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À 91 ans, Jean Daniel, le cofondateur du "Nouvel Observateur", poursuit ses confessions au "Point" en évoquant l'ami Camus.
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Il y a surtout Albert Camus, que célèbre cette année Michel Onfray et qui, à l'aune de la postérité, a gagné par KO son match contre Sartre. Comment l'expliquez-vous ?
Ce sont deux parcours opposés. Parce qu'il était tuberculeux, Camus, né dans un milieu pauvre, n'a pas pu passer le concours de l'agrégation. Il n'avait aucun titre, c'était un roturier. Sartre, lui, a suivi la voie royale : Louis-le-Grand, Henri-IV, la Rue d'Ulm, le concours général, l'agrégation, la thèse. Il vivait dans un milieu parisien très fermé où l'on comptait Raymond Aron et Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty, Paul Nizan, Arthur Koestler et quelques autres ! Quand Camus est arrivé de son Algérie natale, il les a éblouis par sa beauté, son assurance. Sans parler de l'incroyable qualité de ses deux premiers livres : L'étranger et Le mythe de Sisyphe, et de sa pièce de théâtre Caligula. Simone de Beauvoir a tout fait pour coucher avec lui, mais elle n'était pas son genre, comme il me l'a dit un jour [Entre nous, elle n'était pas le mien non plus...].
Tiens ! Comment l'avez-vous rencontré, Camus ?
Eh bien, voilà une question que Michel Onfray n'a pas pensé à me poser. Après la guerre, encore très jeune, j'ai fondé une revue avec des amis, Caliban. Un jour, le téléphone sonne : "Ici Camus." C'était comme si j'avais entendu : "Ici Napoléon." Il m'a proposé de publier La maison du peuple, de Louis Guilloux. Je suis allé le voir dans son bureau chez Gallimard. Il était si fier d'être là. Au-dessus de lui, il y avait un grand portrait : un jour, Nietzsche, le lendemain, Dostoïevski. Je lui ai demandé d'écrire la préface pour le Guilloux, ce qu'il a accepté avec un sourire qui voulait dire : "Vous allez vite, vous êtes bien de chez nous." Après ça, pour mon bonheur, une amitié s'est nouée. On se retrouvait dans un petit restaurant grec, Le Vieux Paris, à Saint-Germain-des-Prés. Sitôt le dîner terminé, il commençait à s'impatienter : l'on savait qu'il voulait danser, et l'on filait au Schubert, boulevard du Montparnasse, pour écouter du blues. Il était déjà connu. Lorsque nous arrivions, le petit orchestre saluait sa présence en jouant Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, de Charles Trenet. Il adorait danser, il avait le sens du rythme, et il vérifiait en dansant que sa partenaire pourrait s'accorder avec lui.
Quelle était la nature de sa relation avec les femmes ?
Il m'a dit un jour que chaque fois qu'il avait eu une liaison avec l'une d'entre elles, c'était un sentiment de gratitude qui l'habitait. C'était sa fidélité. Parfois Casanova, jamais Don Juan. La fidélité à une maîtresse comptait presque autant que l'amour qu'il portait à une nouvelle femme, il n'y a que des gens très fins qui peuvent comprendre. Il couchait, par exemple, avec Maria Casarès, il maintenait avec sa femme les ferveurs intermittentes de la conjugalité, mais en même temps il était fidèle, ressentant pour chacune, à jamais, une reconnaissance inépuisable : "Je garde pour la vie, un à un, les souvenirs des moments qu'elles m'ont donnés", me disait-il, quand nous avions ce genre de conversations sur la philosophie du donjuanisme.
Avec Sartre, malgré leur amitié au départ, c'était donc le jour et la nuit...
