Enquête
Cinquante ans après sa mort, l’écrivain n’en a pas fini avec les attaques qui l’ont accompagné toute sa carrière : moraliste facile, sentencieux et un peu trop populaire. Contre-enquête.
Albert Camus (portrait daté du 17 octobre 1957).
Camus, mort à 46 ans, c’est un ami. Ou plus exactement : un homme qui fait prendre l’intelligence en amitié. Ce n’est pas simple : l’ami a des défauts, des raideurs, un orgueil facilement blessé que son intelligence met à nu. Il arrive que sa rigueur épuise notre bêtise, notre insouciance, notre paresse morale : il a toujours raison, il est toujours sincère et, comme si ça ne suffisait pas, sur la photo, c’est toujours le plus beau. Sans doute faut-il être très jeune pour le suivre, ou déjà vieux pour l’accompagner. Il y a une époque de la vie, entre 20 et 50 ans, où l’on se croit trop malin, trop subtil pour Camus.
Ce qu’il aime faire n’est pas forcément ce qu’on aime lire : on donnerait toute l’œuvre théâtrale, vieillie et didactique, et même Maria Casarès, qui l’interpréta et qu’il aima, pour une page de l’Etranger, de la Chute, de l’Eté, du Premier Homme, de ses Carnets, pour le moindre des articles d’Alger républicain, de Combat, de l’Express. Mais on ne renoncerait pour rien à sa transparence d’expression, à ces phrases qu’on lit comme on boit un vieux bourgogne à robe claire, à la présence de cet homme dans le monde, de ce type qui démentait par avance la commémoration qui s’annonce pour le cinquantième anniversaire de sa mort, en écrivant des choses comme : «Chaque fois qu’on me dit qu’on admire l’homme en moi, j’ai l’impression d’avoir menti toute ma vie.» S’il est un ami, c’est non seulement parce qu’il écrit ça, mais parce qu’il le pense.
Le rire et la chaleur
A Jean-Claude Brisville qui lui demande quel compliment l’irrite le plus, il répond en 1959 : «L’honnêteté, la conscience, l’humain, enfin, vous savez, le gargarisme moderne.» Celui qu’on n’a jamais fini d’entendre en bain de bouche matinal, à la radio ou ailleurs, et d’abord à son propos : de la belle tête de Camus, le pire est d’avoir effacé le rire et la chaleur qui s’y trouvaient. De son vivant, il connaît cette bonne mauvaise réputation de «saint laïque» (baptême acide dû à un véritable nihiliste, son ancien compagnon de Combat, Pascal Pia). Il s’en méfie, il s’en moque. Autant que les juges, Camus déteste les institutions, à commencer par la sienne : le pire serait pour lui de devenir camusien.
Qui est-il ? Un homme qui se veut d’abord un artiste. On pourrait dire : un artiste du cœur humain par temps de catastrophe. Le genre qui aime Pascal, Molière, Dostoïevski, Cervantes, Lope de Vega - et, comme on sait, le football. Ecoutons-le en 1957, au moment du discours de réception du prix Nobel de littérature : «Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.» Quand vous entendrez tel ou tel sycophante célébrer Camus pour se l’approprier cette année, demandez-vous en quoi il suit, aujourd’hui, ces engagements. La réponse devrait vous amuser.
Dans le Discours de Suède, il ajoute ces phrases devenues fameuses : «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui nous détruire mais ne savent plus convaincre…» 11 Septembre, guerres et terrorismes de toutes sortes, nouveaux empires épouvantables à l’horizon d’une planète écologiquement épuisée : la roue a tourné, tout ce qu’il voyait revient - mais autrement. Plutôt que de répéter l’oracle en ânonnant : qu’aurait-il fait ? Le mieux est de se demander : en suivant ses principes, que puis-je, moi, aujourd’hui faire ? La modestie, chez Camus, est la jumelle du courage.
