.
Colère du roi d’Espagne, en apprenant la nouvelle
du désastre de l’expédition; Khaïr-ed-din promet des
secours à Alger. Sur l’avis d’Aroudj, il se rend d’abord à
Gigel , pour déposséder un cheik, et il se contente de le
rendre tributaire ; Aroudj et Khair-ed-din se réunissent
à Alger; digression rétrospective tirée d’Haédo, et complétant
la chronique; Mort de Sélim Eutemi ; révolte des
habitans d’Alger; Exécutions sanglantes; Constitution
définitive du pouvoir entre les mains d’Aroudj.
.
Lorsque le roi infidèle apprit la déroute de
l’armée qu’il avait envoyée contre Alger, il se
frappa le visage, il déchira ses vêtemens, il
frémit de rage et se désespéra. Mais, au contraire,
les habitans d’Alger en voyant la victoire
signalée que Dieu leur avait accordée sur les
ennemis de leur loi, firent réjouissance,
et ils offrirent des actions de grâces à l’Éternel.
Aroudj écrivit à Khaïr-ed-din son frère,
pour lui faire part d’un événement si glorieux ,
et il envoya sa lettre à Gigel, pour qu’il la reçût
à l’instant de son arrivée en ce port.
Peu de jours après, Khaïr-ed-din y aborda
avec dix vaisseaux qu’il avait armés pour venir
secourir Alger. Il félicita son frère sur son triomphe,
et il lui fit savoir que dès qu’il aurait terminé
diverses réparations nécessaires à quelques uns
des bâtimens de son escadre, il se rendrait auprès
de lui.
Aroudj, à la réception de sa lettre, lui dépêcha
un courrier, pour lui apprendre que sa présence
à Alger était moins nécessaire qu’à Gigel,
et pour le conjurer de s’occuper de la punition
d’un cheik des Berbers, établi dans les environs
de cette place, qui servait d’espion aux chrétiens,
et qui les aidait contre les musulmans. Et
en effet, ce cheik perfide envoyait tous les ans
aux infidèles qui occupaient Bégiajé, dix mille
ducats en espèces; mille mesures de blé, mille
moutons, sept cent boeufs, et quatorze chevaux
enharnachés.
Khaïr-ed-din, sur l’avis qu’il reçut de son
frère, marcha contre ce traître, et il l’eut bientôt
forcé jusque dans ses derniers retranchemens.
Lorsque ce cheik maudit eut vu qu’il ne lui était
plus possible de résister, il demanda la paix à
Khaïr-ed-din, en lui offrant le tribut annuel qu’il
payait auparavant aux chrétiens. Khaïr-ed-din
accepta ces conditions, et en fi t part à son frère
Aroudj.
Ensuite il se rendit à Alger avec son escadre,
et les deux frères s’occupèrent sérieusement à
en faire le centre d’une souveraineté respectable,
en y établissant de bonnes lois.
Alors les habitans d’Alger, qui sentaient
leur sujétion, et qui se voyaient fort opprimés
à cause d’une forteresse que ce roi avait fait
construire plusieurs années auparavant sur l’île
qui touche presque à la ville, et qui n’en est éloignée
que de quelques pas (et cela afin qu’ils lui
fussent soumis et qu’ils ne se livrassent plus à
la course, comme par le passé, ainsi que c’était
leur coutume) ; les habitans, disons-nous, quand
ils surent cette nouvelle de façon certaine, reprirent
courage, et, de la pleine volonté d’un cheik
arabe, auquel, peu de temps auparavant, ils
s’étaient assujettis, et qui se nommait Sélim
Eutemi, prince qui avait pris l’engagement de les
défendre, ils envoyèrent supplier Barberousse,
de la valeur duquel on faisait tant de récits,
de vouloir bien les délivrer de cette oppression
des chrétiens, en les anéantissant. Ils désiraient
qu’on enlevât leurs yeux de cette forteresse
que les Espagnols possédaient dans l’île. Barberousse
reçut cette ambassade avec beaucoup
de contentement, et non pas tant en raison des
promesses, et de l’argent que la cité d’Alger lui
faisait offrir de concert avec son chef (bien que
tout cela fût considérable), que parce qu’il sentait
parfaitement que rien ne venait plus à propos
pour qu’il fût un jour souverain maître de la
Barbarie, événement qu’il cherchait à réaliser
avec tant de sollicitude et qui devait résulter
pour lui de la domination sur Alger, ville si
importante, si riche, si abondante, et de telle
commodité pour son métier de corsaire. C’est
pourquoi, cachant son intention, il congédia les
envoyés avec de larges offres de services, et
en leur promettant que sur l’heure et sans autre
retard il irait avec ses Turcs et avec le monde
qu’il pourrait rassembler, servir la ville et son
cheik, et il le fi t sur le champ, comme il l’avait,
dit; car cet homme eut entre autres vertus particulières,
et qui naissaient de son grand courage,
celle d’être très prompt et très diligent à exécuter
toute chose.
