.
Assia
Djebar présente ici un drame musical qui a
été montré à Rome en 2000.
Elle
explicite le sens qu’elle a voulu donner à
cette création au regard des violences
faites
aux femmes de “chez elle”. Diplômée
d’histoire, Assia Djebar, née à Cherchell,
fut
la première Algérienne à devenir dans son
pays professeur d’université.
Après
avoir dirigé à la Louisiana State
University le Centre des études françaises
et
francophones, elle a été nommée à la New York
University.
Entre-temps,
devenue écrivain et cinéaste, elle a
publié une quinzaine de livres.
.
FILLES D’ISMAËL
est le titre
du drame
musical en cinq actes et vingt et
un
tableaux que j’ai écrit puis dirigé en l’an 2000 pour le Teatro di
Roma.
Je parle en effet et j’écris d’abord, depuis des décennies, en
tant
que “fille d’Ismaël”. Puisque née musulmane et éduquée dans cet
héritage,
je
garde, malgré moi, cette ascendance biblique comme trace originaire
–
ombre, que je le veuille ou non, de cet ancêtre d’il y a des
millénaires,
Ismaël, frère aîné d’Isaac, premier fils d’Abraham et de la servante
Agar,
la concubine égyptienne que Sarah, si longtemps stérile, et
jalouse,
fera chasser. Or, pourquoi ne me sentirais-je, tout autant, sinon
davantage,
“fille d’Agar”, liée à cette épouse répudiée et qui risqua – avec
son
bébé – de s’asphyxier dans le désert d’Arabie ?
En
amont de toute histoire islamique, autant féminine que masculine, est
inscrite
la
marque de cette expulsion d’une femme, chassée parce que mère, elle
seule
soudain en charge de son enfant, et Abraham, que les musulmans
surnomment
“Khalil”,
c’est-à-dire le tendre ami de Dieu, mais qui fut si tendre
aussi
avec Sarah, sa première et chère épouse, elle qui, plus tard, éclatera
de
rire
quand l’ange lui annoncera que, malgré son âge, elle accouchera d’Isaac,
l’ancêtre
des douze tribus d’Israël…
Mais
reprenons le déroulé de l’histoire millénaire des trois monothéismes
telle
que la
rêvent, ou la reconstituent, les musulmans, à la suite du Prohète
Mohammed
qui se
dit descendant direct, par cette lignée ismaélienne, d’Abraham “el
khalil”.
Agar,
l’abandonnée, qui ne voit comment étancher la soif de l’enfant, se met
à
courir d’une colline à l’autre : elle va et vient, affolée, éplorée,
d’un
horizon
à
l’autre, elle tourne autour de l’enfant qui vagit, qui s’essouffle, qui
suffoque.
La
jeune mère s’égare vers tous les lointains, puis revient : elle
voudrait
crier, elle fend l’air en encerclant, en protégeant son fils, elle entre
en
transes autour du bébé s’agitant dans la poussière ; voici qu’elle
chancelle
–
va-t-elle renoncer, s’affaler, s’abattre pour ne plus se relever,
s’asphyxier,
elle
et lui, elle avec lui, Ismaël ? Non, elle court, vibrante de ses
dernières
forces, elle danserait presque, avec comme des cris de bête, des
soupirs
rauques, des râles perdus, elle va et vient encore et encore, murmurant
des
bribes de prières inconnues ou barbares, délirant, puis se
repentant,
se souvenant…
O
Dieu d’Abraham, l’Ami de Dieu,
O
Dieu d’Ismaël, du fils de l’Ami de Dieu !
O
Dieu…
Elle
s’arrête, elle ne se retourne pas, elle se fige : dans un silence de
fondrière
elle
entend, telle une invisible rivière, une sorte d’égouttement, un filet
lent de
notes
glissées, qui devient fontaine hésitante, son continu de cascade douce,
puis,
par sursauts, un débordement, mué en effervescence presque joyeuse.
Elle
s’arrête, Agar, Agar écartelée d’espoir, Agar dressée en plein soleil.
Elle se
retourne
car, à cette musique éclaboussée de l’eau – de l’eau, vraiment,
O
Dieu des solitudes
–, se
mêle la source
d’un rire inépuisable, celui de son enfant à terre.
Agar
se précipite vers Ismaël, vers sa voix, vers son rire : il a humé,
entendu
l’eau.