A ceux qui vont allumer les bougies pour l’anniversaire de sa mort, le 4 janvier 1960, on conseillera de les éteindre et d’aller d’abord au grenier lire la Chute, le meilleur et le pire de ses livres, sa fiction la plus intime. Ils découvriront comment un écrivain, à travers un personnage, en peu de pages et avec l’acuité d’un romancier russe, peut explorer les caves et les placards de sa belle âme : les Carnets laissent peu de doute sur le fait que Jean-Baptiste Clamence, ex-avocat parisien devenu «juge pénitent» dans un bar d’Amsterdam, est un double avili et monstrueusement égocentrique de l’auteur, un envoyé spécial au pays de ses misères. Clamence marine dans le nihilisme que Camus a surmonté. Des phrases entières passent des Carnets du second dans la bouche du premier, comme des clandestins dans la nuit. Par exemple, celle-ci : «Vous avez remarqué qu’il y a des gens dont la religion consiste à pardonner toutes les offenses et qui les pardonnent en effet, mais ne les oublient jamais. Je n’étais jamais d’assez bonne étoffe pour pardonner aux offenses, mais je finissais toujours par les oublier.»
«La veuve et l’orphelin»
Camus se considérait comme un stratège de l’oubli. Dans quelle mesure est-il Clamence, l’homme vaniteux qui feint de clamer la clémence ? En passant des notes intimes au roman, les phrases prennent ce qui fait la marque des bons textes : de l’ambiguïté.
Camus maltraite sa vulnérable marionnette édifiante, et, ce qu’il n’avait pas prévu, notre époque de Narcisses larmoyants, indignés et télévisés. Ecoutez Clamence : «J’avais une spécialité : les nobles causes. La veuve et l’orphelin, comme on dit, je ne sais pourquoi, car enfin il y a des veuves abusives et des orphelins féroces. Il me suffisait de renifler sur un accusé la plus légère odeur de victime pour que mes manches entrassent en action. Et quelle action ! Une tempête ! J’avais le cœur sur les manches.» Clamence s’amuse aussi de l’imparfait du subjonctif, de l’amour du beau style qu’il partage avec son créateur. Il dit enfin : «La modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer.» On ricanait beaucoup, à droite comme à gauche, de ces qualités attribuées à Camus. Mais personne ne sait aussi bien que lui les dénoncer.
La Chute paraît en 1956, un an avant le prix Nobel de littérature, à l’occasion duquel il dit aussi : «Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent plus dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.»
Le dégoût de la violence
Quatre ans avant, il y a eu la grande querelle avec la revue de Jean-Paul Sartre, les Temps modernes, autour de l’Homme révolté. Elle a entraîné la rupture avec Sartre, devenu compagnon de route du Parti communiste. Dans son essai, Camus fait l’inventaire de toutes les formes de révolte dans l’histoire. Il refuse la révolution, son ivresse, ses pratiques staliniennes, son culte sauvage du progressisme et des terreurs acceptées. Ça ne va pas sans bizarrerie ni maladresse. Comme dans les Justes, sa pièce de 1948, il accepte les terroristes s’ils meurent dans l’attentat : aurait-il justifié les bombes humaines islamistes ? En fait, non : le terroriste doit être non seulement brave jusqu’au sacrifice, mais concentré sur sa cible. Il ne tue ni femmes ni enfants, ni passants.
Ce dégoût de la violence crée un malentendu peu après le prix Nobel. Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un étudiant arabe lui reproche, à lui le natif d’Algérie, son silence sur ce qui s’y déroule. Camus, en vérité, s’est beaucoup exprimé. Opposé à l’indépendance, il souhaite une cohabitation équitable des deux populations. Il ne s’est tu que lorsque sa parole lui a semblé vaine et l’impasse politique de plus en plus claire. Par ailleurs, il déteste les pratiques du FLN et flaire sans doute, lui l’anarchiste civilisé, le sinistre appareil d’Etat qu’il deviendra. A l’étudiant, il répond : «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.» Dans le compte rendu du Monde, cette phrase devient : «Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice.» Puis la rumeur en fait ce qu’on n’a plus jamais cessé d’entendre : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» Belle histoire de téléphone arabe à propos d’une phrase jamais dite, et dont la signification est tout autre : Camus n’opposait pas la justice à sa terre natale, mais dénonçait, en situation, le terrorisme.