Il y a eu en effet au départ un vrai sentiment de tendresse, protectrice chez Sartre, admiratrice chez Camus. Oui, d'autant qu'entre eux il y avait vraiment une distance de classe. Il faut quand même se rappeler que les Sartre, Aron, Nizan, Beauvoir forment une sorte de clique, de clan, où l'on dispute les premières places dans tous les plus prestigieux concours de la République. Un milieu, aussi, pour lequel le génie n'appartient plus aux romanciers, mais aux philosophes. Un milieu où l'on n'est considéré comme un créateur que quand on crée des concepts, et non plus, comme avant, des personnages. L'unique question qui se pose quand arrive un nouveau venu, c'est "quel concept peut-il créer ?" Sinon, ça ne compte pas. C'est vraiment comme ça qu'on parlait à l'époque. Je me souviens de la douleur candide que m'a occasionnée mon professeur en Sorbonne, l'historien de la philosophie Émile Bréhier. Je lui ai demandé, fort de quelques résultats brillants, si je devais m'engager dans la voie de la philosophie, et il m'a répondu : "Écoutez, je crois vraiment que vous avez l'esprit philosophique, mais je ne puis pas vous assurer que vous serez un créateur de concepts !" Je l'ai pris comme une injure, j'étais même en larmes. Il a fallu que ma compagne de l'époque, la romancière Marie Susini, qui était aussi une philosophe, me dise : "Mais des concepts nouveaux, ça ne se crée pas comme ça, ça arrive quelques fois par siècle !" C'est dans ce milieu-là que Camus débarque.
Le Point : Malgré l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, Camus et Sartre, c'était donc le jour et la nuit...
Jean Daniel : Il y a eu en effet au départ un vrai sentiment de tendresse, protectrice chez Sartre, admiratrice chez Camus. Oui, d'autant qu'entre eux il y avait vraiment une distance de classe. Il faut quand même se rappeler que Sartre, Aron, Nizan, Beauvoir forment une sorte de clique, de clan, où l'on se dispute les premières places dans tous les plus prestigieux concours de la République. Un milieu, aussi, pour lequel le génie n'appartient plus aux romanciers, mais aux philosophes. Un milieu où l'on n'est considéré comme un créateur que quand on crée des concepts, et non plus, comme avant, des personnages. L'unique question qui se pose quand arrive un nouveau venu, c'est "quel concept peut-il créer ?" Sinon, ça ne compte pas. C'est vraiment comme ça qu'on parlait à l'époque. Je me souviens de la douleur candide que m'a occasionnée mon professeur en Sorbonne, l'historien de la philosophie Émile Bréhier. Je lui ai demandé, fort de quelques résultats brillants, si je devais m'engager dans la voie de la philosophie, et il m'a répondu : "Écoutez, je crois vraiment que vous avez l'esprit philosophique, mais je ne puis pas vous assurer que vous serez un créateur de concepts !" Je l'ai pris comme une injure, j'étais même en larmes. Il a fallu que ma compagne de l'époque, la romancière Marie Susini, qui était aussi une philosophe, me dise : "Mais des concepts nouveaux, ça ne se crée pas comme ça, ça arrive quelques fois par siècle !" C'est dans ce milieu-là que Camus débarque.
Comme un sans-grade, donc...
Pis, comme un voyou. Mais un voyou qui a écrit L'étranger. Et ils n'en sont pas revenus... L'étranger est précédé d'une rumeur dans tout le quartier Latin : "Camus, c'est Hemingway + Kafka." Ce type arrive comme un miracle, et je crois bien que si Beauvoir avait réussi à coucher avec lui, Sartre, qui tolérait l'éclectisme de ses amours - c'était une convention entre eux, comme vous savez - en aurait été jaloux... Ensuite vient Le mythe de Sisyphe, et la petite bande se dit : "Ah ! en plus il commence à être philosophe, tout est possible avec lui, la promesse d'un génie est là..." D'ailleurs, relisez l'article de Sartre sur L'étranger et l'éloge funèbre qu'il consacre à Camus, comme à Nizan et à Merleau-Ponty : des textes formidables de générosité et de talent par le choix des mots, leur place, leur beauté... Sartre était un génie. Curieusement, le seul qui ait bien su le dire, c'est Raymond Aron.
Pourquoi a-t-il perdu alors ?
On peut considérer avec Michel Foucault que Sartre a perdu à cause du choix qu'il a fait quand il s'est engagé, lui, le philosophe de la liberté, dans une idéologie qui fonctionnait comme une religion. Maurice Clavel regrettait que Sartre finisse par théologiser le messianisme communiste. En fait, Sartre se sentait coupable de ne pas appartenir à la classe ouvrière. Lorsque Camus parle de la misère, il en parle en connaissance de cause. Sartre est dans l'incapacité de lui dire : "Vous êtes un bourgeois comme moi..." Sartre s'en veut et s'engage dans le matérialisme historique, et cette culpabilité culminera dans sa préface aux Damnés de la terre, de Franz Fanon : "Il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé."