Et d’abord il envoya, en avant, par mer, jusqu’à
seize galères, appartenant tant à lui qu’à
d’autres corsaires ses affidés, qui, chaque jour
venaient le joindre à Gigel, et qui trouvaient
là accueil, secours, faveur, argent même, parce
que Barberousse était fort généreux avec tout le
monde. Sur ces navires il y avait quinze cents
Turcs, avec quelque artillerie, de la poudre,
des munitions et autres appareils de guerre. Par
terre, il conduisait huit cents Turcs bons tireurs
restés avec lui, de même que trois mille Maures
des montagnes de Gigel, ses vassaux, et deux
mille autres que la renommée de 1a campagne
avait attirés (grâce à l’espérance d’une réussite
certaine): ce fut ainsi qu’il marcha vers les murs
d’Alger. Le chef et les principaux habitans de la
cité, prévenus de son départ, vinrent le recevoir,
à une bonne journée de marche avant qu’il arrivât
à la ville, lui rendant mille grâces de l’excellente
volonté qu’il montrait à les secourir, ou,
pour mieux dire, à les délivrer du joug des chrétiens.
Ils pensaient bien que Barberousse s’en
irait immédiatement après comme il était venu,
pour combattre les ennemis d’Alger ; mais il
leur dit qu’en tout cas il fallait qu’il se rendit
d’abord à Sargel(1), lieu situé sur le bord de
la mer, et qui pouvait renfermer quinze cents
habitans environ; Sargel est à vingt-huit lieues
en avant d’Alger vers le couchant. Barberousse
promit d’être revenu dans un délai fort court, et
d’accomplir enfin ce qu’on désirait et ce qu’il
souhaitait plus que tout autre
____________________
1 Scherchel, ancienne Césarée, rebâtie par les
Maures d’Espagne.
Et voilà quelle était la véritable cause de
cette nouvelle direction. A l’époque où Barberousse
s’était rendu maître de Gigel et de ses
montagnes avec tant de facilité, un corsaire turc
de nation, nommé Car-Hassan, qui, bien des
années auparavant, avait été en course avec lui,
volant, comme il le faisait, sur une galère parfaitement
armée, le corsaire Car-Hassan, disonsnous,
envieux de la façon heureuse dont tout
succédait à son ancien compagnon, et se trouvant
tout aussi digne que lui d’une si haute fortune,
s’était séparé de sa compagnie, et, avec son
navire monté par un grand nombre de Turcs de
ses amis, il avait passé à Sargel. Il est inutile de
dire combien il avait été accueilli des habitans,
qui étaient alors, comme ils sont aujourd’hui,
des Morisques venus de Grenade, de Valence et
d’Aragon , et qui, au moyen de leurs frégates
et de leurs brigantins, se livraient à la course,
comme cela se passe encore de nos jours. Étant
tous nés en Espagne, et bons pratiques de la
côte, ils exerçaient de notables dommages et
faisaient de très grands vols en tous ces parages.
Immédiatement donc, et comme d’un commun
accord, Car-Hassan avait été reconnu pour chef
par tous les corsaires qui habitaient cette bourgade.