En 1952, l’Homme révolté donne à Camus une réputation qu’il ne mérite pas : celle d’un honnête (ou malhonnête) conservateur, allié objectif de la bourgeoisie. La droite a créé ce malentendu en faisant l’éloge du livre, puisqu’il dénonce le progressisme révolutionnaire.
«La propriété, c’est le meurtre»
Tout oppose pourtant l’enfant de Belcourt au conservatisme, à l’égoïsme social et au réalisme bien financé. Camus est tout de même celui qui a soutenu la République et les anarchistes espagnols, décrit en 1939 la misère des populations kabyles, dénoncé sans cesse le franquisme, milité pour la paix en pleine guerre froide, refusé, comme Sartre, la légion d’honneur. Il est celui que toute idée de notabilité dégoûte et qui écrivait par exemple dans Alger Républicain, le 12 octobre 1938 : «Chaque conquête de la classe ouvrière doit s’accompagner, pour être durable, d’une implacable répression de la spéculation et de la politique de vie chère. Faute de quoi, les lois sociales les plus heureusement inspirées risquent, par un paradoxe singulier, de se retourner contre la classe que d’abord elles prétendaient avantager.» Ou encore vers la fin de sa vie : «La propriété, c’est le meurtre.» Bref, c’est un homme de gauche.
La droite lui a d’abord reproché d’incarner, en 1944, une résistance qui voulait transformer, refaire un pays dévoyé par quatre ans de pétainisme. Camus, toujours cohérent, est l’un des rares écrivains résistants à avoir signé une lettre collective contre l’exécution de Robert Brasillach : non par sympathie envers le collaborateur, qu’il méprise, mais par opposition de principe à la peine de mort. Ce genre d’attitude, à l’époque, n’allait pas de soi.
Le style d’un timide
Mais il a aussi écrit, dans Combat, un article exigeant une justice d’exception pour les traîtres. François Mauriac le querelle, dans le Figaro, en réclamant la charité. La vérité est que le vieux félin pervers et catholique n’apprécie guère la raideur ombrageuse du jeune Camus, et qu’il s’en moque volontiers. Que pense le second des vertus exigées par le premier ? La réponse se trouve, dix ans plus tard, dans ses Carnets : «Mauriac. Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive à la charité sans passer par la générosité. Il a tort de me renvoyer sans cesse à l’angoisse du Christ. Il me semble que j’en ai un plus grand respect que lui, ne m’étant jamais cru autorisé à exposer le supplice de mon sauveur, deux fois la semaine, à la première page d’un journal de banquiers.»
L’attaque sur le style vient aussi et d’abord de la droite, un pays où bon chien chasse de classe. On n’y aime guère la vertu, les pauvres, les messages humanistes. Chez ces gens-là, on veut être léger, élégant, libre de tout engagement et revenu de tout, ou du moins le paraître. Camus, pour eux, est l’ancien pouilleux didactique, le clystère. C’est paradoxalement un jeune écrivain de gauche et sartrien, Bernard Frank, qui, au moment du prix Nobel, exprime le mieux cette critique de classe. Le style de Camus, dit-il, «c’est le style d’un timide, d’un homme du peuple qui, les gants à la main, le chapeau encore sur la tête, entre pour la première fois dans un salon. Les autres invités se détournent, ils savent à qui ils ont affaire. Quand Camus pense, il met son beau style. Les résultats ne sont pas très bons. Au lieu de regarder un discours ou lui-même, il poursuit un discours». Double péché, donc : l’enfant populaire d’Alger, dont la mère est illettrée, écrit en parvenu au salon proustien ; l’écrivain ne croit pas qu’il suffise d’être écrivain, il veut que ça l’engage. Sur le second point, Camus pense en effet qu’écrire ne suffit pas : «Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout.» L’écrivain doit se prolonger par les actes.
