vivaient en Algérie en 1940 sont aussi les otages du passé. Ils n’étaient pas là en 1830. Ils ont cultivé la terre, ont fait pousser des arbres. Ils ont raison de revendiquer une part d’Algériennité. Nous, nous ne sommes pas nés là-bas mais nous transportons les douleurs nues de nos ancêtres.
"Un privilège de pouvoir toucher la jeunesse"
Comment avez-vous abordé le travail de reconstitution?
Djillali Defali. Cela a été compliqué de trouver de la documentation sur cette période. Cela a été très difficile d’obtenir des données militaires ou même des archives sur la ville de Sétif. Il doit exister des images mais nous n’avons pas réussi à les obtenir. Nous sommes allés sur les lieux de la tragédie pour prendre des photos. Il existe toujours des bâtiments de l’époque coloniale : le café de France, la gare… C’était nécessaire. Visuellement je ne voyais pas la ville de Sétif et je ne pouvais pas travailler à partir quelques cartes postales dénichées ça et là.
Azouz Begag. Tous les faits sont réels. Je me suis inspiré des témoignages, du récit de ma mère qui a aujourd’hui 92 ans.
Djillali Defali. Dans ma famille, c’est une fierté que je fasse une bande dessinée historique sur l’Algérie. J’ai fait «Les blagues du Bled» dans mon village, mais là c’est différent. C’est la première fois que ma mère est pressée de découvrir le résultat final.
Azouz Begag. Pour un chercheur comme moi qui a écrit des ouvrages sur l’Algérie, qui a écrit «Le Gone de Chaâba», ensuite adapté en film, c’est apothéose. Une bande dessinée s’adresse à un large public et c’est un privilège de pouvoir toucher la jeunesse.
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Interview Yannick Vely - Parismatch.com
Azouz Begag
Le livre Leçons coloniales, écrit par Azouz Begag, et mis en planches de bandes dessinées par Djillali Defali (éditions Delcourt, Paris avril 2012), est l’une des meilleures surprises éditoriales de cette année du cinquantenaire de l’Algérie indépendante. Publié aux éditions Delcourt, il revient à l’orée de l’événement le plus décisif avant le 1er Novembre, celui du 8 Mai 1945 et son cortège d’horreurs. L’histoire commence comme un conte humaniste, celui de Marie Delmas arrivée de Métropole, en 1945, pour prendre son premier poste d’institutrice à Sétif. Chargée de promouvoir la scolarisation des enfants indigènes, elle éprouve des difficultés dans son projet d’école mixte. Sa route croisera celle de deux jeunes Algériens, Amor et Fatma, rêvant à leur avenir commun qui va se heurter à l’histoire en marche, celle d’une spirale inscrite depuis 1830, la lutte pour l’émancipation nationale. Azouz Begag nous en parle.
-Dans Leçons coloniales, magnifiquement dessiné par Djillali Defali, on a le mirage d’une France qui se voudrait généreuse, mais incapable d’appliquer cette générosité…
C’est l’histoire de mon père analphabète qui ne pouvait pas aller à l’école et qui entendait et voyait les enfants à l’école d’à-côté tandis qu’il gardait les moutons. Mon père me racontait qu’il avait essayé de voir, à pas de loup, ce qui se passait à l’école, et il a tiré le rideau pour voir ces enfants de France qui apprenaient. Il se voyait devant ce tableau comme un pouilleux. Il m’avait raconté ça, et cela m’avait touché. En cherchant les raisons de l’analphabétisme des anciens, j’ai trouvé la question de la non-éducation des Arabes dans l’Algérie coloniale.
-Il y a cette institutrice française qui tente de remonter la pente du déni. Pourquoi ?
