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L’oubli des espaces de contact entre Européens d’Algérie et Algériens musulmans dans la mémoire officielle de la guerre d’indépendance en Algérie laisse supposer leur faible importance. Pourtant, ces espaces de contact occupent une place importante dans les mémoires individuelles algériennes. L’auteur ce petit article peut en témoigner pour l’avoir entendu à de multiples reprises de la part d’Algériens ayant vécu à l’époque coloniale. Généralement, les personnes interrogées date la rupture finale de l’apparition de l’OAS soit les deux dernières années de la guerre d’Algérie. Les Européens d’Algérie n’ont pas laissé que des mauvais souvenirs. Certes, à l’époque coloniale, comme l’a dit Réné Gallissot, il existait une frontière d’abord juridique et souvent invisible entre colonisateurs et colonisés. Mais, cette frontière était plus ou moins étanche selon les régions, les villes et les quartiers. Les rapports de bon voisinage, d’amitié entre Européens d’Algérie et Algériens musulmans étaient possibles lors des fêtes, dans les cafés, à l’école pour les Algériens scolarisés ou dans les clubs sportifs. Il existait également des lieux de travail ou Européens et Algériens pouvaient se côtoyer : l’usine, la mine, les docks et le chantier. Chez les dockers, les marins et les manoeuvres, la solidarité pouvait etre trés forte et dépasser le cadre des communautés. Néanmoins, ces sentiments positifs coexistaient avec le racisme, le mépris, l’exploitation des colonisés et l’indifférence du colonisateur pour la situation du colonisé dans ces mêmes espaces. L’imbrication de sentiments aussi ambivalents rend parfois le décryptage du système colonial compliqué. Dans les quartiers populaires pouvait exister une forte mixité entre Européens et Algériens. Les contacts pouvaient être très intenses dans certains quartiers populaires péricentraux à Bab El Oued, Belcourt et Hussein Dey à Alger et même dans certains quartiers d’Oran, ville à dominante européenne: la Marine, Saint Antoine, Lamur et les Planteurs. Par contre, le centre-ville d’Oran avec le front de mer n’était habité que par les Européens et Ville nouvelle surnommée par les Européens « le village nègre » était essentiellement habitée par les Algériens comme la Casbah à Alger. La littérature algérienne francophone est également porteuse de la mémoire de ces espaces de contact entre communautés à l’époque coloniale. Dans un roman à caractère autobiographique Tes yeux bleus occupent mon esprit sur ses souvenirs d’enfance dans la vallée du Chéliff pendant la guerre d’indépendance algérienne, Djillali Bencheikh[1], le cousin de Djilali Belhadj, le fameux Kobus, raconte les relations d’amitié pouvant exister entre petits Algériens musulmans et jeunes rumis dans un contexte de ségrégation socio-spatiale opposant le village des colons aux rues asphaltées au douar misérable des Algériens aux chemins boueux. Il raconte comment l’institutrice du village madame Vermeille enseignait aux enfants que les Européens et les Algériens étaient tous des Français en prenant la précaution de dire aux Algériens qu’ils étaient des Français musulmans. Une partie de son livre est consacrée à la narration de son amour platonique pour une fille de militaire Mademoiselle Piette alors que ses frères sont au maquis. Dans un autre roman Ce que le jour doit à la nuit, se voulant un héritier spirituel d’Albert Camus, Yasmina Khadra[2], officier de l’armée algérienne vivant en France depuis le conflit intérieur des années 90 et écrivant sous un pseudonyme de femme, raconte l’histoire d’un jeune Algérien Younes dont la famille a été clochardisée par la colonisation et qui est recueillie par un oncle d’Oran, un pharmacien marié à une Européenne. Ce dernier habite la ville européenne et milite au parti populaire algérien. Après l’arrestation de son oncle à cause de ses activités politiques, celui-ci décide de s’installer dans une petite ville d’Oranie à Rio Salado, El Maleh aujourd’hui. Se faisant appeler désormais Jonas, mais toujours musulman, Younes se lie d’amitié avec des Européens d’Algérie et tombe amoureux d’une Européenne: Emilie. Devenu pharmacien, la guerre d’Algérie va le forcer à revenir vers les siens non sans déchirement en approvisionnant en médicaments le FLN. Il va être le témoin du massacre et de l’exil des Européens et jamais