Il était devenu aussi le gouverneur et le
seigneur de la contrée, et, en conséquence, avait
toute confiance que son état prospérerait. Nul
roi maure, nul cheik même ne demeurait en son
voisinage. Et en outre, comme le lieu où il
s’était établi se trouvait muni d’un port, qu’avec
peu de travail et d’industrie, on pouvait rendre
fort étendu et fort sûr; que la terre des environs
était on ne peut plus abondante en vivres, tandis
que les montagnes voisines portaient des forêts
propres à la construction des navires ; comme
enfin de là à Mayorque, à Minorque, à Yvice et
dans tout le reste de l’Espagne, la traversée était
extraordinairement courte, et ne durait guère
plus de vingt heures, il espérait que sa situation
future ne serait pas moins heureuse que celle de
Barberousse, tant sur terre que sur mer. Mais de
son côté Aroudj, qui n’ignorait point cela, s’irritait
excessivement à l’idée que celui-ci voulût
s’égaler à lui.
Il allait jusqu’à penser que le fait d’occuper
seulement en ces contrées quelque terre ou seigneurie,
était, pour ainsi dire, les lui dérober,
et comme si on les avait enlevées à lui-même,
tant ses désirs ambitieux convoitaient la domination
de ces terres et de ces provinces. Quant
à la sujétion d’Alger, il était si intimement persuadé
qu’elle aurait lieu lorsque bon lui semblerait,
que sa première pensée avait été qu’il
convenait avant tout de tomber à l’improviste
sur Car-Hassan, et de le chasser de là avant qu’il
n’y prît davantage racine.
Mu par cette intention, il s’achemina donc
sur-le-champ vers Sargel, et cela en grande hâte
et, sans prendre repos seulement durant une
heure. II avait ordonné également à ses galères
de mouiller dans le port d’Alger, et de le suivre
immédiatement par mer.
Une fois arrivé à Sargel, il put s’apercevoir
qu’il lui était on ne peut plus facile d’y
entrer immédiatement et sans résistance, parce
qu’il n’y avait pas alors plus de murailles qu’il
n’en existe aujourd’hui, et qu’on ne voyait qui
que ce fût se mettre en avant. Et toutefois, il
voulut montrer qu’il ne venait point pour faire
le mal, mais bien seulement pour conclure de
libre accord une affaire, comme cela se pratique
entre amis. Conformément donc à cette manière
d’agir, il fi t savoir à Car-Hassan, qui se montrait
fort émerveillé de sa venue, que lui Barberousse
n’était point satisfait. de le voir s’emparer ainsi
de ce territoire, parce qu’il prétendait y établir
sa résidence. Grâce à tous ses bâtimens et
aux corsaires dont il était suivi, il imprima une
telle crainte à Car-Hassan, que celui-ci résolut
d’accomplir sa volonté. Confiant donc dans
l’ancienne amitié qui, durant tant d’années, les
avait unis, il alla sur l’heure s’entendre avec lui,
et lui donner la bienvenue; puis s’excusant le
mieux qu’il put faire, il se remit lui-même, avec
ses Turcs, ses galères, en y comprenant même
le pays, entre les mains de Barberousse; mais
celui-ci usa de bien grande cruauté, car, sans
plus de retard, la tête d’Hassan fut tranchée
devant lui. Non seulement il prit son bâtiment,
mais encore ses esclaves et tout ce qu’il avait en
sa demeure, puis incorporant sous sa bannière
les Turcs qui se trouvaient là, il se fit reconnaître
pour roi et seigneur de tous les habitans de cette
bourgade.
Cela fait, Barberousse laissa environ une
centaine de Turcs pour garnison, et, se dirigea
en toute hâte sur Alger. Et étant arrivé en cette
ville, il fut reçu de tous avec grand contentement
; car ceux-ci ne savaient guère quel incendie ils
allumaient en leur cité, et particulièrement le
cheik, ou, si on l’aime mieux, le prince Sélim
Eutemi, qui tenait la ville sous sa domination.