Mais l'échec de Sartre face à Camus tient-il seulement à des raisons politiques ? Céline aussi s'est trompé - salement - et pourtant son oeuvre est unanimement saluée. Est-ce que vous ne croyez pas qu'on se soucie moins de Sartre aujourd'hui parce que littérairement c'était un peu surfait ? Regardez son théâtre : on peine à citer une bonne pièce, alors que le Caligula de Camus est une pièce géniale, qu'on joue tout le temps. Et les romans de Sartre, qu'est-ce qu'il en reste ?
Littérairement, il restera de Sartre Les mots. C'est un chef-d'oeuvre. Comme La nausée. Et l'on peut revoir Huis clos et Les mains sales. Dans l'histoire des idées, il compte encore : il y a des pages d'anthologie dans L'être et le néant. Sartre s'est perdu en sacralisant trop l'Histoire et en mettant sur le même plan l'aliénation du juif, du Noir, de l'esclave, de l'ouvrier et de la femme. Cet existentialiste a essentialisé des situations. Cela dit, son dilettantisme ne manquait pas de séduction. Il ne relisait jamais un papier et acceptait n'importe quoi. Un jour qu'il revenait d'Amérique, où il était parti pour un reportage, il me rendit un article où il avait écrit : "Le jazz, c'est comme les bananes : ça se consomme sur place." Je trouve la formule belle, alors je lui téléphone et je lui dis que j'aimerais bien mettre cette phrase au début du papier plutôt qu'à la fin. "Faites ce que vous voulez", me répond-il. J'ai senti qu'il s'en fichait. Il ne s'intéressait pas à ce qu'il avait écrit. Camus, lui, relisait tout.
Moins talentueux ? Plus artisan ?
Non, ce n'était pas ce qu'on peut appeler un élève appliqué, ni quelqu'un de terre à terre. C'était aussi un obsédé sensuel, et il a écrit des pages dans ces moments qu'il appelait ses "extases de lucidité" - des moments qui émanaient de la puissance de l'été et qui le conduisaient à un état mystique -, qui sont parmi les plus belles de la littérature. Dans L'été à Alger, Djemila, Le retour, Le premier homme, il y a des pages sublimes.
Camus vous accompagne encore...
Je l'admirais. Son amitié était à la fois chaleureuse, stimulante et attentive. Il a publié mon premier livre dans sa collection et il a justifié publiquement son choix. À Caliban, dans la joie, puis à L'Express, dans le drame, nous ne nous sommes pas quittés. J'avais besoin de son avis. Je me suis toujours senti en insécurité lorsque je le devinais en désaccord avec moi. Après son prix Nobel, comme je lui manifestais mon inaltérable fidélité en dépit de nos désaccords sur l'Algérie, il m'a écrit : "L'important est que nous soyons vous et moi déchirés."
Parlons politique : Camus ne s'est pas trompé de combats. De ces mauvais combats qu'une certaine gauche a menés. Une gauche où l'on a compté des maoïstes hystériques malgré les millions de morts de Mao. Une gauche avec des castristes, alors qu'à Cuba le premier homosexuel venu passait sa vie en prison... Une gauche que vous avez bien connue, qui était dans la mouvance de L'Observateur, même si vous-même avez toujours été sur des positions assez justes...
Attention ! Au départ du Nouvel Obs, nous rompons avec l'Union soviétique et nous proclamons que nous voulons contribuer à déstaliniser la gauche. C'est un véritable cri de guerre que poussent ensemble André Gorz et François Furet. Notre rôle au Portugal a été considérable si vous lisez les Mémoires de Mario Soares. Je suis l'homme de trois ruptures : avec les militants de l'Algérie française, avec les staliniens et avec les ultrasionistes. Maintenant, vous avez raison, une certaine gauche s'est fourvoyée et, si vous me demandez pourquoi elle est allée si loin dans la dérive, je vous citerai George Orwell : "L'intellectuel est celui qui est le plus tenté par la dictature et, parmi ces intellectuels, l'intellectuel français est le plus doué pour ça."
Et à votre avis, pourquoi ?