cesser de garder même bien longtemps après l’indépendance de l’Algérie une amitié pour ses amis d’enfance aux trajectoires politiques très différentes pendant la guerre. Son meilleur ami Jean-Christophe a fait partie de l’OAS. Ce livre a le mérite de montrer que 130 années de colonisation n’ont pas pu avoir lieu sans créer des relations de connivence entre les communautés. Younes est à la fois marqué par la culture française, par la destruction des siens par le système colonial et par l’identité arabo-musulmane. Hormis dans la littérature, la trace la plus visible des contacts se trouve dans les échanges culturels entre communautés dont le legs subsiste encore aujourd’hui dans la langue ou encore dans les habitudes culinaires. Les Européens d’Algérie ont ramené en France le couscous et les merguez, les Algériens consomment la baguette de pain aux cotés du pain traditionnel, mangent la bûche de Noël et la dinde le 1er janvier pour ceux qui ont en les moyens. Ils ont en quelque sorte adapté ces pratiques culinaires à leurs croyances. Etant musulmans, ils ne peuvent célébrer la naissance de Jésus, le fils de Dieu pour les chrétiens qui, pour eux, n’est qu’un prophète. Dans le pataques, l’argot oranais, produit de multiples syncrétismes linguistiques, se trouvent des mots arabes, espagnols et français. Benjamin Stora dans les trois exils juifs d’Algérie nous a rappelé que tous les juifs de Constantine parlaient arabe. Quant à l’Algérie, c’est un des plus grands pays francophones même si elle n’adhère pas aux institutions de la francophonie. Par contre, les échanges de femmes entre les communautés ont été extrêmement réduits à l'époque coloniale. Une femme musulmane ne peut épouser selon le Coran un non musulman. Le métissage, pour des raisons religieuses essentiellement, n’a pas eu lieu dans l'Algérie coloniale contrairement à l’Amérique latine ou les indiens se sont convertis à la religion catholique sans abandonner totalement leurs croyances. Bien entendu, le métissage en Amérique latine n’a pas empêché la violence dans les sociétés latino-américaines mais il a eu des conséquences sur la formulation de l'identité nationale. Néanmoins, il n’y a pas eu de fusion de population en Algérie. L'absence de métissage est un facteur d'explication important de la disparition quasi totale des minorités non musulmanes dans les Etats arabes lors du passage des Empires coloniaux ou de l’Empire ottoman aux Etats nations à l’exception d’Israël et du Liban qui sont les seuls constructions étatiques multireligieuses mais aux prix de tensions très violentes. Il existait également très peu d’espace politique mixte. Le parti communiste algérien est un des rares exemples de parti politique ou cohabitaient des Européens et des Algériens musulmans. Il ambitionnait d’être un parti de classe défendant les exploités qu’ils soient Algériens ou Européens et non un parti-nation comme le FLN. En 1954, dans ses instances dirigeantes, il y a plus d’Algériens que d’Européens. Dans son comité central, il y a 30 Algériens et 17 Européens. Dans son bureau politique, coexistaient 8 Algériens et 4 Français.
L’existence de ces espaces de contact prouve que la société coloniale algérienne n’est pas une société plurale pour reprendre l’expression de l’administrateur britannique J.S Furnivall dans Netherlands India. Ce concept désigne une société ou différents groupes vivent cote à cote mais séparément au sein d’une même entité politique. Même dans un système colonial aussi fermé que le système algérien, la frontière coloniale n’est pas étanche totalement. Par contre, ces espaces de contact ont été oubliés en Algérie. Les Européens d’Algérie sont un souvenir encore vivant des injustices de la société coloniale. Ils rappellent aux Algériens que dans la société coloniale, ils était des indigènes, « une condition de nature héréditaire qui fait de la citoyenneté un privilège colonial français »pour reprendre les termes de René Gallissot[3].
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Par Emmanuel Alcaraz, doctorant à l’INALCO
[1] BENCHEIKH(Djilali)-Tes yeux bleus occupent mon esprit-Tunis-Elyzad-2007
[2] KHADRA(Yasmina)-Ce que le jour doit à la nuit-Paris-Julliard-2008
[3] GALLISSOT(René)-La République francaise et les indigènes : Algérie colonisée, Algérie algérienne-2008-Barzakh-p31
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