Ce fut lui qui recueillit et logea Barberousse en
son palais, ne sachant quel accueil lui faire. Les
Maures et les, principaux habitans en agirent de
même avec, les Turcs, et on peut dire en général
que tous, tant les Turcs que les Arabes, furent
reçus avec grande joie et parfaitement hébergés.
Alors voulant montrer qu’il n’était point
venu ; conduit par d’autre intention que celle de
servir les habitans et de les délivrer du joug des
chrétiens, Barberousse commença, dès le jour
suivant, avec grand bruit et clameur, à ouvrir
une tranchée et à planter une batterie en face de
l’île où étaient les Espagnols, les menaçant tous
de leur faire perdre la tête, usant de rodomontades
et proférant mille bravades orgueilleuses
comme les Turcs en font souvent. Et néanmoins,
avant que la batterie commençât à jouer, et
pour ne point négliger les moyens ordinaires et
de droit usités en ces sortes d’occasions, il fit
entendre par un Turc, au commandant de la forteresse,
que s’il voulait la lui remettre sans coup
férir, il lui donnait sa parole de le laisser sortir,
lui et sa troupe, avec ses bagages, et de lui assigner
outre cela certains bâtimens qui les transporteraient
à leur bon plaisir en Espagne. A cela
le commandant répondit qu’il l’excusait et de
ses bravades et de ses offres; que ces dernières
ne pouvaient avoir quelque infl uence que sur
des lâches, et qu’il eût bien à considérer luimême
qu’il lui en adviendrait pis encore qu’il
ne lui en était advenu devant Bougie. Cela ayant
été dit, et, sans attendre autre réplique, Barberousse
commença à battre en ruine cette forteresse,
qui n’était pas distante de la ville de plus
de trois cents pas (comme aujourd’hui on peut
encore le voir dans l’endroit de l’île où elle
était située). Jamais néanmoins le dommage ne
put être considérable, parce que toute l’artillerie
des Turcs était de petit calibre. Les habitans
d’Alger, voyant qu’au bout de vingt jours aucun
résultat n’avait eu lieu, ce qui rendait la venue
de Barberousse comme superfl ue, commencèrent
à se repentir de leur démarche; car, en
outre de cette circonstance, les Turcs se rendaient
insupportables, exerçant mille violences
et mille exactions en la ville (et cela avec un
orgueil démesuré, comme il arrive en tout lieu
où on les accueille et où on les reçoit). Dans
leur pensée, en effet, il était à craindre qu’il
n’en advînt pas mieux par la suite, et c’est ce
qui accroissait leur mécontentement, particulièrement
celui du cheik Sélim Eutemi, le seigneur
d’Alger, qui ne pouvait déjà plus, supporter l’arrogance
de Barberousse, et le peu de cas qu’il
faisait de lui dans sa propre habitation et hors de
là en public. Dès cette époque il redoutait déjà
ce qui, dans bien peu de temps, devait arriver.
Et, en effet, de nuit comme de jour, Barberousse
n’avait autre chose en l’imagination que ceci :
comment et de quelle manière, à quelle occasion
enfi n il pourrait s’emparer du pays.
Malgré les obligations qui sont naturellement
imposées à un hôte, il prit en dernier lieu
la résolution de tuer traîtreusement le cheik qui
l’avait accueilli; puis, cela une fois exécuté, de
se faire reconnaître de force et à main armée
pour roi et seigneur, ordonnant qu’on le proclamât
comme tel, et qu’on lui jurât obéissance. Et
pour venir à bout d’un tel dessein sans tumulte,
et sans bruit, un jour, vers midi, comme le
cheik Sélim Eutemi était entré au bain, en son
palais, afi n d’accomplir l’ablution qu’on doit
faire avant la prière de cette heure (ainsi que
c’est l’usage des Maures et le précepte du
Coran), Barberousse, qui logeait en la même
habitation, entra traîtreusement dans le bain , et
y trouvant le prince seul, nu , à l’aide d’un autre
Turc qu’il avait amené avec lui, il l’étouffa et
le laissa étendu à terre. Il cacha ce qui s’était
passé durant quelques instans, environ un quart
d’heure ; puis, venant à entrer une seconde fois
dans le bain, il commençait à appeler à grands
cris le secours des gens de la maison, et à dire que
le cheik était mort, que c’était la chaleur du bain
qui l’avait étouffé ; et cela étant publié immédiatement
dans la ville, non sans de grands soupçons
que Barberousse fût l’auteur d’une telle
méchanceté et d’une si grande trahison, tout le
monde se recueillit chez soi de terreur; mais, par
ordre de leur chef, les Turcs qu’il avait instruits
prirent à l’instant les armes et se joignirent
aux Maures des montagnes de Gigel. Ils firent
chevaucher Barberousse sur son cheval, et le
conduisant, par la ville avec grandes clameurs
et acclamations, ils l’intronisèrent comme roi.