L'histoire de l'hégémonie marxiste sur l'intelligentsia française a pour origine la conjonction d'une haine de la démocratie et de la social-démocratie. Le jeune Claude Roy est attiré par les maurrassiens pour les mêmes raisons que le jeune Drieu la Rochelle sera attiré par les communistes. Quelques années après, ils changeront de camp. On trouve une explication dans La pensée captive, titre du chef-d'oeuvre de Czeslaw Milosz, et dans l'Essai sur l'esprit d'orthodoxie, de l'incontournable Jean Grenier. C'est l'idéologie radicale conçue comme une religion inquisitoriale. Alors qu'en Italie les communistes nous donnaient des leçons de liberté. "Si nous étions attaqués, je m'adresserais à l'Otan", m'avait dit Berlinguer. À Paris, l'idée qu'on puisse s'écarter du marxisme, l'idée qu'on puisse ne pas discuter du marxisme chaque fois qu'un sujet naissait dans une conversation, l'idée qu'on n'aille pas, systématiquement, voir dans la bibliothèque si Engels, dans sa correspondance, n'en avait pas parlé était impensable. Oui, c'était un culte, avec les textes sacrés, les grands prêtres qui les décryptent et les citations qu'on doit apprendre pour savoir comment se comporter.
Un beau délire collectif, quand même...
Oui, et c'est le fait d'être resté camusien qui m'a protégé. Parce que je n'étais pas plus fort qu'un autre, et ces gens étaient beaux, rayonnants, sympathiques... D'ailleurs, s'il y a bien quelque chose qui m'effraie, en ce moment, c'est que tout cela revient. Une nouvelle pensée unique s'annonce dans la gauche. Quand j'entends Mélenchon, par exemple, ça me rappelle des souvenirs... C'est ça, l'inconvénient des longues vies.
C'est-à-dire ? Quels souvenirs vous rappelle Mélenchon ?
Mélenchon a un talent fou, l'art de l'éloquence et les recettes de la conviction, mais pas seulement : il rappelle le temps des grands "rhétoriqueurs" et les tribuns sur les tréteaux populaires. Pour eux, le peuple a toujours raison et le grand homme est celui qui sait lui parler. Cela dit, nous avons eu jadis une première gauche plus ou moins collectiviste, puis une deuxième gauche plus ou moins réformiste, ensuite un intermède avec la social-démocratie suédoise et la trêve du capitalisme rhénan. Pour retrouver l'État providence, chacun sait qu'il faut entièrement réinventer les données de la société de consommation et de l'économie de marché, sans perdre de vue les intérêts primordiaux de la croissance et la protection sociale. Jean-Luc Mélenchon exprime notre indignation, mais aucunement notre perspective. Je préfère réfléchir avec Pierre Rosanvallon et agir avec Michel Rocard.
"L'erreur", c'est le titre de votre seul roman, préfacé par Camus. Pourtant, quand on voit la richesse de votre vie, du transport d'explosifs dans la division Leclerc au statut de "messager de la paix" entre Kennedy et Castro, on se dit qu'il y avait matière à bien des romans...
Ma guerre, c'est dans trois nouvelles intitulées "L'ami anglais" que je l'ai racontée. Vous avez eu l'obligeance de noter qu'il y avait un personnage, le Maltais, qui était destiné à rester. C'est dans Le Point de Claude Imbert que François Nourissier a publié un immense article célébrant le romancier que révélaient Les carnets...
Donc, vous ne méprisez pas les romans ?
C'est, au contraire, ce que j'ai placé au plus haut... J'ai considéré comme des compagnons ou des compagnes Javert, Moby Dick, Raskolnikov, Julien Sorel, Anna Karénine, le prince Andreï de Guerre et paix. Je sais tout sur eux. Cela dit, j'ai vite compris que je ne pouvais pas créer de tels personnages. Mon métier a dû jouer. N'oubliez pas que je n'ai pas hérité un journal, je l'ai créé, et ça a été un véritable apostolat. J'étais comme le responsable d'un monastère. Quoi que je fisse, je pensais toujours au journal. Alors, bien sûr, j'écrivais tous les jours, et ma vie me semblait suffisamment intense pour que j'aie envie de la transmettre telle quelle plutôt que d'en inventer une autre, ou de la réinventer. C'est toujours le cas aujourd'hui, et c'est même pire, car si je vis quelque chose, mais que je ne le raconte pas dans mon journal, eh bien, c'est comme si je ne l'avais pas vécu. Comme s'il ne s'était jamais réalisé. Je n'ai pas vu un spectacle si je n'en parle pas. Le besoin de transmission coïncide avec le moment de la vision.
Vous ne regrettez donc pas ?