C’est comme si, goutte à goutte, sur lui, en lui, les vagues
ruisselaient
déjà
: la jeune mère s’est penchée vers la source – tout près, si près du
bébé qui
gigote,
qui rit, qui vit, qui revit. Agar s’agenouille, emplit ses paumes
réunies du
liquide
miraculeux, déverse ce don en flux étincelant entre les lèvres d’Ismaël.
L’enfant
boit plus qu’une gorgée, plus que la suivante, comme s’il s’abreuvait,
en
cet
instant, pour sa vie entière, de cette eau bienheureuse : ainsi, cette
source
de
Zem
Zem, jaillie dans le désert, coulera jusqu’à nos jours d’aujourd’hui.
II
Mère
d’Ismaël, la femme-ancêtre des ismaéliens, Agar revit chaque année, au
cours
du grand pèlerinage de La Mecque, en ombre flottante devant des millions
de
pèlerins de toutes races : chacun, après avoir fait plusieurs circuits
autour
de la Kaaba, doit s’éloigner, venir courir sept fois entre deux
monticules
distants
de quatre cents mètres l’un de l’autre : la colline es Saffa (c’est-à-dire le
Rocher)
et, à l’autre bout, la colline al Marwa (c’est-à-dire la Pierre). Al Saffa
et al
Marwa comptent vraiment parmi les choses sacrées de Dieu, dit la
sourate (II.158). Ce rituel, entretenu sur les lieux mêmes de
l’angoisse, puis de la joie
d’Agar,
ne préfigure-t-il pas un théâtre de la passion féminine, une célébration
de la
Mère étrangère, que seul Dieu a protégée ?
Ainsi
éclairée, toute représentation s’approchant, de près ou de loin, de la
spiritualité islamique,
est d’abord re-visitation d’une angoisse, d’un dénuement,
puis
d’une inattendue conquête de la femme… Pour notre situation d’hier et
pour
la nôtre d’aujourd’hui, tout autant. Quant à Abraham, il sera prêt
ensuite
à
sacrifier son fils pour Dieu.
Plus
tard, Ismaël, grandi dans le désert, verra revenir à lui son père. Père
et
fils,
ensemble,
construiront la Kaaba, ou “Maison de Dieu” à La Mecque. Le Coran
fait
dire à Abraham :
Louange
à Dieu !
Dans
ma vieillesse, il m’a donné Ismaël et Isaac ! (XIV.39)
Si
bien que les pèlerins, d’hier et d’aujourd’hui, à la “Grande Fête”
(l’Aïd el
Kebir)
ou pour le “petit pèlerinage” les autres jours, sont invités à revivre
d’abord
– en faisant sept fois le tour de la Kaaba – ces retrouvailles du Père
et de
son premier fils. Circuits obligatoires du rituel de purification, avant
de
devoir aller courir, entre es Saffa et al
Marwa,
derrière le
fantôme d’Agar
en
transes. Comme s’il fallait exorciser la tentation permanente de
l’expulsion
de la
première mère ! Comme s’il ne devait pas y avoir – et risquer alors
d’apparaître
si cruelle – une culpabilité première : celle d’Abraham, obéissant à
Sarah.
Malaise
des descendants d’Ismaël, qui veulent oublier le dénuement de
l’abandonnée,
Agar,
pour se rapprocher avant tout d’Abraham, leur père ! Il semble
même
que si, en Islam, Abraham est encore plus glorifié que chez les juifs et
chez
les chrétiens c’est en définitive au détriment de la mère, peut-être de
toute
mère,
en tout cas, s’agissant d’Agar, au détriment de la mère étrangère.
III
Le
drame musical, Filles d’Ismaël dans le
vent et la tempête,
s’ouvre par un
chant,
qui évoque la situation actuelle des femmes dans maints pays musulmans
où
elles se retrouvent – en particulier elles… en pleine tempête ! Vent de
la
violence, au Soudan, en Iran, en Afghanistan, mais aussi hier encore en
Bosnie,
aujourd’hui en Tchétchénie. Femmes de religion musulmane pour la
majorité,
sur ces terres, elles, vulnérables dans leur corps, dans leur mouvement,
dans
leur liberté individuelle, parce que prises dans la spirale de la
violence.
Elles
sont devenues en fait un enjeu pour un islamisme politique
s’opposant
à la laïcité (celle-ci perçue prétendument comme notion “occidentale”).