Cela fut fait sans qu’aucun Maure ou aucun
habitant d’Alger osât ouvrir la bouche et dire
une parole d’opposition. Le cheik avait un fils
qui se trouvait encore en bas âge ; mais voyant
que son père n’existait plus, et craignant que
Barberousse le fît périr, grâce à l’aide de quelques
Maures du palais et des serviteur de son
père, il s’enfuit et ne s’arrêta que quand il fut
parvenu en la ville d’Oran, où le marquis de
Comarès (qui alors était le général commandant
le pays et ses forteresses) l’accueillit favorablement.
Plus tard, il l’envoya en Espagne au cardinal
archevêque de Tolède don Fray Francisco
Ximenès, qui, à la suite de la mort du roi catholique,
et en l’absence de Charles-Quint, alors en
Flandres, gouvernait ce royaume. Barberousse,
devenu de cette façon roi et seigneur d’Alger,
fit appeler les principaux d’entre les habitans de
la ville, et leur offrant des grâces et de grands
avantages, après leur avoir promis pour l’avenir
bien des faveurs, il obtint facilement ce à quoi
d’ailleurs on se voyait contraint, et tous l’acceptèrent
pour leur roi et pour leur seigneur absolu.
Une fois cela terminé, il commença immédiatement
à battre monnaie et à fortif er la Casauba de
la cité, parce qu’alors il n’y avait point en toute
la ville d’autre forteresse. Dressant là quelques
pièces d’artillerie, mais en petit nombre, il y établit
également une garnison de Turcs. Et comme
ceux-ci se voyaient déjà maîtres absolus d’Alger,
au bout de quelques jours ils traitèrent les
Maures et les habitans comme s’ils avaient été
leurs esclaves, les violant, les injuriant de mauvaises
paroles, les vexant par des actions pires
encore, ainsi que c’est leur coutume, et comme
il semble naturel à leur orgueil de le faire. Ceuxci
ne savaient donc plus à quel parti s’arrêter,
et ils eussent encore préféré être vassaux des
chrétiens que de se voir ainsi soumis aux Turcs.
A tout cela venait se joindre une circonstance
particulière : sachant que le fi ls du cheik Sélim
Eutemi était passé d’Oran en Espagne, ils étaient
tous en crainte qu’il ne revint avec une fl otte, et
des troupes, afin de recouvrer les états de son
père; ils redoutaient aussi que, dans la persuasion
où il serait qu’ils avaient trempé dans sa
mort, il ne fit pas seulement la guerre aux Turcs,
mais bien à eux: venant à cette fi n, les détruire
et les anéantir complètement. C’est du moins
ce que leur suggéraient les soldats espagnols
qui se trouvaient en la forteresse de l’île, et
qui leur répétaient ces propos, en les menaçant
Voilà pourquoi tous les baldis(1), c’est-à-dire les
citoyens et les Maures principaux de l’endroit,
se consultant entre eux, commencèrent à avoir
des intelligences avec le commandant de la forteresse,
le priant, quand le temps serait venu, de
les aider, au moyen de sa garnison, à chasser les
Turcs du pays ; car, pour les Maures de Gigel, ils
étaient déjà retournés en leurs foyers, et Barberousse
ne se trouvait entouré que de ses propres
Turcs. Ces hahitans d’Alger disaient donc qu’ils
serviraient de bien meilleur gré les chrétiens,
gens de justice et de raison, qu’une race superbe
et ennemie de toute bonté, comme était celle
____________________
1. Le titre de baldis est toujours adopté par Haedo,
en ce sens ; il paraît être particulier au XVIeo siècle,
car on ne le rencontre plus, que nous sachions, dans les
ouvrages postérieurs.