Je ne regrette pas, parce que ces romans que je n'ai pas écrits, je les ai vécus. Rien que ces derniers mois, j'ai vécu trois événements d'un romanesque troublant. D'abord, je suis retourné aux États-Unis, où j'ai eu la visite d'un agent de la CIA qui m'a dit que Castro, qui a présenté les deux premiers tomes de ses Mémoires, voulait me voir. Et il m'apprend une histoire invraisemblable : Castro, que j'ai rencontré à La Havane la veille de l'assassinat de Kennedy à Dallas, pensait que j'étais envoyé par Kennedy pour le tuer, lui, Castro ! Ensuite, je vais au Portugal. Antonio Lobo Antunes, un immense écrivain, m'invite chez lui. Et il me montre, dans sa bibliothèque, reliés, tous les articles que j'ai écrits sur l'Algérie pendant sept ans. Il me dit : "Toutes les semaines, on les attendait comme on attend le nouveau chapitre d'un roman. Un roman sur la décolonisation et sur la liberté, le roman qui a inspiré la révolution des oeillets." Enfin, autre voyage à New York, pour une conférence sur Camus à la New York University. Après la conférence, alors que je signe mes livres, un homme vient me voir, portant beau. Il me dit : "Ne me dédicacez pas votre livre, on verra si je le mérite." Il me demande si j'ai un moment pour parler tranquillement, dehors. Je sors avec lui, et il m'annonce : "C'est moi qui ai tiré sur vous à Bizerte en juillet 1961. J'étais un jeune parachutiste. Depuis, j'ai lu tous vos livres. Et je me dis que j'ai failli tuer l'auteur que j'admirais." Voilà ce qu'il me dit. En quelques mois, ces trois pans de mon passé qui reviennent me font dire que le roman est là quand même...
Le monde a changé. Quels conseils donneriez-vous encore à un jeune homme, à une jeune fille qui vous dirait : "Je veux être journaliste" ?
Je lui dirais : il faut comprendre trois langues parfaitement, connaître un sujet dont vous êtes à peu près sûr que personne ne le connaît aussi bien que vous, et entrer dans un journal en juillet-août, pendant le désert de l'été, la période la plus propice pour commencer. Et je lui donnerais aussi un autre conseil, le plus important. Écoutez bien : il y a peu, une jeune personne vient me voir, car elle veut entrer au journal. Elle est sympathique, elle est séduisante, elle rayonne de vie, elle a tout pour elle, du point de vue de mon intérêt...
L'obsédé sensuel est toujours là...
Je n'ai aucune concupiscence sénile, rassurez-vous... Cette jeune personne me dit, et c'étaient ses mots, qu'elle était "possédée par l'envie d'aller au Chili". Alors je la questionne et je lui demande : "Vous connaissez Pablo Neruda ?" "Non", répond-elle. "Et Gabriela Mistral ?" "Non plus." Je continue : "Vous ne savez pas qu'au Chili ils ont des tombes proches l'une de l'autre et que, tous les deux, ils sont Prix Nobel ?" Elle me lance : "Mais qu'est-ce que ça peut bien faire ?" Je lui dis alors : "C'est très simple : l'âme des peuples, celle que vous irez chercher au Chili, n'a été décrite que par les écrivains." La littérature est un reportage qui va plus loin que le reportage. Pour être journaliste, lisez les écrivains.
Jean Daniel © Patrick Kovarik / AFP
1920 Naissance à Blida (Algérie).
1942 Contribue à la libération d'Alger et rejoint la 2e DB.
1947 Crée la revue culturelle Caliban. Rencontre avec Albert Camus.
1953 L'erreur (Gallimard), premier roman.
1954 Rejoint le magazine L'Express, pour lequel il couvre la guerre d'Algérie.
1964 Cofonde Le Nouvel Observateur, dont il est le directeur de la rédaction pendant plus de quarante ans.
1992 La blessure (Grasset).
2003 La prison juive (Odile Jacob).
2004 Prix Prince des-Asturies. Cet étranger qui me ressemble, entretiens avec Martine de Rabaudy (Grasset).
2006 Avec Camus : comment résister à l'air du temps (Gallimard). 2009 Les miens (Grasset).
Comment peut-on être français ?, de Jean Daniel (Les Belles Lettres, 464 p., 15,30 euros).
À paraître le 3 mai : Demain la nation, de Jean Daniel (Seuil, 280 p., 20 euros).
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Propos recueillis par Franz-Olivier Giesbert et Christophe Ono-dit-Biot pour Le Point
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