«Une abstraction de révolté»
Mais c’est à gauche que, pour des raisons diverses, tout un tas de beau linge tombe sur l’Homme révolté, ce livre désarmé, émouvant, maladroit, qui fait trop la leçon. Ce qu’on va reprocher à Camus en France pendant trente ans se cristallise, le catalogue des critiques ne bougeant plus guère : écrivain pour dictée, philosophe au rabais, statue sentencieuse, moraliste facile. André Breton dénonce une lecture réticente et sous-informée de Lautréamont. Raymond Aron, qui s’oppose à Sartre, soutient l’Homme révolté avec une condescendance professorale : «Les lignes maîtresses de l’argumentation se perdent dans une succession d’études mal rattachées les unes aux autres, le style de l’écriture et le ton de moraliste ne permettent guère la rigueur philosophique. […] Malgré tout, Camus n’en posait pas moins des questions décisives», etc. La presse communiste, alors si puissante, ne fait naturellement pas de quartier à celui qu’elle considère comme un traître et un fourrier de la bourgeoisie.
Mais c’est la revue de Jean-Paul Sartre, les Temps Modernes, qui étrille le livre avec la plus intime méchanceté : ceux qui sortent les couteaux le connaissent, ce sont les amis d’hier. Blessé, Camus répond avec une susceptibilité un peu hautaine. Sartre répond à la réponse, et il attaque d’abord l’homme : «Un mélange de suffisance sombre et de vulnérabilité a toujours découragé de vous dire des vérités entières. Le résultat c’est que vous êtes devenu la proie d’une morne démesure qui masque vos difficultés intérieures et que vous nommez, je crois, mesure méditerranéenne.» Puis il s’en prend - longuement - au penseur. Rappelons la fin : «La Terreur est une violence abstraite. Vous êtes devenu terroriste et violent quand l’histoire - que vous rejetiez - vous a rejeté à son tour : c’est que vous n’étiez plus qu’une abstraction de révolté.» Tout cela est aussi bien écrit que faux : la terreur est une violence concrète, que Camus refuse précisément de rendre abstraite.
«Voué au mépris de lui-même»
De son côté, il écrit dans ses Carnets : «Temps modernes. Coquineries. Leur seule excuse est dans la terrible époque. Quelque chose en eux, pour finir, aspire à la servitude. Ils ont rêvé d’y aller par quelque noble chemin, plein de pensées. Mais il n’y a pas de voie royale vers la servitude. Il y a la tricherie, l’insulte, la dénonciation du frère. Après quoi, l’air des trente deniers.» Et encore : «Paris est une jungle, et les fauves y sont miteux.» Georges Bataille résume la situation de Camus après l’Homme révolté : «Camus se révolte contre l’histoire : je le répète, cette position est intenable. Il se condamne à la louange de ceux qui ne l’entendent pas, à la haine de ceux qu’il voudrait convaincre. Il ne peut trouver ni assise ni réponse. L’inévitable vide où il se débattra le voue au mépris de lui-même. Il devra cependant s’obstiner parce qu’il n’est rien aujourd’hui de plus révoltant que la démesure de l’histoire.» En 2010, on en est de nouveau là.
La Chute est une conséquence réussie de la solitude et du «mépris de lui-même» qu’il éprouva. Il ne cessera plus de remâcher les griefs qu’il suscite : à un écrivain tel que lui, «une certaine droite reprochera de signer trop de manifestes, la gauche […] de n’en pas signer assez. La même droite lui reprochera d’être un humanitaire, la gauche un aristocrate. La droite l’accusera d’écrire trop mal, la gauche trop bien. Restez un artiste ou ayez honte de l’être, parlez ou taisez-vous, et, de toute manière, vous serez condamné.» La transe camusienne qui vient ne permettra guère à la plupart de comprendre quelle solitude fut la sienne, au moment même où il était le plus célèbre.