C’est trop tard, parce que le fossé est déjà trop grand entre les Français et les Algériens. Il y a ce fameux décret de novembre 1944 qui prévoit un vaste plan de scolarisation des Algériens. De 1830 à 1944, les occupants n’avaient pas compris l’avenir commun. Quelques mois avant les massacres du 8 Mai 1945, ils ont tenté de sauver la mise, mais c’était trop tard. C’est dans ce contexte que la prof arrive, mais cela ne fonctionne pas, parce que les Algériens n’ont plus confiance, la guerre est en cours en Europe, Hitler est sur le point d’être battu. Comme la liberté est une maladie contagieuse, le 8 Mai 1945 arrive, et c’est déjà le printemps arabe. Avec la fin du nazisme, les Algériens se sont dit pourquoi pas nous, comme en janvier 2011, les Tunisiens se sont dit pourquoi pas nous ?
-Comment souhaitez-vous que Leçons coloniales soit lu ?
J’ai voulu faire en sorte que ce ne soit pas un livre belliqueux, un livre de responsabilité, de culpabilisation des uns des autres. J’ai voulu seulement signaler le rendez-vous manqué de la France en Algérie coloniale, vis-à-vis de l’éducation. Je suis convaincu que c’est par l’éducation qu’on arrive à amener les enfants vers plus de tolérance, de compréhension, de curiosité, et, finalement, vers l’harmonie entre les peuples.
-A condition de régler le problème essentiel qui était celui de la justice…
Absolument, et à commencer par celui de l’inégalité politique. Puisque nos parents votaient au deuxième Collège, signe d’une terrible inégalité sociale et politique. Savoir que 90% des habitants d’Algérie élisaient 10% de l’assemblée et que 10% élisaient 90% de la représentation, la question de l’intégration était cruciale et pas accordée aux Algériens. J’ai toujours considéré que la colonisation est un viol. Il n’y avait pas de demande de l’armée française par les Algériens ou des Turcs de venir les coloniser. Je trouve scandaleux qu’en 2005 on ait parlé à l’Assemblée des aspects positifs de la colonisation. On ne peut pas dire après un viol qu’il y a eu des moments de plaisir. Mais il y a aujourd’hui des juifs d’Algérie, des harkis, des pieds-noirs qui peuvent revendiquer une part d’Algérie, et cette bande dessinée a aussi cette prétention de rendre à chacun l’Algérie qui aurait pu être un paradis.
-Justement, comment voyez-vous la manière dont le cinquantième anniversaire de l’indépendance algérienne a été traité en France ?
Il n’y a pas eu de traitement. Pas plus que le 8 Mai ne l’est. Aujourd’hui, le moment est venu d’un geste symbolique fort de la France, une demande de pardon pour le massacre de nos ancêtres commis depuis 1830.
-De demander pardon, ou de reconnaître simplement…
De demander pardon aussi, car quand on regarde les effroyables tueries de ceux qui voulaient éliminer les Algériens un par un, pour les soumettre à la domination coloniale, je pense que les douleurs se transmettent de génération en génération, et nos aînés nous ont transmis cela.
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Walid Mebarek
Fin 44, le gouvernement français a décidé de scolariser tous les Français musulmans d'Algérie. Une décision politique très mal vue par les colons. Cet album de BD, écrit par Azouz Begag, écrivain et ancien ministre de Dominique de Villepin, et dessiné par Djillali Defali raconte la courte expérience d'une jeune institutrice pleine d'idéal. Marie arrive de métropole. Elle prend son poste à Sétif, dans l'arrière-pays. Cette femme seule, osant enseigner des rudiments d'arabes aux enfants de colons, est rapidement prise en grippe par la communauté pieds-noirs. Mais forte de la loi, elle insiste. Alors que la libération de la France donne des idées aux Algériens, dans sa classe, Marie constate que les élèves musulmans sont de plus en plus nombreux. Ils deviennent même majoritaires quand les parents européens décident de retirer leurs enfants en signe de protestation. Le 8 mai 45, une manifestation en faveur de l'indépendance dégénère. L'école détruite, Marie préfère rentrer en France, amère, déçue.
Sans manichéisme excessif, Azouz Begag a certainement puisé dans les souvenirs de ses parents, ouvriers agricoles à Sétif, pour raconter cette étape, une des premières dans les désirs d'indépendance de l'Algérie.
« Leçons coloniales », Delcourt, 16,95 €
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