Cette
situation féminine inique, dans plusieurs pays (et surtout depuis
la
décennie 1990), est l’argument du chant d’ouverture, le vent et la tempête,
qui
le scande en couplets véhéments :
La
peur hier, à Alger
Par
des fous désespérés
Femmes
et enfants trop souvent
Massacrés
La
longue solitude à Sarajevo
La
folie et la haine au Kosovo
Les
ruines du désastre à effacer
Ecoutez,
vous tous, aujourd’hui et demain,
Le
chant des filles d’Ismaël
Dans
le vent et la tempête
Allumons
pour vous et pour nous
Allumons
le vif du passé
Pour
l’avenir !
Car,
en effet, que prétendent les tenants de l’islamisme politique qui
imposent
dans
leurs pays une discrimination sexuelle, sinon revenir à un modèle
sommaire
de
l’origine ? Quelle origine ? Celle des premiers temps de l’islam – il y a
un
peu plus de quatorze siècles. En fait une origine caricaturée !
C’est
pourquoi ce drame musical, en remontant aux jours de la mort du
Prophète,
se
veut aussi leçon d’histoire – sur quelques mois, à Médine, première
capitale
de l’Etat de Mohammed. Or le premier drame est celui de la succession
politique
du Fondateur, et au coeur de celle-ci va surgir la figure emblématique
de
Fatima. La fille du Prophète devient pour nous symbole de la
dépossession
féminine,
mais aussi de la révolte, et de la lucidité amère.
En
faisant revivre cette tragédie première, au sein même de la famille du
Prophète,
je
prétends – par l’amplification des choeurs des femmes de Médine, par
l’évocation
de tout un peuple féminin, yeux et ouïe ouverts devant la division
irréductible
–, oui, je tente de réveiller ce passé originel, et d’éclairer, par là
même,
notre dépossession actuelle, notre humiliation (je ne trouve pas d’autre
mot),
à nous, femmes, vivant à Alger, Riad ou Khartoum, et plus loin encore,
jusqu’à
Kaboul. Jusqu’au plus noir du déni fait, dès lors, à toutes les femmes !
Face
à cette nécessité d’affronter, même par de simples mots, une telle
régression
collective
religieuse, pourquoi vouloir se placer sur le plan si fragile, si
friable,
du théâtre ? Quand, précisément, il est dit si souvent qu’en Islam,
justement,
la
représentation humaine est interdite – et, par là même, tout “jeu”
théâtral
concernant le domaine du sacré. Toute image du Prophète d’abord, de
sa
famille et de ses compagnons ensuite, serait taboue. Ces fausses
croyances,
le
moment est venu de les dépoussiérer.
Peut-être
faudrait-il rappeler qu’à propos de la représentation de Dieu, des
prophètes,
des
saints, les débats ont une histoire mouvementée, conflictuelle, dans les
trois
monothéismes qui souvent ont coexisté ou rivalisé avec un monde païen,
chargé
de ses idoles (de même aujourd’hui, avec la laïcité et sa duplication
presque
à
l’infini des images). Pour le passé, je n’évoquerai que la fameuse
“querelle
des
images”
au VIIIe siècle. L’Eglise dut
s’appuyer sur le fameux concile de
Nicée, en
787,
où l’impératrice byzantine Irène fit réunir plusieurs centaines de
prélats
orthodoxes,
conjointement avec des évêques catholiques. Après des jours de
discussions
et d’argumentations, on proclama que l’icône, image sacrée de
Dieu,
de Jésus-Christ et des saints, était permise, comme “support pour la
prière”.
Ce concilemit ainsi fin à cinquante ans de violences, de persécutions
dues
à un
fort mouvement iconoclaste dont saint Jean Damascène dénonça, pour
finir, le
caractère
hérétique.
J’évoque
ce précédent si ancien, face à ce que l’Islam actuel connaît avec les
récentes,
et si tristes, proclamations iconoclastes, de soldats se disant
“étudiants”,
tandis
qu’ils détruisent les trésors anté-islamiques d’Afghanistan. Les
excès
et les aveuglements fanatiques sont hélas de toutes les époques ; ils
ont
sévi
dans de nombreuses cultures. Il est simplement à craindre que l’antidote
à
l’aveuglement
et à “la folie iconoclaste” (l’expression est également de saint Jean
Damascène)
ne puisse être trouvé par des penseurs, intellectuels ou philosophes
du
monde musulman d’aujourd’hui. En attendant, les trésors en miniatures
persanes,
anatoliennes et hindoues du passé islamique dorment dans les
musées
de Topkapi et des capitales occidentales. Elles ont, depuis plus d’un
siècle
au moins, nourri et influencé l’inspiration – par leurs couleurs, leur
harmonie
et
leur hardiesse esthétiques – des plus grands peintres contemporains.