Jean-Baptiste Clamence, l’ex-avocat de la Chute, a des mots cyniques sur le culte des morts : «Comme nous admirons ceux de nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre ! L’hommage vient alors tout naturellement, cet hommage que, peut-être, ils avaient attendu de nous toute leur vie. Mais savez-vous pourquoi nous sommes toujours plus justes et plus généreux avec les morts ? La raison est simple ! Avec eux, il n’y a pas d’obligation.» Il ajoute : «Non, c’est le mort frais que nous aimons chez nos amis, le mort douloureux, notre émotion, nous-mêmes enfin.»
Et cependant, l’hommage posthume rendu par Sartre à Camus est l’un des plus beaux qui soient : «Il représentait en ce siècle, et contre l’histoire, l’héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises. Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes de ce temps. Mais, inversement, par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavéliens, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral.» A «douteux» près, cette fois, Sartre rend justice à Camus. Sa générosité s’exprime toujours dans ses réconciliations posthumes : ce ne sont jamais des enterrements de première classe, mais une preuve qu’avec l’amitié, la vie continue.
Camus et Sartre, on les a souvent baptisés «maîtres à penser» de l’après-guerre. Ils ne sont maîtres de personne, et d’abord pas de ceux qui les admirent en servilité. Ce sont, avant tout, deux intelligences au combat et au naturel, caractérisées par la volonté d’être lucide. Il n’est donc pas question de les opposer, même s’ils se brouillèrent, ni d’avoir raison avec Camus plutôt que tort avec Sartre, même si le second se trompa souvent et le premier, presque jamais. Il est question de s’assimiler leurs intelligences et leur lucidité.
La lucidité de Sartre passe par l’enthousiasme métallique qu’il libère en lui et autour de lui. Camus, qui faillit jouer plus tard dans Huis clos, rendait compte dans Alger républicain, en 1938 et 1939, de ses qualités en critiquant la Nausée et leMur. Lire comment un grand écrivain en découvre un autre, quand ni l’un ni l’autre ne se connaissent ni ne sont connus, est toujours une expérience qui rend heureux : c’est voir comment l’intelligence justifie l’amitié. Pour le jeune Camus, la Nausée est un roman «où la théorie fait du tort à la vie», mais où «le jeu des dons émouvants de romancier et les jeux de l’esprit le plus lucide et le plus cruel y sont à la fois prodigués».
Celui qui n’est pas encore l’auteur de l’Etranger conclut : «Constater l’absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement. C’est une vérité dont sont partis presque tous les grands esprits. Ce n’est pas cette découverte qui intéresse, mais les conséquences et les règles d’action qu’on en tire.» On ne saurait être plus sartrien. Et, à propos du Mur : «Un grand écrivain apporte toujours avec lui son monde et sa prédication. Celle de M. Sartre convertit au néant mais aussi à la lucidité.»
La lucidité de Camus passe par cette mesure ferme et sensible que Sartre ridiculise et que Bataille soutient en partie. Il essaie de la penser, de la vivre, dans un monde en effet pris de démesure (fascisme, nazisme, guerre d’Espagne, conflits mondiaux, extermination des Juifs, purges staliniennes, bombe atomique, guerre froide, nouvelles purges staliniennes, guerre d’Algérie).
Réponse à Emmanuel d’Astier de la Vigerie, compagnon de route du Parti qui lui reproche en 1948, comme tant d’autres, de fuir la politique pour se réfugier dans la morale : «Nous sommes au temps des hurlements et un homme qui refuse cette ivresse facile fait figure de résigné. J’ai le malheur de ne pas aimer les parades, civiles ou militaires. Laissez-moi vous dire cependant, sans élever le ton, que la vraie résignation conduit à l’aveugle orthodoxie et le désespoir aux philosophies de la violence. C’est assez vous dire que je ne me résignerai jamais à rien de ce à quoi vous avez déjà consenti.»