des Turcs. Cela étant. ainsi, ils commencèrent
à s’entendre fort secrètement avec les alarbes(1)
de Mutidjà(2), qui habitent les vastes plaines aux
alentours d’Alger, et qui avaient ressenti à l’excès
la mort de Sélim Eutemi: Sélim était non
seulement leur chef naturel, mais c’était aussi
un homme de leur sang et de leur race, et dont
ils avaient à coeur surtout de venger l’assassinat
dès que l’occasion s’en présenterait ; et
ils étaient d’autant plus incités à agir de cette
façon, qu’aussitôt que Barberousse avait vu son
pouvoir s’accroître par la possession d’Alger,
et qu’il avait pu, tant bien que mal, ramener la
tranquillité parmi les habitans, il s’était tourné
vers les alarbes de la plaine, leur faisant grandes
instances et employant même auprès d’eux toutes
____________________
1. Le mot alarbe que nous croyons employé ici
pour la première fois, est fort usité dans les historiens
espagnols et portugais. On le retrouve, également à
Alger parmi le peuple indigène. Il signifi e: gens grossiers
sans culture, et il sert toujours à désigner les
Arabes des campagnes ou du désert.
2. Metidjà ; c’est le nom de la magnifique plaine
qui environne Alger et son massif de montagnes, de l’est
à l’ouest, en passant par le sud, plaine dans laquelle les
prétendus colons ont fait de nombreuses acquisitions.
des Turcs. Cela étant. ainsi, ils commencèrent
à s’entendre fort secrètement avec les alarbes(1)
de Mutidjà(2), qui habitent les vastes plaines aux
alentours d’Alger, et qui avaient ressenti à l’excès
la mort de Sélim Eutemi: Sélim était non
seulement leur chef naturel, mais c’était aussi
un homme de leur sang et de leur race, et dont
ils avaient à coeur surtout de venger l’assassinat
dès que l’occasion s’en présenterait ; et
ils étaient d’autant plus incités à agir de cette
façon, qu’aussitôt que Barberousse avait vu son
pouvoir s’accroître par la possession d’Alger,
et qu’il avait pu, tant bien que mal, ramener la
tranquillité parmi les habitans, il s’était tourné
vers les alarbes de la plaine, leur faisant grandes
instances et employant même auprès d’eux toutes
____________________
1. Le mot alarbe que nous croyons employé ici
pour la première fois, est fort usité dans les historiens
espagnols et portugais. On le retrouve, également à
Alger parmi le peuple indigène. Il signifi e: gens grossiers
sans culture, et il sert toujours à désigner les
Arabes des campagnes ou du désert.
2. Metidjà ; c’est le nom de la magnifi que plaine
qui environne Alger et son massif de montagnes, de l’est
à l’ouest, en passant par le sud, plaine dans laquelle nos
prétendus colons ont fait de nombreuses acquisitions,
dans l’espérance (vaine jusqu’à ce jour) de voir notre
occupation militaire y porter la sécurité
sortes demenaces, pour qu’ils l’eussent à recevoir
comme seigneur, ainsi que cela était arrivé
à l’égard de Sélim Eutemi: il réclamait en même
temps le tribut que l’on avait coutume de payer.
Bien souvent les Turcs s’en allaient par bandes de
trois et quatre cents hommes à travers la campagne.
Armés alors de leurs mousquets, ils contraignaient
ces babitans à payer le tribut dont nous venons de
parler, ou bien ils leur prenaient leurs vaches, leurs
moutons, tout ce qu’ils possédaient enfin, jusqu’à
leurs propres enfans.