Revenons
au théâtre, ou plutôt à ce prétendu non-théâtre qui serait inscrit dans
la
nature même de la culture islamique. Rien n’est plus inexact. Certes, la
tradition
occidentale
du “théâtre à l’italienne”, ainsi que de l’opéra à sujet mythologique,
orientaliste
ou même religieux de l’Europe, n’a pu se développer au sud
de la
Méditerranée, à cause de la trop prégnante ségrégation sexuelle de la
vie
quotidienne
qui a pesé même sur les classes moyennes, depuis Casablanca jusqu’au
Proche-Orient,
à Riad ou à Bagdad. Mais au Maroc, par exemple, Marrakech,
avec
sa célèbre place de Djemáa el-Fna, expose un théâtre traditionnel de
rue,
avec ses conteurs intarissables pour des cercles d’auditeurs renouvelés,
le
public
populaire participant même à l’improvisation de quelques-uns. Dans les
pays
d’héritage bédouin comme en Arabie, toute poésie se déclamait au sein du
désert
dans des tournois où les poèmes qui remportaient la palme étaient alors
“suspendus”
: autre dramaturgie où la poésie inscrite devenait objet du spectacle
visuel.
Enfin, et surtout dans le monde chiite, plus particulièrement en
langue
persane, vont annuellement se dérouler, joués par des fidèles
participants,
des
spectacles rappelant – en de nombreux points – les “Passions” du
Moyen
Age chrétien où, sur le parvis des cathédrales, des fidèles fervents
revivaient
le
chemin de croix du Christ. Un même théâtre religieux, dans cette aire
islamique,
va célébrer la mort en martyr d’Hossein, petit-fils du Prophète et fils
de
Fatima, assassiné avec ses compagnons à Kerbela, en 680 apr. J.-C., sur
les
ordres
de Yazid, le calife omeyade.
Cet
art, à partir des lamentations d’un public spontané, va se muer en
théâtre
spécifique
– le
spectacle des ‘taziyés
–, il va
fleurir à
partir du XIVe jusqu’au XVIIIe siècles
et
devenir quasiment un art officiel. Il se développe en théâtre presque
d’apparat,
avec
ses lieux consacrés, son répertoire multiple et une liturgie
surabondante,
théâtre
essentiellement tragique, source de larmes certes, de transes,
quelquefois
de
flagellations – participation à la souffrance revécue des héros,
compagnons de
Hossein.
Ce ‘taziyé
– qui a
repris dans l’Iran de ces
dernières années – est sans nul
doute
un théâtre de la douleur, peut-être même de la cruauté : il est en tout
cas
spécifique
de
l’aire islamique, comme en Turquie sur un autre registre, le spectacle
de
dérision
et guignolesque des garagouz
(théâtre
d’ombres).
L’interdit
de la représentation est donc bien un leurre : la sympathie, la symbiose
et
la
“catharsis” inhérentes à l’art théâtral ont sollicité, d’un public de
culture
musulmane,
des
formes autres de participation émotionnelle, affective, intellectuelle.
Jusqu’à
la
danse des derviches tourneurs, dans le sillage de l’héritage de Jalal ed
dinn
el
Roumi,
qui garde sa fascination intacte et son authenticité, depuis des
siècles.
IV
Le
drame musical s’ouvre dans le patio d’Aïcha, en présence de ses amies,
de ses
servantes.
Non loin de là, les voisins marient leur fille. L’épouse du Prophète a
fait
envoyer un cadeau, une robe pour la mariée, mais Mohammed a recommandé
à son
épouse de leur payer la meilleure chanteuse de la ville, car, dit-il
avec
indulgence, “les gens de Médine aiment tellement la musique !” Détails,
semble-t-il,
anodins, s’il n’y avait le personnage de la Rawiya (“la transmettrice
de la
mémoire”) qui, telle une diseuse populaire, surgit hors de la scène,
s’avance
vers le public d’aujourd’hui sur une esplanade, opère ainsi une
véritable
“propédeutique”
pour spectateurs non avertis : elle brandit les textes des
Hadiths, cite le Prophète, ce
qu’il a dit –
et qui a force de loi, aujourd’hui. Interruption
joyeuse
et “bon enfant”, après laquelle l’action repart, et il en sera de
même
dans chaque acte. La présence, les jugements, les décisions du Prophète,
pourtant
non visible, font, dans chacun des cinq actes, interrompre à
brûlepourpoint
l’action.
