À propos de la commémoration de la mort d’Albert Camus
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La
commémoration de sa mort, il y a cinquante ans, est l’occasion de
vendre du Camus. Peu enclin à me laisser envahir par ces campagnes
occasionnelles, j’ai peu lu, vu ou entendu sur le sujet. Et surtout, le
peu que j’ai lu, vu et entendu m’a semblé convenu, niais, et
quelquefois vulgaire. C’est précisément parce que je viens de lire deux
brefs articles qui détonnent que l’envie m’a pris d’en parler. Ils ont
été publiés par Le Monde, page 19 de son édition du 11 janvier 2010 et ils ont trait, tous deux, à la fameuse question de « la justice et ma mère ».
Le
premier est de Wassyla Tamzali, une avocate algérienne (1). Elle
raconte son rapport à Camus à l’époque de la guerre d’Algérie. Pourquoi
parlait-il toujours des Arabes, jamais des Algériens ? C’est que,
Algérien, il pensait l’être ! Son rêve d’une Algérie fondée sur la
cohabitation pacifique de deux cultures, il l’avait bâti sur le choix
moral d’un refus de la violence et d’un respect inconditionnel de
l’altérité. Mais ce sont ses racines – et sa mère – qui lui dictent
peut-être cette position difficile. La solution politique est
irréaliste : entre la domination violente et l’indépendance, il faut
choisir. Pourtant, l’histoire a montré que son refus de la violence
était justifié – même politiquement –, puisque l’Algérie autodéterminée
ne pourra plus s’en faire quitte. C’est cette constatation, où la
morale triomphe en quelque sorte du politique, du moins par la justesse
de son verdict, qui incline Wassyla Tamzali a retourner vers Camus, et
vers son Sisyphe « qu’il nous reste le choix de croire […] heureux ».
Le
second est de Messaoud Benyoucef, lui aussi algérien, ancien professeur
de philosophie (2). Il rapporte un coudoiement avec Camus et avec la
question de « la justice et ma mère » bien plus extraordinaire
encore. Dans une classe de terminale, où il est un des très rares
indigènes, il est rabroué pour avoir cité Camus et l’enseignant lui
objecte que cet auteur a affirmé « qu’il préférait sa mère à la justice
». Suivent ce parcours et ces réflexions qui vont conduire
progressivement Messaoud Benyoucef à comprendre l’objection de
l’enseignant, au point de réaliser qu’ « il faut oser penser contre "la mère" justement, contre l’ordre de la tribu, contre l’ordre du sang
», ne serait-ce que pour que ce sang ne coule plus. Et cet enseignant
initialement détesté sera bientôt la cible de l’OAS, ce qui lui donne
une deuxième fois raison.
Entendons-nous bien : Camus n’a pas
froidement affirmé qu’il préférait sa mère à la justice. Il n’y a qu’à
se pencher sur ses déclarations du jour en leur entier (3) pour
comprendre qu’on lui a fait, à partir de la phrase isolée, un bien
injuste procès. Mais les deux articles évoqués ci-dessus ont un intérêt
qui dépasse complètement la célèbre polémique. Car c’est Camus écouté
et lu par des Algériens qui nous vaut ces deux points de vue. Et il y a
quelque chose d’inexprimable et d’émouvant dans le destin d’une pensée
profonde, même mal comprise, tel que nous le donne à connaître les
témoignages de Wassyla Tamzali et de Messaoud Benyoucef. En imaginant
de comparer l’esprit de justice et l’attachement à la mère, en se
risquant même à envisager – ne serait-ce que de façon très
circonstancielle – de s’interroger sur la priorité à accorder à l’un
sur l’autre, Albert Camus s’était (très certainement dans le feu d’une
escarmouche publique) aventuré sur le terrain le plus philosophique qui
soit, celui où la morale est au prise avec ces dilemmes insurmontables
qui révèlent l’incohérence des hommes et du monde. Que l’une y ait
puisé l’idée que la violence – toujours égale à la violence faite à la
mère – n’est et ne peut être la solution, puisqu’elle est elle-même le
problème, et que l’autre ait saisi par son intermédiaire la nécessité
de rompre avec la mère, l’arrêt du sang versé le réclamant quelquefois,
voilà qui relève presque du prodige.
Nous lisons Camus en
Européens. Qu’en est-il de Camus lu par les Algériens ? Il est frappant
de constater que, au-delà d’une interprétation très hasardeuse des
propos qu’il tint le 10 décembre 1957 – et qui suscitèrent en France
une polémique qui oscilla le plus souvent entre bêtise et mauvaise foi
–, les mots qu’on lui prête quant à la justice et sa mère ont nourri
des réflexions pénétrantes qui, dans les deux cas cités, convergent sur
un point, un seul : il eût fallu commencer par cesser les hostilités.
Ça, il ne fait pas l’ombre d’un doute que ce soit ce que Camus pensait.
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(1) Directrice des droits de l’homme à l’UNESCO, Wassyla Tamzali a publié en 2009 chez Gallimard un livre intitulé Une femme en colère (que je n’ai pas lu).
(2) Il est l’auteur de Nom du père, éd. De l’Embarcadère, 2005 (que je n’ai pas lu).
(3)
On peut en lire une reconstitution probable, retrouvée par Benjamin
Stora, à l’adresse Internet suivante :
http://www.grands-reporters.com/Albert-Camus-recoit-le-Prix-Nobel.html.
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http://jeanjadin.blogspot.com/2010/01/note-dopinion-albert-camus.html
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