La domination des passions
La mesure est l’idée qui, après l’absurde et la révolte, l’accompagne dans les dix dernières années de sa vie. Il y revient souvent, il l’explore. Elle est une forme du cœur. Le style de Camus naît au soleil de l’Algérie, mais aussi, comme Sartre l’a bien vu, des classiques qu’il aime. Ils définissent ce qu’il s’efforce d’être : un écrivain qui agit en homme et qui, face à l’histoire, défend les droits de cet homme. Ecoutez-le se définir dans ceux qu’il aime. Voici Stendhal et son naturel, qui soulage la vie : «Ce qu’on peut gagner en le lisant : le mépris du paraître.» Voici Chamfort et son pessimisme, qui se tue pendant la Terreur : «C’est par cohérence que Chamfort s’est jeté tout entier dans la révolution et que ne pouvant plus parler il a agi, remplaçant le roman par le libelle et le pamphlet», mais «il avait trop le goût d’une justice idéale pour accepter vraiment l’injustice inséparable de toute action.»
Et voici la Princesse de Clèves, chéri entre tous les romans, par son refus intentionné, si bien sanglé, de l’amour. Camus parle du livre en juillet 1943 dans une revue animée par des résistants, Confluences. L’article s’intitule «L’intelligence et l’échafaud». Les personnages, dit-il, «sont de curieux héros qui périssent tous de sentiments et vont chercher des maladies mortelles dans des passions contrariées». Quant à l’art «concerté» et «hautain» de Mme de La Fayette, il «doit tout à l’intelligence et à son effort de domination. Mais il est bien évident que cet art naît en même temps d’une infinie possibilité de souffrance et d’une décision arrêtée de s’en rendre maître par le discours». La princesse, c’est aussi lui : l’homme qui bat la mesure en éprouvant des passions qu’il apprend, mot à mot, à dominer.
Du cœur, pas de sensiblerie
La mesure de Camus n’est ni la moyenne ni le compromis, ni le double décimètre du bon élève. Elle est, en ces années-là, le contraire du confort intellectuel : c’est aujourd’hui qu’il est facile de s’en prévaloir. Comme en musique, elle indique sans faiblir une cadence possible pour une humanité meurtrie, mais solaire. Carnets, 1949-1959 : «Mesure. Ils la considèrent comme la résolution de la contradiction. Elle ne peut être rien d’autre que l’affirmation de la contradiction et la décision héroïque de s’y tenir et d’y survivre.» En résumé : aux beautés sanglantes et dialectiques de l’histoire hégélienne, préférons, modeste et d’une main ferme, la navigation solitaire par gros temps. A cette petite voile droite et tendue par Camus, il faut donner le joli nom de pessimisme.
Finissons par le début : par l’amitié. On a toujours besoin, à un moment ou à un autre, de Camus ou de Sartre, de Camus et de Sartre, tout simplement parce qu’ils sont nos amis. Ils font aimer la vie, c’est-à-dire qu’ils la changent pour tous et pour chacun : ils nous font aimer les meilleures possibilités de nous-même et obligent à penser dans quel monde on vit. De l’humour, pas de ricanement. Du style, pas d’affectation. Du cœur, pas de sensiblerie. Du mouvement, pas d’agitation. De la force, pas d’indifférence. Parfois trop de sentence ici, parfois trop d’ivresse là. Trop de bonne foi chez Camus, trop de mauvaise chez Sartre : les deux amis font leur salut et font la paire.
Romanciers ? Philosophes ? Intellectuels ? Pour ce qui est des étiquettes, on leur a tout collé, tout retiré. Qu’importe : écrivains après tout, ce sont d’abord des hommes. Camus, 1949 :«Il faut aimer la vie avant d’en aimer le sens, dit Dostoïevski. Oui, et quand l’amour de vivre disparaît, aucun sens ne nous en console.»
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Par PHILIPPE LANÇON
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