Et c’est ainsi que, peu à peu, le présent – avec sa carapace
d’interdits
– est bousculé : oui, la musique est permise, oui, le Prophète a empêché
son
gendre de prendre seconde épouse.
Ces
détails, cette ambiance presque joyeuse, viennent avant les premières
angoisses,
la dernière nuit d’attente, et son issue fatale, la déchirure que
représentera
cette
mort, le suspense du choix du successeur, puis la douleur et le dédain
pour
la seule fille vivante du Prophète. Ainsi la figure de Fatima, devant le
double
déni
que celle-ci doit subir de la part du premier Calife, va se charger de
juste
colère,
sa
voix vibrante de révolte va s’amplifier, gonflée à la fois de poésie et
de
reproches
implacables.
Accompagnée par la majorité des femmes de Médine, bouleversante
et
affaiblie, soutenue par son amie Esma et par son mari Ali, Fatima,
devant nous,
s’incline
peu à peu vers une mort mystique, quelques mois à peine après la
disparition
de
son père. Et ainsi a-t-elle envahi les deux derniers actes de la pièce,
elle
s’est
transformée
devant nous, femmes de l’Islam d’aujourd’hui, en notre véritable
Antigone,
celle
qui rappelle les “lois non écrites” face à l’étroite politique.
Filles
d’Ismaël, dans le vent et la tempête a donc pour ambition de faire revivre, en
vingt
et un tableaux, la Passion de Fatima, dans un authentique esprit des
origines.
J’ai
voulu reprendre, comme dans Loin de Médine, une mise en espace
des
Dames de cette époque, garder fidélité historique à leurs paroles, tout
en
réinventant
une liberté de la voix qui chante, de leurs corps en mouvement, des
draps,
des soieries qui les embellissent, sans les ensevelir.
Je
n’ai certes pas réinventé le théâtre à Rome, l’été dernier. Mais je sais
que je
me
suis approchée d’un terrain dangereux, parce que proche du religieux. En
travaillant
au plus près les corps, les voix, les lumières, les masques, j’ai
retrouvé
une sorte de quattrocento
appliqué
à la
culture islamique, comme
une
transfiguration. Tout en laissant clamer
la révolte
actuelle des femmes de chez
moi.
C’est cela, la double face de mon “engagement” d’écrivain.
.
Posté par djebar
http://assiadjebar.canalblog.com/archives/2008/06/p10-0.html
.
Pourquoi et Comment...
« J’aspire
à la paix des cimetières musulmans, où le troisième jour après
l’enterrement
les femmes viennent parler sur la tombe… »
.
L’écrivaine évoque, dans son dernier livre, son
adolescence et sa tentative de suicide. Dans l’entretien qui suit, elle
revient
sur ce qui l’a motivée mais aussi sur ses succès littéraires et son
pays,
l’Algérie.
Écouter parler Assia Djebar, c’est comme lire ses romans.
Chaque phrase est une plongée dans un passé lointain, dont on ne revient
qu’en
haletant, essoufflé par la puissance et l’amplitude d’un imaginaire qui
ne
connaît pas de frontières. Mêlant époques et voix, la grande dame des
lettres
francophones évoque la tragédie des femmes algériennes, ses combats pour
l’émancipation, ses défaites et ses révoltes, autant de sujets dans
lesquels
l’écrivaine puise depuis plus de cinquante ans la matière de son œuvre
de
romancière, de cinéaste et de dramaturge.
Seize romans et recueils de nouvelles, deux longs-métrages, des pièces
de
théâtre constituent cette œuvre magistrale dont le rayonnement dépasse
aujourd’hui largement les frontières de l’Algérie et de la France, comme
en
témoignent les prix prestigieux qui lui ont été attribués en Allemagne,
aux
États-Unis ou en Italie. Membre de l’Académie française depuis 2005,
enseignante
à New York University, la romancière, âgée aujourd’hui de 71 ans,
partage sa
vie entre Paris et New York.