En conséquence donc, les baldis de la cité et
les alarbes s’entendirent tous ensemble, et avec
eux les chrétiens de la forteresse de l’île. Il fut
convenu qu’à un certain jour, et sous prétexte
d’acheter ou de vendre divers objets, comme
ils avaient coutume de le faire, un bon nombre
d’alarbes entreraient dans la ville, armés en secret,
et qu’ils mettraient le feu à vingt-deux galiotes
(c’était le nombre des bâtimens, les uns appartenant
à Barberousse, les autres aux corsaires qui
venaient se joindre à lui). Elles étaient tirées à terre
et rassemblées en deux endroits différens : les unes
dans les fossés de la ville, vers cette partie de la
muraille qui est près de la porte de Bab-al-oued(1)
____________________
1.Bab-al-oued, porte de la rivière à cause du ruisseau
qui l’avoisine : c’est la porte du couchant.
entre la mer, et le bastion de Rabadan-Pacha; les
autres plus en avant, sur la plage de la Fiumara(
1) ou du ruisseau qui descend de la colline.
II avait été décidé qu’au moment où Barberousse,
avec ses Turcs, sortirait pour éteindre
le feu par la porte de Bab-al-oued, les baldis et
les autres citoyens courraient à l’instant fermer
cette porte, et qu’on s’opposerait ensuite à leur
entrée. On était convenu en même temps, que
le commandant de la forteresse et les soldats
chrétiens passeraient sur des embarcations en
la ville, et que, réunis aux Maures, tous d’un
commun consentement et d’un même courage,
d’un côté ils tueraient tous les Turcs qui seraient
restés dans la ville, de l’autre ils attaqueraient
Barberousse ainsi que les gens qui seraient sortis
avec lui pour éteindre l’incendie Tout cela enfin
était si bien combiné qu’on n’eût pu rien trouver
de préférable. Comment la chose arriva, c’est ce
que jamais on n’a pu savoir ; mais Barberousse
eut avis de ce qui se tramait secrètement. Il dissimula,
et faisant faire bonne garde, auprès des
galères de course, n’omettant rien en sa vigilance,
____________________
1. C’est la plage qu’avoisinent les fours à chaux
qui, de tous temps, ont été où nous les voyons encore, à
quelques centaines de pas de la porte de Bab-al-oued.
Le nom de Fiumara est Franque.
il s’arrangea de manière que les alarbes ne
purent jamais accomplir leur dessein.
Un de leurs jours consacrés, c’était le vendredi,
jour férié et qui remplace le dimanche
parmi eux, comme Barberousse se rendait à
la grande mosquée, à l’heure de midi, pour y
remplir les rites de son culte, en sa compagnie
allaient quelques Turcs, les seuls au fait de ce
qui devait advenir; puis venaient la plupart des
baldis et les principaux citoyens qui avaient coutume
en ce jour de se rendre à la mosquée avec
leur seigneur pour y faire la prière. Ils étaient
donc tous présens, mais ils ne savaient pas, et ils
ne pouvaient guère imaginer que Barberousse
sût le moindrement leur projet. Ils entrèrent
donc en la mosquée; mais dès qu’ils y furent,
les Turcs coururent au même instant fermer les
portes. Au dehors donc ainsi qu’au dedans, la
force leur appartenait par les armes. En conséquence,
faisant lier les mains aux principaux
baldis et, aux citoyens maures de la ville, sans
plus attendre, Barberousse en fit décoler vingtdeux
des plus coupables à la porte de la mosquée.
Leurs têtes et leurs corps furent jetés en la
rue, et ensuite, pour la plus grande ignominie,
il les fit enterrer dans de grands cloaques placés
alors dans l’intérieur de la ville, précisément
au lieu où se trouvent situées aujourd’hui les
écuries du dey. Grâce à cette façon d’agir,
aussi inattendue que rigoureuse, les habitans
d’Alger demeurèrent en l’épouvante, et dorénavant,
quelque maltraités qu’ils fussent par les
Turcs, ils n’osaient ni parler ni sortir de la ville,
car Barberousse ne l’eût point permis. Aussi, de
gré ou de force, ont-ils vécu jusqu’à ce jour en
repos, fort soumis et fort obéissans aux Turcs(1).
____________________
1. Les évènemens rapportés ici eurent lieu en 1517.
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