Son dernier roman, Nulle part dans la maison de mon père, est un récit
d’éducation sentimentale, à mi-chemin entre l’autobiographique et le
féminisme
militant. Au cœur de ce texte saisissant et évocateur, le récit d’un
traumatisme personnel, survenu au terme de l’adolescence. L’irréparable
évité
de justesse. « Quand j’écris, j’écris toujours comme si j’allais mourir
demain
», confie-t-elle.
Or elle a écrit ce livre avec la conscience douloureuse qu’elle était
déjà
morte. Morte psychiquement, depuis plus d’un demi-siècle. Depuis ce
matin
d’octobre 1953, quand, adolescente saisie par une soudaine pulsion de
mort,
elle a failli mettre fin à ses jours après une violente dispute avec son
fiancé.
C’est la première fois que la romancière en parle, avec une sincérité si
bouleversante que le lecteur est tenté, en refermant Nulle part dans la
maison
de mon père, de retourner encore et encore aux plus belles pages de ce
roman-confession.
Ces pages concernent, entre autres, l’enfance ressuscitée de la
romancière,
éclairée par la figure d’un père libéral et ombrageux, la découverte de
la
littérature et la boulimie des livres qui s’ensuit (« la lecture sera ma
seule
ivresse »), la nostalgie de la langue ancestrale, les paysages de la
campagne…
Elles concernent surtout la révolte des aïeules mythiques et réelles
dans le
sillage desquelles Assia Djebar n’a cessé de se situer depuis ses tout
premiers
écrits. Une sorte d’héritage irréductible de douleur qui prépare la
romancière
pour ses propres drames, ses frustrations d’être femme dans un univers
doublement dominé, colonial et patriarcal.
Ces différents thèmes, traités avec lyrisme et un souci scrupuleux du
réel, structurent
la trame de ce récit dans l’Algérie coloniale. Nulle part dans la maison
de mon
père, c’est 400 pages de pur bonheur de lecture, rythmé par cette
mélopée
lancinante et incantatoire qui est la marque de fabrique de l'écriture
djebarienne.
.
Son
seizième roman
« Il faudrait que je vous explique pourquoi et comment j’ai écrit Nulle
part
dans la maison de mon père. Ce roman raconte une très grave crise
d’adolescence
que j’ai traversée et expulsée de ma mémoire aussitôt la crise passée.
Cette
crise a éclaté en 1953, tout juste un an avant le début de la guerre
d’Algérie.
Depuis, je l’avais complètement occultée. Et puis, le souvenir m’est
revenu il
y a trois ou quatre ans.
Un matin, dans mon appartement de New York, j’étais en train de ranger
mes affaires,
quand j’ai entendu à la radio que le journal New York Times avait publié
dans
son édition du jour l’histoire d’une Palestinienne de 16 ans qui s’était
fait
exploser en Israël. Bouleversée, je suis allée acheter le journal.
Devant la
photo de la jeune fille en première page, j’ai été prise de
tremblements. La
mémoire de l’acte de folie désespéré que j’avais commis il y a plus d’un
demi-siècle a ressurgi tout d’un coup. J’avais à l’époque l’âge de la
jeune
kamikaze. Les circonstances, le visage courroucé de mon fiancé qui
m’avait
poussée au suicide, le désespoir, tout m’est revenu avec une telle
clarté que
j’en étais profondément ébranlée. Il fallait que je l’écrive. Je m’y
suis mise
dès le soir. Le plus dur était de raconter l’acte et ses conséquences
dont le
récit occupe les trente dernières pages du livre. Je les ai écrites en
un jour,
pleurant tout mon soûl. Je pleurais car je me suis rendu compte que j’ai
gâché
ma vie de femme en n’osant pas explorer davantage cet abîme qui s’était
ouvert
sous mes pieds par un matin d’octobre en Algérie. Je n’en suis pas
encore
consolée. Je pourrais en pleurer encore.
.
http://assiadjebar.canalblog.com/archives/2008/06/p0-0.html
.
.
« 1936
Cherchell, à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger,
l’ancienne
capitale de la Maurétanie césarienne et de Juba II dans l’Algérie
antique :
c’est là que naît le 30 juin 1936 Fatma-Zohra Imalhayène dans une
famille de petite bourgeoisie traditionnelle.
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